La Presse Anarchiste

Du sport pour la Patrie

Voi­ci encore un extrait d’un livre écrit par moi pen­dant la guerre et qui, je l’espère, ver­ra bien­tôt le jour. Je rap­pelle aux lec­teurs qu’Agathon, auteur des Jeunes Gens d’aujourd’hui, fut de 1912 à 1914, avec M. Col­rat, à la tête d’un mou­ve­ment néo-natio­na­liste qui pro­vo­qua la venue au pou­voir de M. Poin­ca­ré et l’explosion de la « Guerre du Droit, de la Jus­tice et de la Civilisation ».

La Jeune-France était en un piteux état. Aga­thon et ses amis le savaient aus­si bien que moi. Durant leurs années sco­laires, ils n’avaient pas man­qué d’éprouver, en pro­vince ou à Paris, les mêmes haut le cœur devant les petites cochon­ne­ries lycéennes. Je suis cer­tain qu’ils s’étaient écar­tés avec répu­gnance, eux aus­si, des veules bru­ta­li­tés du champ de rug­by et des louches réjouis­sances du dor­toir. Aga­thon et ses amis durent avoir, en leur enfance, assez de déli­ca­tesse d’âme pour ne pas dai­gner se mêler à ces com­munes gros­siè­re­tés. Mais ils avaient gran­di. Leur idéa­lisme était deve­nu pra­tique. Ils avaient vou­lu vivre de leur lit­té­ra­ture et écrire pour leur pays. Ils fai­saient de la poli­tique. Ils ne s’appartenaient plus. Leurs goûts intimes deve­naient secon­daires. L’intérêt… natio­nal pri­mait tout.

Or les inté­rêts supé­rieurs de la patrie de M. Poin­ca­ré com­man­daient une renais­sance irré­sis­tible de l’énergie natio­nale. Pour cela il fal­lait une Jeu­nesse Fran­çaise admi­rable, une héroïque foule de « jeunes gens d’aujourd’hui » digne de celle qui se fit mas­sa­crer de 1789 à 1815 pour la gloire de Napo­léon. L’aube du XXe siècle devait être encore plus éblouis­sante que celle du 19e siècle. C’est pour­quoi Aga­thon et ses amis se pro­po­sèrent une patrio­tique tâche : celle de gal­va­ni­ser d’illusion natio­nale ce tas de bidoches puantes afin de lan­cer tous les petits cré­tins de la France spor­tive et mon­daine en plein ciel tri­co­lore, aux sons d’une Mar­seillaise sty­li­sée. Ces Mes­sieurs de l’Opi­nion allaient don­ner du style à la jeu­nesse de France, ils étaient assez habiles gen­de­lettres pour savoir bro­der quelques fleurs de rhé­to­rique sur les maillots des veules brutes du rug­by. Et leur sophisme ne s’embarrasserait guère pour trou­ver de l’esthétique et de l’idéalisme jusqu’en ces séances de pédé­ras­tie que se payaient heb­do­ma­dai­re­ment dans le dor­toir de leur ado­les­cence les igno­mi­nieux fric­tion­neurs de fesses qui ne craignent pas, aujourd’hui, jeune sub­sti­tut ou juge de cor­rec­tion­nelle, de requé­rir impi­toya­ble­ment ou d’appliquer gra­ve­ment, au nom de la morale offen­sée, les foudres de l’article 330 contre quelque couple d’amoureux sur­pris en fla­grant délit de natu­relles expan­sions aux pro­fon­deurs enivrantes d’un bois printanier…

