I. Le Romancier Henri Ner
Vers 1892 – 1893 (cela ne me rajeunit pas), j’étais chargé de la critique littéraire à la Petite République. Un matin, du tas que m’apportait chaque jour le facteur, je retirais un petit livre qui avait pour titre : La folie de misère. Cela était signé Henri Ner, un nom qui m’était absolument inconnu.
Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire chez mes collègues en critique, je fus incité, sinon à lire, du moins à feuilleter le bouquin. Le hasard fit tomber mon coupe-papier sur une série de pages fort inégales mais qui me prirent fortement. Non seulement un tempérament s’y révélait, mais j’entrevis tout de suite l’importance du sujet traité, ses difficultés et sa grandeur. C’était, en effet, à l’effroyable et redoutable question de l’hérédité que l’auteur, jeune sans doute, puisqu’inconnu, n’avait pas hésité à s’attaquer.
Justement, à ce moment-là, j’avais sur le chantier un roman rustique : Fauves Amours, dans lequel j’essayais de mettre en relief toute la puissance de la tare érotico-hystérique sur une jeune paysanne devenue la Messaline de son hameau. Je venais, en conséquence, de relire Darwin, Huxeley, Hoekel, Guyau, et j’étais non seulement fraîchement et sérieusement documenté sur le sujet, mais aussi complètement dominé, obsédé même par lui.
À ce point me frappèrent, je le répète, les pages parcourues çà et là, par la justesse de l’observation qui les inspira, que je lus le livre, de sa première ligne à sa dernière, sans la moindre lassitude, de plus en plus frappé par la façon, presque magistrale dont l’inconnu Henri Ner — qui n’était pas un biologiste, cela se voyait, — avait pu vaincre pourtant les formidables difficultés du sujet.
Il s’agissait, si ma mémoire est fidèle, et elle doit l’être, car j’avais été très frappé — il s’agissait de la folie héréditaire du meurtre, chez la fille d’un meurtrier. Je sens encore l’émotion profonde qui me gagna, en suivant les phases tragiques de la lutte que la pauvre créature, pétrie au fond d’honnêteté, oppose à la puissance terrible de la tare, qui pèse sur elle comme l’inéluctable Ananké. Aussi n’ai-je jamais plus que ce jour-là regrette de n’avoir, dans une brève chronique, que quelques lignes pour dire ce que je pensais de ce livre et de son auteur.
Mais à partir de ce jour-là, mon attention fut et resta fixée sur lui. J’étais, en effet, certain qu’il tracerait son sillon dans la voie où il entrait et que ce sillon serait profond.
Peu après, Henri Ner, satisfait sans doute par ces quelques lignes de critique lui prouvant tout au moins qu’il avait été compris, m’envoyait un autre de ses livres, antérieur, je crois, et qui avait pour titre Chair Vaincue. Je le goûtai beaucoup moins. Est-ce parce qu’il était flanqué d’une préface de Jean Aicard dont la médiocrité bourgeoise eut toujours le don de m’horripiler.
Peut-être pour un peu, car il y a des impulsions instinctives dont il est difficile aux plus calmes de se préserver ; mais la vraie raison pour laquelle je n’appréciai par Chair Vaincue après avoir lu la Folie de misère, c’est parce que autant ce dernier livre était plein de vivante observation, je pourrai même dire de vie tout court, autant le premier se noyait dans les nébulosités d’une métaphysique éperdue.
Dans un troisième livre l’Humeur Inquiète, je retrouvai le Henri Ner de la Folie de misère, c’est-à-dire l’observateur pénétrant, le psychologue déjà sûr de son analyse et qui se défie des concepts vagues, des abstractions mortes qui sont comme des cadavres d’idées et qui, tout en évitant la sécheresse autant que le réalisme outrancier, serre de près la réalité ; le fond de ce nouveau livre était l’histoire d’une existence déséquilibrée, qui fut peut-être un peu celle de l’auteur, car on y devine, dans une partie du moins, un peu d’autobiographie, on y trouve, en outre, une rude pointe plutôt qu’une thèse, poussée contre la cruauté d’une loi, interdisant aux époux de se remarier, une fois le divorce prononcé entre eux. Je comprends parfaitement qu’Alphonse Daudet eut, pour ce livre, une grande prédilection, lui qui aimait surtout la vie dans les livres, et qui en a tant mis dans les siens.
