La Presse Anarchiste

L’homme à défendre

Il faut, disent la plu­part, en finir à tout prix, à n’importe quel prix, avec nos mor­telles incertitudes.

Depuis tou­jours, nous sommes bal­lot­tés dans tous les sens. En matière de paix, après avoir cru en la venue de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle, nous sommes retom­bés dans la plus odieuse déchéance.

Dans le domaine de la liber­té et du pain quo­ti­dien, après avoir entre­vu la Terre pro­mise de l’abondance dans une qua­si-déli­vrance de l’asservissement, nous avons souf­fert de la faim dans un quasi-esclavage.

La dou­ceur de vivre, à peine entr’aperçue, nous a fuis. De quelque côté que porte notre inter­ro­ga­tion, aucun symp­tôme d’apaisement. Rien que des conflits qui s’accumulent, rien que des casus bel­li en perspective.

Plu­tôt mou­rir donc ?

* * * *

Voi­là où en sont, en cette triste époque, les trois quarts de nos semblables.

Voi­là le résul­tat des décep­tions ajou­tées aux mys­ti­fi­ca­tions. C’est aus­si le résul­tat de la lente désa­gré­ga­tion où les ont conduits tant de faux pro­phètes, tant de faux pas­teurs, tant de mar­chands de verbe et de mon­teurs de cou.

Com­bien s’en est-il levé de ces apôtres sans foi, de ces défen­seurs sans cou­rage, de ces bate­leurs incon­ve­nants qui, forts seule­ment de la vani­té ou de la pré­bende, les ont anes­thé­siés ou abêtis ?

À qui vou­lez-vous donc qu’ils se fient main­te­nant, ces bafoués pitoyables ?

Qui lui fera croire, à ce pauvre homme qui est là, par­tout, car il est la mul­ti­tude, qu’un autre homme peut s’intéresser à son sort et que cet homme est loyal, qu’il n’est ani­mé à son égard que de bonnes intentions ?

À d’autres ! dira-t-il. On me l’a déjà trop fait ! Pas­sez votre che­min, Mon­sieur le Sauveur…

Et, en admet­tant que le pauvre bougre veuille bien une fois encore prê­ter l’oreille, com­ment va donc pro­cé­der l’homme loyal pour défendre l’homme ?

Ne va-t-il pas être ten­té, tout d’abord, de mal­me­ner quelque peu l’infortuné ?

Ne va-t-il pas aus­si, his­toire de le réveiller de sa léthar­gie, lui faire entendre quelques dures véri­tés, l’accuser d’être un nigaud, un ava­leur de bourdes, une espèce de pitre qui coupe dans tous les pan­neaux, sans contrôle, sans esprit critique ?

Ou bien va-t-il entre­prendre un tra­vail de réédu­ca­tion com­plète, faire l’effort de volon­té et de mémoire qui met­tra en lumière le pro­ces­sus de sa propre évolution ?

* * * *

La bonne volon­té ne suf­fit pas. Nous ne dirons pas que l’homme loyal est néces­sai­re­ment pauvre, Nous dirons seule­ment que c’est le cas le plus fré­quent. Pour res­ter le frère com­pa­tis­sant du mal­heu­reux, il faut être mêlé à son exis­tence, il faut pei­ner comme lui, il faut voir sa misère ; il faut aus­si, en quelque manière, par­ta­ger ses incer­ti­tudes. Pour res­ter un homme juste, il faut — à de rares excep­tions près — connaître soi-même les dif­fi­cul­tés maté­rielles, être astreint à la vie de tra­vailleur, avoir le sou­ci des loin­tains jours de paye.

C’est là que sur­git le dilemme : pri­mum vivere-action, alors qu’il fau­drait pou­voir conci­lier les deux…

Ce n’est pas commode…

* * * *

Et puis, quel homme faut-il défendre ? Quel homme faut-il blâmer ?

Ce jeune prêtre qui passe près de moi, je le regarde sans iro­nie. Je me sens plu­tôt atti­ré vers lui par une sorte de com­pas­sion indul­gente. Il a un visage intel­li­gent, de bons yeux bien clairs et aucune cris­pa­tion dans les traits. Il marche la tête haute, sans fier­té. Il n’est ni hau­tain, ni indif­fé­rent à ce qui se passe autour de lui. Il a fait une conces­sion à la mode : il porte un petit béret basque. Il a le sens du ridicule.