Aga­thon et ses amis vou­laient prê­cher les ver­tus mora­li­sa­trices du rug­by dans la plus athé­nienne des Répu­bliques. Mais aupa­ra­vant il conve­nait d’appliquer aux jeunes corps de France une méthode unique et nou­velle — une sédui­sante méthode qui sût allier l’originalité à l’uniformité, le bluff à la tra­di­tion, une dis­ci­pline nou­veau jeu, quelque chose de sen­sa­tion­nel et de tout repos, d’épatant et de ras­su­rant, un truc bien pari­sien, quoi ! une inven­tion mise au goût du jour et de M. Poin­ca­ré, quelque chose qui ne contra­riât tout à fait ni les juifs, ni les catho­liques, ni les pro­tes­tants, ni les francs-maçons, ni les libre pen­seurs de la rue de Valois — une machine dans le genre de celle que M. Berg­son obli­geam­ment avait mise au point pour les besoins de la vie spi­ri­tuelle des « jeunes gens d’aujourd’hui » — oui tout à fait cela, mais dans le genre spor­tif. Il leur fal­lait l’équivalent phy­sique de l’intuition revue et corrigée.

Ce fut la méthode ath­lé­tique du fameux lieu­te­nant Hébert.

Au ser­vice de la patrie tout se sacre et se sanc­ti­fie. Le colo­nel Hen­ry qui fit un faux pour sau­ver la France est un héros natio­nal. Le lieu­te­nant Hébert qui fit un mons­trueux pla­giat afin de sau­ver du ramol­lis­se­ment les jeunes forces de la Répu­blique est un puis­sant génie national.

Des cri­tiques mal­veillants ont été jusqu’à pré­tendre que ce lieu­te­nant avait employé ses loi­sirs de gar­ni­son à bûcher les gros trai­tés de la Fisi­ken­kul­tur alle­mande. C’eût été encore trop de tra­vail, pour un offi­cier fran­çais. M. Hébert n’avait pas besoin de se don­ner tant de peine pour trou­ver la matière de son lar­cin. Il n’eut qu’à feuille­ter quelques-unes de ces petites bro­chures de pro­pa­gande que les anar­chistes indi­vi­dua­listes lancent à tout vent comme des graines dont ils savent que bien des mil­liers se séche­ront sur les rocs avant qu’une d’elles trouve un petit coin de jeune terre. L’esprit du lieu­te­nant Hébert ne fut ni le roc, ni la jeune terre, mais une sorte de ter­rain fumé de bonne merde natio­nale, un ter­reau bien fran­çais. Les graines y tom­bèrent, les pauvres, et y ger­mèrent pour de mons­trueuses végétations.

Végé­ta­risme, abs­té­misme, acti­vi­té natu­rienne, autant d’idées que les har­dis pro­phètes de l’anarchie n’avaient ces­sé de pro­fes­ser en toute leur inté­grale pure­té comme les essen­tiels fac­teurs phy­siques de l’individuelle liber­té. Ils avaient dit : « Sois un être libre ». Com­mence par te libé­rer des faux besoins qui t’enchaînent. Renonce à l’alimentation car­née aus­si cruelle pour toi-même que pour les ani­maux qu’elle fait tuer. Repousse l’alcool et le tabac qui t’affaiblissent et t’abêtissent. Va tout nu dans les champs et ne crains pas d’exposer au vent et au soleil ta jeune chair. Sois fort et beau pour l’amour de toi-même. Aime la liber­té et l’hygiène de ton corps et ce te sera un mer­veilleux entraî­ne­ment à vou­loir le libre jeu de tes facul­tés spi­ri­tuelles. Sois vigou­reux afin de gar­der le goût de vivre — afin d’intensifier en toi la joie de vivre — et dans ton corps, déga­gé de ses entraves pour­ra fleu­rir en har­mo­nie ton « âme libre ».