L’exquise sensibilité, le frisson de vie qui remplit l’Humeur Inquiète s’épanouit plus encore dans Ce qui meurt. Je dirai même que cette sensibilité atteint, ici, dans les pages intitulées Fragments du livre de Pierre, une acuité maladive qui fait douloureusement vibrer les nerfs. Seule, une grande infortune, un de ces coups du destin qui abattent les faibles mais qui font réagir puissamment les forts, avaient pu inspirer ce livre où, comme dans les œuvres de l’antiquité, le pathétique emprunte toute sa force à la simplicité.
Avec cette remarquable tétralogie dont les pontifes de la critique ne dédaignèrent même pas s’occuper, Henri Ner avait terminé le cycle de ses débuts littéraires. On feignît d’ignorer que notre littérature comptait un romancier dont l’œuvre de jeunesse égalait et dépassait même celle qu’enfanta la maturité de certains de ses aînés les plus hauts côtés.
II. À l’école de Voltaire se dégage Han Ryner
Cette conspiration du silence organisée autour des romans d’Henri Ner allait se continuer autour des œuvres plus mûries, plus puissantes, toutes empreintes d’une philosophie profonde, où se révélera, avec tous ses moyens, avec toutes ses possibilités, la véritable personnalité d’Henri Ner devenu Hau Ryner.
Je n’oublierai jamais la sorte d’heureux étonnement que j’éprouvai voici quelques semaines seulement en lisant l’Homme-Fourmi que j’ignorai. C’était, dans ma solitude bénévole, où après une crise violente de paludisme, pour reposer mon cerveau encore ébranlé, je venais de relire à petites doses, quelques contes de Voltaire, m’attardant à Candide, le plus philosophique et aussi le plus amusant de tous.
Cette lecture m’avait induit à des réflexions sérieuses sur cette merveille de notre littérature que fut le conte philosophique au
Avec l’Homme-Fourmi, Han Ryner apportait une atténuation à ce regret.
Un peu de Candide et de certains autres héros, des petits chefs‑d’œuvre voltairiens se reflétaient dans Octave Perdicant, le mortel à qui la haute fantaisie de Ryner donne un cerveau mixte d’homme et de fourmi.
Pour bien comprendre toute la portée et toute lu saveur de cette métamorphose, ainsi que le grand mérite qu’eut l’auteur à l’imaginer, il convient de posséder quelques notions sur la biologie et les mœurs de cet hyménoptère social, qu’est la fourmi, sans avoir lu a fond Huber, Forel, J. Lubbock, Buchner, il faut avoir présent à la mémoire ce que Darwin a écrit d’elle, à savoir « que son ganglion cérébrioïde est la plus grande merveille que la Nature ait créée avec un peu de protoplasma ».
Alors seulement on comprendra avec quelle maestria Han Ryner a tiré de cet « os » précieux qu’était son sujet, toute la moelle philosophique qui y était contenue.
Jamais la superbe humaine ne reçut d’un philosophe leçon plus cruelle, sous une forme plus douce, plus amène et d’une aussi exquise et savante ironie.
D’un bout à l’autre de ce succulent petit livre, Han Ryner emble dire à l’homme : « Tu te crois le maître du monde, tu te dis le roi de la création parce que la substance grise de ton cerveau contient des trillions de « neurones », où les générations passées ont accumulé des images et des concepts ; eh bien ! compare ce que tu en as tiré et l’usage que tu en fais, avec ce que l’humble fourmi dont tu écrases chaque jour des tas à chacun de tes pas, sait faire avec un globule de substance nerveuse invisible à l’œil nu. Peut-être alors, ne seras-tu pas si fier ! »
III. Han Ryner devant le Christianisme
Ayant donné l’Homme-Fourmi, Han Ryner ne devait pas tarder à quitter la moderne humanité ou plutôt ses contemporains, pour se tourner vers l’antiquité à laquelle revinrent toujours, et souvent pour ne plus la quitter, les esprits vraiment philosophiques de notre temps.
Par le fait de cette évolution naturelle et attendue de ceux qui avaient suivi son œuvre, Han Ryner devait se trouver en face des deux plus grandes étapes qui aient marqué la marche de l’humanité vers son éternel devenir ; je veux parler de l’Hellénisme et du Christianisme.