Les petits gars du patro­nage doivent le cata­lo­guer dans la caté­go­rie des « types sym­pa ». Pour les enfants de Marie, « il est bien ».

Moi, en le regar­dant, je me reproche cette com­pas­sion indul­gente qui est mon sen­ti­ment domi­nant à son égard.

Je lui en veux de sa séré­ni­té. Je m’en veux aus­si de mon par­ti pris puisque je n’arrive pas à me per­sua­der qu’il est de bonne foi.

Pour moi, c’est un comé­dien. Il a choi­si un « job » pour lequel on lui a appris bien plus à étu­dier ses atti­tudes qu’à appli­quer le mes­sage du Christ.

« Mon­sieur Vincent », le curé d’Ars, ça ne me convainc pas : des saints, il y en a par­tout, en sou­tane aus­si bien qu’en cotte bleue ou en veston.

La foi, ça res­sor­tit au luxe. C’est à l’usage des dilet­tantes qui ont le temps de dis­ser­ter, de supputer.

Ce petit curé est peut-être un chic type et sans doute est-il convain­cu qu’il est utile à la Socié­té. Il se consi­dère pour le moins comme un élé­ment mora­li­sa­teur et, par là même, par­ti­ci­pant à la grande besogne de bon­té, d’éducation.

Dans ses moments de dépres­sion et de décou­ra­ge­ment — de doute, peut-être, — il prie. Et pen­dant qu’il prie, sa pen­sée s’égare et vaga­bonde. Il pense aux autres hommes, à ceux qui ont choi­si une voie moins spec­ta­cu­laire, qui se sont faits ingé­nieurs ou comp­tables, sol­dats ou com­mer­çants, qui se sont mariés, qui ont des enfants…

Eper­du­ment, il prie, il lutte pour se per­sua­der que son des­tin à lui est d’une antre qua­li­té, qu’il est un être d’exception et que, sans lui, tous les autres cour­raient à leur perte…

Bouf­fon ou Quichotte ?…

* * * *

Cet avo­cat au nom connu, ancien ministre, actuel­le­ment pré­sident admi­nis­tra­tif du par­ti poli­tique auquel appar­tient le pré­sident du Conseil en exer­cice, prend en main les inté­rêts des com­mis­sion­naires en bes­tiaux, pour­sui­vis pour avoir pro­vo­qué une élé­va­tion des cours de la viande en uti­li­sant leur mono­pole de fait.

Bien sûr, un avo­cat a le droit de défendre n’importe quel accu­sé. Cela va de soi. C’est même une des bases de la Jus­tice qui ne sera jamais contestée.

Cepen­dant, en la cir­cons­tance, com­ment ne pas être cho­qué par la confu­sion que fait naître inévi­ta­ble­ment le double visage du défen­seur ? Peut-on être à la fois homme public et avo­cat ? N’y a‑t-il pas là une situa­tion fausse ?

Inter­pel­lé à ce pro­pos, l’avocat en ques­tion répond qu’il n’admet pas d’être mis en cause, arguant qu’il s’agit d’une atteinte à son indé­pen­dance d’avocat…

Alors ? Don Quichotte ?

Mille regrets, mon cher maître, mais je ne marche pas.

* * * *

Un excellent jour­na­liste — ils sont rares, mais il en reste, — pen­sant qu’une telle affaire met en cause la séré­ni­té de la Jus­tice, écrit :

« Si ses clients sont inno­cents, ils n’ont pas besoin de son appui (de l’avocat-homme poli­tique en ques­tion). S’ils sont cou­pables, ils ne devraient pas l’avoir… »

Que voi­là donc l’affaire bien située et comme cette opi­nion mous ramène avec per­ti­nence à notre propos !

Il faut défendre l’Homme ? Oui, par­fai­te­ment d’accord.

Pre­nons seule­ment la peine d’en don­ner la définition.

Pour nous, seul importe l’Homme qui n’apporte à la défense de ses inté­rêts maté­riels que le sou­ci de vivre décem­ment, l’Homme qui ne compte pas plus sa peine que sa richesse, l’Homme qui s’enorgueillit d’appartenir à cette grande famille de ceux qui ne peuvent se déci­der à haïr et dont la fai­blesse consiste à aimer leurs sem­blables, à aimer la vie, ne deman­dant rien d’autre que leur équi­table part en toutes choses.

[/​Marcel Lam­bert/​]

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