Le lieu­te­nant Hébert, vous le pen­sez bien en pre­nant toutes les don­nées pra­tiques de cet ensei­gne­ment, se hâta d’en chan­ger le ton. À son tour il dit : « Sois un bon sol­dat. Pré­pare pour les luttes natio­nales ta jeune éner­gie. Entraîne-toi à te pas­ser de ce que, en temps de guerre, l’État ne pour­ra te four­nir aus­si abon­dam­ment qu’en temps de paix. Habi­tue-toi à man­ger moins de viande, cela d’ailleurs ne te fera pas de mal, la plu­part des épi­dé­mies sont trans­mises par son usage. Laisse l’alcool et le tabac qui tuent la dis­ci­pline en fai­sant oublier les ordres don­nés. La pro­chaine guerre ne deman­de­ra pas l’ivresse des héros épiques, mais le sang-froid cal­cu­la­teur des héros pra­tiques. Il n’y fau­dra pas perdre la bous­sole. Ne bois pas, ne fume pas. Laisse tes fou­lards et tes tri­cots de laine, flanque-toi à poil dans le gel et dans le vent. Il faut se tan­ner la peau, car « ça bar­de­ra » dans quelques mois et seuls les « poi­lus » pour­ront tenir dans les tran­chées. Nous ne sommes plus aux temps de la guerre en dentelles.

« Sois un cos­taud » pour l’amour de la patrie.

Aime l’hygiène car il te faut gar­der la san­té. Ce n’est plus le temps, Mon­sieur le Vicomte, de la poser au « petit cre­vé ». Ton corps ne t’appartient plus. Il est à la Patrie qui a besoin d’enfants bien fou­tus et agiles pour le libre jeu de ses fusils, de ses mitrailleuses et de ses canons.

« Deviens vigou­reux afin de pou­voir bien tuer et bien mou­rir dans les batailles. Fais-toi fort afin d’intensifier en toi la joie de tuer et la joie de mou­rir pour la patrie — et en ton corps char­nu, mus­clé, souple et solide pour­ra s’exalter jusqu’au sacri­fice l’âme d’un héros national. »

Ain­si par­lait le lieu­te­nant Hébert. Mais il agis­sait aus­si. Ses exer­cices pra­tiques n’étaient pas moins ori­gi­na­le­ment pla­giés que les prin­cipes de sa méthode. Ils furent une com­mer­ciale paro­die des pre­miers jeux par­mi les­quels s’enchanta l’âme auda­cieuse des « ban­dits ». Déjà il y avait — impor­ta­tion « Made in England » — les « boys-scouts » dont les expé­di­tions guer­rières — pics sur l’épaule tels des fusils, clai­rons son­nant en fan­fares guer­rières et dra­peaux flot­tants — cari­ca­tu­raient fort patrio­ti­que­ment et caco­pho­ni­que­ment, les « jeunes copains anar­chistes » en leurs fan­tai­sistes bal­lades, de vaux en col­lines et de bois en plaines, à tra­vers des pay­sages aux­quels ils ne deman­daient à plein sens, que de la fraî­cheur pour l’âme et le rythme de leurs lignes dans la lumière afin d’y accor­der har­mo­nieu­se­ment ces effer­ves­centes idées qu’ils se sen­taient éclore en eux. Et les « boys-scouts » ces affreux gamins jouant à la guerre, vio­laient la cam­pagne de leurs assauts dis­ci­pli­nés en appren­tis mili­taires qui s’apprennent à « uti­li­ser le ter­rain » contre l’ennemi natio­nal. Pour ces petites brutes sans âme, un buis­son fleu­ri de roses n’était qu’un dan­ge­reux point de mire. Un coteau fleu­ri de genêts deve­nait du ter­rain à prendre d’assaut. Ces impu­bères idiots s’apprenaient à numé­ro­ter les col­lines qu’ils voyaient, selon les indi­ca­tions de la nou­velle carte d’état-major. À tra­vers l’Île de France, les « boys-scouts » s’exerçaient aux gestes des armées qui rasent les bois, minent les champs, ravagent les jar­dins et ruinent les fermes afin d’y semer par­tout, à grands coups de baïon­nettes et de mitraille, la mort, la mort, la mort… Les jeunes « boys-scouts » de France sont les petits pages de la vieille Dame-à-la-faulx.