Le Cinquième Évangile fut le résultat de sa rencontre avec Jésus ; et sur les routes de l’Hellade divine où il s’engagea plus tard, ce fut Pythagore qui lui fit signe de le suivre, et que fidèlement il suivit ; et le Fils du Silence, — cet autre beau livre — lui fut dicté par ce pèlerin de la sagesse antique, aux longues haltes et dans les carrefours poudreux des chemins.
Parlons d’abord du Nazaréen. Avant Ryner d’autres dont l’âme généreuse et le clair génie n’avaient pu admettre le Jésus-Dieu créé par les prêtres, les parasites et les sycophantes pour dominer et exploiter l’humanité, s’en étaient allés le chercher vers les coins perdus de la Judée mystérieuse, où on disait qu’il avait vécu et d’où sa prétendue parole devait rayonner sur le Monde entier. Le premier, si l’on en croit le professeur Guignebert, fut Reimarus un philosophe et théologien allemand mort en 1768. Aux savants étonnés de son temps, il montra, comme résultat de sa recherche, « un Jésus politique, ambitieux dont la conspiration n’a pas réussi ; homme de talent assurément et éminent professeur de morale, tout pénétré des vérités de la religion naturelle, mais astucieusement adapté aux habitudes d’esprit et aux préjugés de son temps. »
Sur les pas de Reimarus devaient s’engager un peu plus tard Kant lui-même et tous les grands criticistes kantiens, depuis Fichte jusqu’à David-Frédéric Strauss en passant par Hegel et Schelling.
Kant, leur maître à tous, donne le signal d’une nouvelle « exégèse » qui place Jésus hors de l’histoire ; Fichte est plus négatif encore, tandis que Schelling s’efforce de donner leur valeur réelle tant métaphysique qu’historique aux symboles évangéliques avec Feuerbach et Strauss.
La vérité sur Jésus et les Évangiles est serrée de plus près et un rude assaut est, par eux, donnée à la vieille école théologique déjà bien défaillante. Sous leur critique vraiment scientifique, le mythe apparaît et prend, dans la nouvelle exégèse, une place qu’elle ne perdra jamais plus jusqu’à nos jours. Avec une audace très grande pour l’époque, mais que justifiait une érudition et une profondeur de critique sans pareille, Strauss applique la théorie mythique non seulement à la personne de Jésus, mais au récit évangélique tout entier.
Parmi toute cette grande pléiade allemande de théologiens-philosophes, qui ont rendu à l’humanité pensante le grand service de remplacer la révélation divine par une froide, sûre et implacable exégèse, la figure du grand professeur de Tübingen se détache avec un relief imposant, auquel le monde savant n’a jamais censé de rendre hommage. Strauss a écrit deux « Vie de Jésus ». Tout le monde est d’accord pour reconnaître que la première parue en 1835 – 36 marque une date ; l’émotion qu’elle souleva fut une des plus grandes qu’ait enregistrée l’histoire de la pensée humaine. Entre les théologiens transcendants, luttant âprement pour l’orthodoxie séculaire, et leurs adversaires criticistes impitoyables, le fossé était profond ; mais pas plus les uns que les autres ne parvenaient à interpréter raisonnablement les textes évangéliques ; c’est alors que devant eux, Strauss se dressa, jetant, dans les ténèbres de leurs discussions, la lumière de son interprétation mythique.
Il montrait que si Dieu ne s’est point incarné dans l’homme-Jésus, l’idée du Christ incarné enferme pourtant une vérité profonde ; ce Dieu fait chair, d’après lui, figure l’Humanité, fille de la mère visible qui est la Nature et du père invisible qui est l’Esprit ; l’Humanité qui fait des miracles en domptant peu à peu les éléments aveugles, qui est sans péché, car les souillures n’atteignent que les individus et le constant progrès de l’espèce les efface, qui meurt et ressuscite par la succession des générations ; qui s’élève peu à peu au-dessus des contingences individuelles, par une véritable ascension vers le principe spirituel et divin, auquel elle tend à s’identifier comme Jésus a fini par s’identifier à Dieu le Père. « Quiconque croit à ce Christ-humanisé participe vraiment à la vie divine incarnée dans l’espèce. La personne et la vie de Jésus ont donné à l’Humanité représentée par les premières générations chrétiennes l’occasion de dessiner le portrait de son Christ, tel qu’elle se le représente, en partant de l’idée de ses propres rapports avec la divinité. »
Telle est la nouvelle doctrine que Strauss a l’audace de jeter au monde à une époque et dans une Allemagne où le papisme et le piétisme mystique étaient les deux plus grandes forces morales existantes.
