La Presse Anarchiste

À l’étalage du bouquiniste

RENAN DEVANT L’AMOUR, par Nico­las Ségur. — Le cen­te­naire de Renan a fait cou­ler beau­coup d’encre. On a ren­du en proses diverses, bonnes, mau­vaises ou médiocres, au grand « éman­ci­pa­teur » du xixe siècle l’hommage qu’à mon avis, il méri­tait. À mon avis éga­le­ment, pires que cer­tains louan­geurs à tant la ligne, furent les offi­ciels dans leurs mani­fes­ta­tions ora­toires ; si le ministre Bérard fut piteux et par­la en pion de col­lège, Bar­rés chan­tant au nom des gagas de l’Académie, le lôs de celui qu’il « para­si­ta » sa vie durant, fut encore plus lamen­table. La lèvre en cul de poule il éruc­ta quelques pla­ti­tudes qu’il crut iro­niques et spi­ri­tuelles et les cli­chés qu’il noue sor­tit étaient aus­si écu­lés que les pre­mières pan­toufles de son maître.

À côté de ces dythi­rambes éphé­mères, de ces articles de jour­naux que le vent quo­ti­dien emporte, la mémoire de Renan fut célé­brée sous la forme plus solide et plus durable du livre. De ces œuvres qu’elle ins­pi­ra, je dois dire qu’elles se font remar­quer par leur faiblesse.

Voi­ci d’abord Renan devant l’Amour par M. Nico­las Ségur. Cela nous est pré­sen­té sous forme de dia­logues sans doute pour mieux sin­ger et pas­ti­cher l’auteur des Dia­logues phi­lo­so­phiques.

Le Renan qu’il nous offre est tout sim­ple­ment gro­tesque sous le masque de Pla­ton dont tant bien que mal, plu­tôt mal que bien, il l’affuble d’un bout à l’antre du livre.

Amour humain, amour divin vol­tigent sur les lèvres des « dia­lo­guants » avec les grâces et la légè­re­té d’un ours blanc ouvrant la gueule pour cueillir un mor­ceau de sucre.

RENAN ET NOUS, par Pierre Las­serre. — Et main­te­nant voi­ci un hom­mage plus digne de l’auteur des Ori­gines du chris­tia­nisme.

Je n’aime pas M. Pierre Las­serre, dont l’œuvre, non négli­geable du reste, est, quoi qu’il s’en défende, empreinte d’un mys­ti­cisme étroit qui en fait l’irrémédiable faiblesse.

Tou­te­fois je dois avouer que dans son Renan et nous, il nous pré­sente digne­ment, d’une plume sobre, avec une émo­tion savante et conte­nue, le beau drame intel­lec­tuel que fut la vie de Renan, et qui, non seule­ment fut celui de son époque mais qui reste encore celui de la nôtre. L’œuvre rena­nienne se trouve expo­sée en un résu­mé sai­sis­sant, en une sorte d’éloquent rac­cour­ci où sont évo­qués les conflits éter­nels qui ont agi­té, agitent et agi­te­ront tou­jours sans doute l’humanité en marche vers la véri­té insaisissable.

CHRONIQUES DU CANARD SAUVAGE, par Charles-Louis Phi­lippe. — Qui se sou­vient encore du Canard Sau­vage, ce petit heb­do­ma­daire fon­dé, je crois, par Alfred Jar­ry et où le Père Ubu don­nait sur l’actualité des opi­nions éton­nantes voire effa­rantes, mais d’une si pro­fonde phi­lo­so­phie. Le doux, le bon, le timide Ch.-L. Phi­lippe, sous pré­texte de com­men­ter les « faits divers » y don­nait des proses débor­dantes d’humaine pitié. Que dis-je ? Des proses ! C’étaient sou­vent des san­glots, de vrais san­glots, plus émou­vants que le « thrène » antique, et d’autres fois une plainte modu­lée, plus mélan­co­lieuse et plus api­toyante encore que celle dont la flûte bédouine emplit les cré­pus­cules de l’Islam vaincu.
Bénie soit et féli­ci­tée la Nou­velle Revue fran­çaise qui eut l’heureuse et pieuse idée de réunir en un livre, ces petits chefs‑d’œuvre per­dus dans une feuille oubliée.

Que les Hen­ry Hirsch et les Fran­cis Car­co saluent bien bas celui dont ils ont chaus­sé les pan­toufles, mais qui garde son génie dans le tom­beau. Leurs pros­ti­tuées, leurs misé­reux, fleurs dou­lou­reuses du bou­le­vard, ne sont que les pâles dou­blures de ceux que Ch.-L. Phi­lippe a chan­tés, et je dirai presque aimés.

POUR RECONSTRUIRE L’EUROPE, par Roger Francq et Ripert. — Que le blé, le pétrole, la houille, que toutes les richesses fon­da­men­tales cessent d’appartenir à un État ou a un par­ti­cu­lier, comme l’air, la mer et la lumière, ce blé, cette houille, ce pétrole doivent être mis à la dis­po­si­tion de tous les êtres sans dis­tinc­tions pri­va­tives ou natio­nales. Voi­là ce que demandent les auteurs de ce livre très docu­men­té sur les pro­blèmes éco­no­miques de l’heure. Aus­si applau­dis­sons-nous ces deux ingé­nieurs bour­geois, en route, peut-être, mal­gré eux vers le com­mu­nisme libertaire.

LES CHINOIS, par Rodes. — Très bel et pro­fond essai de psy­cho­lo­gie ethnographique.
Que de pré­ju­gés, que de légendes, ayant cours sur le peuple chi­nois et sur l’âme chi­noise, sont dis­si­pés à la lumière de ce livre docu­men­té. Entre autres la notion abso­lu­ment fausse de leur insen­si­bi­li­té devant les actions et les réac­tions ner­veuses. Et avec cette étude très fouillée, l’âme répu­tée inson­dable des Chi­nois, des aper­çus pro­fonds sur leurs loin­taines ori­gines et sur leur civi­li­sa­tion mil­lé­naire. Livre à mettre dans sa bibliothèque.

POUR MENTION :

Der­rière l’abattoir, par Albert Jean. — Tha­mil­la, car Fer­di­nand Duchêne. — En regar­dant la vie, par Alice Caza­lis. — Flo­rence, par Camille Mau­clair. — La détresse des Har­pa­gon, par Pierre Mille. — La tra­gique aven­ture, par Louis Mer­let. — Le bou­quet inutile, par Jean Pellerin.

[/​P. Vigné d’Octon/​]

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