Je me sou­viens d’une vision étrange. C’était un dimanche soir, du côté de la Bas­tille. Il y a dix ans. Une troupe de « boys-scouts » pas­sait sur le Bou­le­vard au cré­pus­cule. C’étaient des gosses de treize ans aux joues roses et aux yeux vifs. Ils reve­naient d’une expé­di­tion et ils défi­laient, deux par deux au milieu de la chaus­sée. Sou­dain ils enten­dirent un gron­de­ment de sabots sur le pavé. Leur capi­taine se retour­na et vit un esca­dron de cava­le­rie. C’étaient des cui­ras­siers qui trot­taient lour­de­ment vers Tivo­li-Vaux-Hall où devait avoir lieu quelque réunion contre la guerre. Alors, d’un seul mou­ve­ment, ces gamins se mirent en rang mili­tai­re­ment sur le bord du trot­toir, les pieds joints, et pré­sen­tant leurs pics comme des fusils, dans la posi­tion du salut sous les armes. Les sol­dats — les vrais — allaient là-bas comme à la cor­vée en rechi­gnant. Ils avaient de bonnes gueules de pauvres bougres qui s’emmerdent. En pas­sant, du haut de leurs mon­tures, entre deux secousses, ils virent ces mômes qui les sin­geaient dans leur misère. Sur ces trognes il y eut alors quelque chose qui pas­sa d’inaccoutumé — quelque chose qui tenait du rire et de la pitié. Alors je regar­dai, moi aus­si, les boys-scouts et ce que je vis ne fut ni comique, ni pitoyable. Au bout de ces corps immo­biles ali­gnés en file sur ce trot­toir, mili­tai­re­ment, à la place des joues de roses et des yeux d’éclat, je dis­cer­nai une régu­lière ran­gée d’identiques tètes de morts… Il y a dix ans de cela.

Le Col­lège des Ath­lètes natio­naux comme spec­tacle ne fut ni moins sinistre, ni moins gro­tesque. Mais outre qu’aune farce macabre ce fut aus­si une excel­lente affaire. M. Hébert n’était pas patriote pour des prunes !

Comme les « copains de Romain­ville » les « ath­lètes » du lieu­te­nant vivaient au « plein air ». Ils s’ébattaient eux aus­si qua­si-nus dans le soleil et dans le vent de la cam­pagne, afin de rendre à leurs membres la vigueur et la sou­plesse des jeunes branches. Mais au lieu du « Jar­din de l’Anarchie » c’était le « Parc du Col­lège ». N’entendez pas seule­ment par là que, grâce à la com­pli­ci­té de quelques capi­ta­listes, M. Hébert pou­vait four­nir à ses dis­ciples un espace cent fois plus vaste que le bout de terre où se joua ingé­nu­ment l’adolescence des « ban­dits ». C’était un Parc : il n’y crois­sait que des plantes de luxe ; nulle plante légu­mière ne dépa­rait l’élégance du lieu. Les pelouses en étaient entre­te­nues, et les acci­dents qui devaient accor­der l’illusion de la vie natu­relle étaient ingé­nieu­se­ment ména­gés selon une pro­gres­sive méthode.

Le « jar­din des copains » n’était pas un lieu public et cepen­dant qui­conque se pré­sen­tait libre­ment y était accueilli sans méfiance. Ils avaient en leur bicoque une table tou­jours ser­vie pour le vaga­bond ou l’ami.

Au Parc des Ath­lètes l’entrée était publique et payante. Il y avait un éta­blis­se­ment « avec tout le confort moderne » : res­tau­rant-café-casi­no. Un orchestre de dames bien fran­çaises n’y jouaient que de la musique natio­nale. On y vivait par abon­ne­ments ou au cachet.

Les « clients » du lieu­te­nant Hébert étaient nom­breux et variés. Les « jeunes gens d’aujourd’hui » n’étaient pas les seuls à fré­quen­ter le Col­lège des Ath­lètes. Quelques jeunes gens d’hier et même d’avant-hier, sous pré­texte de patrio­tisme y venaient soi­gner leur cal­vi­tie et leur obésité.