Trente ans passèrent consacrés à lutter et à subir des persécutions pour elle ; pendant ce temps, dans l’ombre studieuse d’un grand séminaire de Paris un jeune Breton lisait cette Vie de Jésus avec une passion contenue, en ressentait un ébranlement profond dans son esprit et dans son âme. En même temps qu’il voyait s’évanouir dans cette grande lumière, les nébulosités de son rêve (mystique, une indicible tristesse le poignait à l’idée que le Jésus de ce rêve, ce Jésus dont il s’était fait, malgré sa divinité, un si noble et si beau portrait humain, n’était que l’expression concrète d’un mythe.
Et on peut dire que dès ce moment, par une réaction naturelle, issue de son hérédité religieuse la silhouette de « son » Jésus à lui, s’était dressée bien vivante et bien réelle devant les yeux de son âme.
Ce fut eu l864, c’est-à-dire trente ans après la première Vie de Jésus de Strauss qu’Ernest Renan publia là sienne.
Les échos de la tempête qu’elle souleva bruissent encore à nos oreilles. Beaucoup, parmi les croyants, pardonnaient plus facilement au philosophe allemand son mythe, qu’à Ernest Renan ce qu’ils appelaient le « sacrilège » de son Jésus privé de la divinité, et devenu, bien que la plus noble, une simple créature périssable.
Aujourd’hui le temps a passé sur les malédictions bruyantes. Le siècle nouveau a mis une sourdine aux anathèmes dont retentit le siècle mort ; et le « Jésus » de Renan se dresse toujours ineffablement beau et regarde, avec son doux sourire désabusé, notre époque non moins vile et tourmentée que ne fut la sienne, et qui le collerait au poteau s’il revenait parmi nous prêcher sa doctrine de communiste anarchisant.
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Du Jésus mythique de Strauss et de celui si profondément vivant, si tendrement humain de Renan, lequel choisir ?
Ceux dont l’esprit ne peut et ne veut concevoir que les réalités positives, ceux qui pensent que l’histoire sans la philosophie et la critique restera toujours lettre morte, les scientistes et les athées, qui pourchassent âprement la légende et ne font aucune place au sentiment, iront au Jésus de Strauss.
Avec lui, ils penseront que « la primitive communauté chrétienne en imaginant Jésus d’après le Christ idéal qu’elle portait en elle, a agi tout comme le Dieu de Platon qui formait le monde en contemplant les idées. »
Mais pour les imaginatifs, les sensitifs, les rêveurs, les poètes, pour tous ceux dont l’âme a plus soif d’idéal que leur cerveau de certitude, le Jésus du grand et doux Breton gardera toujours un charme inexprimable, d’autant plus profond et irrésistible qu’il satisfait pleinement leur instinct irrépressible de religiosité.
Ceux-là, le cœur battant d’allégresse intime, l’extase aux yeux, l’oreille charmée par la musique d’une prose dont Platon lui-même eût été jaloux, iront toujours vers Renan. Ils suivront ce sacerdote du verbe, fervents et pieux, comme les apôtres eux-mêmes suivaient Jésus.
Avec lui, sans se lasser, ils s’en iront, pèlerins passionnée, vers les plaines arides de Judée, vers les collines de la Galilée, aux bords du lac de Tibériade, sur la montagne de la Transfiguration, partout où le Nazaréen promena la mélancolie d’un rêve si Beau qu’il suffit à créer sa divinité ; et ils ne s’arrêteront qu’au Golgotha pour écouter en frissonnant le Lama Sabactani dans lequel il exhala sa pauvre, sa lamentable mais sublime humanité.
Et ce sont aussi ceux-là qui laissant le Christ de Renan à son tombeau, liront, avec une piété non moins fervente, le Cinquième Évangile de Han Ryner.
Ce sont ceux-là aussi qui se mettront à la suite de son Jésus tout imprégné de beauté païenne et de tolstoïenne résignation.
Avec lui ils atteindront la Montagne pour cueillir de sa lèvre agonisante le verbe libérateur.
Comme on le voit la rencontre de Han Ryner avec le Christianisme a produit des fruits succulents dont se régaleront longtemps encore les philosophes et les lettrés.
Nous verrons prochainement combien belles et odorantes furent les fleurs qu’il butina sur les routes de l’Hellade à la suite de Pythagore, le grand philosophe aimé des Muses sévères et des dieux.
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(À suivre.)