Le matin, après le petit déjeu­ner, une dis­crète son­ne­rie élec­trique rap­pe­lait aux ath­lètes que l’heure était venue d’aller trans­pi­rer pour la France. Ces Mes­sieurs met­taient à l’air leurs nudi­tés. Il y en avait de tous les aca­bits. Celles des petits étu­diants en droit se pom­pon­naient en car­na­tions à fos­settes avec des fesses rou­gis­santes comme des joues de pre­mière com­mu­niante. Celles des Sor­bon­nards, se rata­ti­naient en livides efflan­que­ments qui sem­blaient deman­der grâce de toutes les saillies misé­rables de leurs join­tures osseuses. Celles des internes d’hôpitaux se pava­naient en ron­douillards débor­de­ments avec la joviale obs­cé­ni­té pro­fes­sion­nelle de « toutes ces dames au salon ». Celles des « beaux gar­çons » du Monde se ren­gor­geaient coquet­te­ment en petits coups fris­son­nants de muscles impu­dents connue des œillades de grande actrice. C’étaient les nudi­tés des jeunes gens d’aujourd’hui.

Quant à celles des jeunes gens d’hier et d’avant-hier, elles n’étaient pas moins diver­se­ment pittoresques.

Il y avait d’abord les convain­cus. Une demi-dou­zaine de ces vieux gâteux qui, depuis 1870 ne cessent de remâ­cher en leurs crânes de rumi­nants la sem­pi­ter­nelle chique de la Revanche. Ils vou­laient régé­né­rer leurs corps afin de pou­voir le mettre, en un jour de gloire, au ser­vice des armées. Triste cadeau pour la Patrie ! Sous le bru­tal soleil de juillet leurs chairs ter­reuses à poils blancs étaient un dégoû­tant spectacle.

Puis il y avait les ama­teurs — les vrais clients, les plus nom­breux. Ceux-là fai­saient leur cure. Ils venaient chez Hébert comme ils auraient été chez le Doc­teur Doyen ou à l’Institut de la rue de Londres. Ils pas­saient un mois ou deux au Col­lège des Ath­lètes entre une sai­son à Vit­tel et un séjour à Cau­te­rets. Ils y soi­gnaient leurs infir­mi­tés — et ils payaient bien.

L’un, élé­phan­tesque, amas­sait, en sa nudi­té écra­sante, des blocs de sain­doux contre les­quels s’étaient rom­pues les héroïques pha­langes de tous les mas­seurs d’Amérique. Le lieu­te­nant Hébert était sa der­nière espé­rance… Vive la France !

Cet autre, affais­sé comme un der­nier quart de Brie à l’étalage d’un cré­mier, était venu au Col­lège des Ath­lètes comme d’autres vont à Lourdes. Pour celui-là le lieu­te­nant Hébert était une Notre Dame de toutes les gué­ri­sons. Il lui deman­dait un miracle : le retour de sa viri­li­té que qua­rante ans de noce bien fran­çaise avait igno­mi­nieu­se­ment dévo­rée et qu’aucun des cent mille pro­cé­dés d’effet rapide, sûr et inébran­lable n’avait réus­si à faire se dres­ser d’entre les pierres de sa tombe. La France a besoin d’enfants. Pour la Patrie, lieu­te­nant Hébert, aux sons de la « Mar­seillaise », faites mar­cher… le vieux marcheur.

Celui-ci, conges­tion­né à en suer le sang par tous les pores, y vient « mâter son tem­pé­ra­ment ». Celui-là tiraillé de tics, y vient cher­cher la paix des nerfs. Il y a des géants qui espèrent rape­tis­ser et des nains qui veulent gran­dir, des bos­sus et des boi­teux et des goi­treux et des cagneux et des scro­fu­leux et des mar­qués de grande vérole.

Et tout ça, hor­ri­ble­ment nu, en pleine ver­dure sous le soleil.

C’étaient les ath­lètes de la Nou­velle France, les cham­pions de la vic­toire pour la guerre de demain. M. Hébert en répondait.

D’un coup de sif­flet il les lan­çait à tra­vers champs, au pas gym­nas­tique. Bouf­fonne insulte à la lumière du jour. En avant, bom­bant le torse comme un paon étale sa queue, fai­sant la roue, de tous ses muscles, le « beau gar­çon » se sait le pre­mier. Puis viennent les « écha­las » de la Sor­bonne en dégin­gan­de­ments cocasses d’araignées épi­lep­tiques. Voi­ci, manié­rés comme des petites pen­sion­naires aux bains de mer, les pou­pons de l’École de Droit — très pré­oc­cu­pés en sus du soin d’arrondir leurs gestes à « la manière antique », de ne pas trop se piquer les pieds sur les cailloux et sur­tout de ne pas perdre leurs binocles dans la course. Voi­là les élèves mor­ti­coles cha­hu­tant leurs replis char­nus au rythme balourd de leurs pattes et fai­sant sau­ter leurs fesses comme un arrière-train de jument.

Puis voi­ci les ama­teurs. Le vieux géant brin­que­bal­lant ses encom­brantes gui­bolles — de ci, de là, comme des colonnes en toc sur les­quelles il s’effondre à chaque repli du ter­rain. Le nain rou­lant à perdre haleine entre toutes les jambes avec ses bras tou­jours en l’air comme un appel à la gran­deur. Le bos­su calant sur sa gibo­si­té tout le poids de son corps — comme si là-dedans il por­tait le moteur de sa force et cou­rant méca­ni­que­ment avec des gestes bien appris. Le goi­treux por­tant sa tête sur son goitre confor­ta­ble­ment comme sur un appui bien venu pour l’aider à souf­fler. Voi­ci le vieux mar­cheur, plus mort que vif, l’œil tour­né et ne cou­rant que d’un bras, avec l’autre sur les reins déses­pé­ré­ment. Le « tiqueux » n’en pou­vant plus de « tiquer » et illus­trant les mou­ve­ments du pas gym­nas­tique d’une fré­né­sie de déclan­che­ments ambu­la­toires. Se tor­dant le cou, se grat­tant le nez, se convul­sion­nant bras et jambes, il ne ces­sait quand même de cou­rir et sem­blait dans sa nudi­té tor­tu­rée je ne sais quel échap­pé des flammes de l’Enfer du Dante. Le conges­tion­né cre­vait de sang. Ses yeux s’exorbitaient comme deux balles rouges prêtes à jaillir. Cou, face et crâne n’étaient plus qu’une masse vio­lâtre d’où s’échappait un souffle de forge.

Enfin tout der­rière, le der­nier, énorme s’ébranlait l’homme trop gros. On eût dit quelque mon­tagne muée par un far­ceur de l’Olympe en bloc de graisse mons­trueu­se­ment doué du mou­ve­ment de l’escargot. Cela encom­brait l’horizon et se mou­vait pré­cau­tion­neu­se­ment par par­ties, kilog par kilog, au détail — en un infâme grouille­ment de choses molles et blan­châtres lais­sant après soi sur l’herbe la trace immense de sa gluante et labo­rieuse acti­vi­té. Cela suait comme, une limace bave, mais avec l’abondance du Nil aux jours de grande crue. C’était épou­van­table de dégou­ta­tion. À son pas­sage, les arbres du Parc sous le soleil de juillet devaient sen­tir un froid de mort.

Ain­si jusqu’à midi. Après la course, mas­sage, hydro­thé­ra­pie, remas­sage et rocking chair au ber­ce­ment d’une musique bien fran­çaise en atten­dant le déjeu­ner de suc­cu­lente cui­sine natio­nale. Après midi : rocking chair diges­tif, café, vieux cognac Monis trois étoiles. Nou­veaux accords patrio­tiques et dring-dring-dring ! son­ne­rie géné­rale, tout le monde debout sur le gazon pour la seconde séance. La bouf­fon­ne­rie se répé­tait plus gro­tesque encore que dans la mati­née. Le beau gar­çon plas­tron­nait tou­jours du tho­rax, mais sans son enthou­siasme du réveil, par devoir seule­ment. Les « sor­bon­nards » sui­vaient mais sans cocas­se­rie, ils sem­blaient n’avoir plus que leurs os et, sque­lettes mal arti­cu­lés, ils fai­saient une course macabre dans ce parc. Les bébés du droit dan­saient sur des œufs, lamen­ta­ble­ment. Les cara­bins s’avachissaient et leurs gestes en cette seconde course étaient ceux de ces dames quand elles exé­cutent leur qua­ran­tième « miche » par une soi­rée de dimanche estival.

Le vieux géant avait renon­cé à l’usage de ses gui­boles. Elles n’étaient plus que deux inter­mi­nables tuyaux de caou­tchouc qu’il lais­sait pendre de ça, de là, au gré des vents. Et il se traî­nait sur son tronc, comme un cul-de-jatte immense, le ventre à terre en agi­tant ses bras comme ceux d’un mou­lin à vent.

Le nain n’était plus qu’un bal­lon dégon­flé contre lequel les autres cou­reurs butaient du pied de temps en temps. Le bos­su et le goi­treux, tout en pour­sui­vant machi­na­le­ment leur course, dor­maient en ron­flant, l’un sur sa bosse, l’autre sur son goitre et ne s’éveillaient qu’au saut des fos­sés, dans les­quels ils s’écrasaient l’un sur l’autre, goitre contre bosse, avec des hur­le­ments de chats qu’on égorge. Le « vieux mar­cheur » sem­blait sor­tir du réfri­gé­rant de la Morgue. Cas­sé en, deux il ne cou­rait plus que des jambes. Ses bras der­rière le dos il s’étreignait les reins avec ses deux mains cris­pées. Le « tiqueux » ne cou­rait plus en lon­gueur mais en hau­teur. Des yeux, du nez, de la bouche, de la langue et du men­ton, des bras et des jambes et du ventre — de tout son corps aux nerfs en tem­pête, il s’acharnait à sau­ter, tres­sau­ter, sur­sau­ter avec furie, comme s’il eut vou­lu ten­ter à lui seul l’ascension vers le soleil, et le mal­heu­reux ne réus­sis­sait qu’à pié­ti­ner sur le même coin pelé de gazon inces­sam­ment, avec les gri­maces ignobles d’un chim­pan­zé dans une cage. Le « conges­tion­né » tom­bait fou­droyé par une attaque, tout de son long, ses yeux ronds ten­dus vers le ciel. Et enfin, à l’horizon, là-bas se mou­vait avec la même puis­sance pré­cau­tion­neuses un peu plus gluant encore, un peu plus blême, kilog par kilog, tout dou­ce­ment l’homme trop gros, le mont de graisse tou­jours fon­dant en flots immenses de sueur, tou­jours énorme, tou­jours lent…

Ain­si jusqu’au soir. Et quand le vieux soleil qui en a pour­tant vu de toutes les cou­leurs et de toutes les formes depuis qu’il éclaire les hommes sur la terre, quand ce vieux bla­sé des contem­pla­tions éter­nelles voyant venir enfin l’heure de son cou­cher sur ce point de la croûte où tout ça se grouillait impu­dem­ment sous la joie de ses beaux rayons, eut pous­sé comme un sou­pir de sou­la­ge­ment son der­nier san­glot rouge par­mi les nuages de l’occident, les Ath­lètes allèrent de nou­veau se faire dou­cher, se faire mas­ser, se faire gaver, se faire ber­cer, puis se faire cou­cher. Et tout ça sous le haut com­man­de­ment d’un lieu­te­nant, pour la France et pour la Répu­blique ! Ah ! la patrie pou­vait être en dan­ger… Elle aurait des ath­lètes pour la défendre. M. Poin­ca­ré pou­vait mon­ter au pou­voir. Il aurait de fiers lut­teurs pour la Revanche. Avec des Fran­çais comme ceux-là, l’Allemagne n’avait plus qu’à trem­bler et à rendre l’Alsace-Lorraine.

[/​André Colo­mer./​]

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