Bien sûr, ça fait plaisir de savoir que ce ne sont pas toujours les mêmes qui vont en taule. Mais, outre le fait que la taule n’est en aucun cas quelque chose de très sympa, si on s’en tient à cette première réaction, ça veut dire qu’on admet la règle du jeu, qu’on pense qu’il y a quelque part une place pour des lois justes, des juges justes, un appareil juste, des prisons justes… Il me semble que nous devrions plutôt nous montrer inquiets de cette honorabilité « de gauche » de certains magistrats : l’institution judiciaire, même si quelques-uns de ceux qui y participent se veulent « progressistes », équitables, ne sera jamais rien d’autre qu’un ennemi à détruire. Et un ennemi réellement dangereux parce que cette « bonne justice » laisse de nouveau la place à la remise de pouvoirs que chacun devrait s’attacher à être en mesure de prendre. Je veux dire que le jour où les ouvriers d’un chantier décideront eux-mêmes des mesures de rétorsion à prendre quand leur sécurité n’est pas assurée, l’idée de révolution aura fait plus de chemin que quand ils viennent témoigner devant un juge « progressiste » que la sécurité était insuffisante.
L’absence d’esprit critique, les louanges adressées à gauche et à l’extrême-gauche à ces juges indiquent clairement que pour beaucoup (révolutionnaires ou réformistes) c’est l’appareil judiciaire qu’il s’agit de conquérir et non pas de supprimer. On risque de bien s’amuser plus tard avec une armée, une justice « conquises » de l’intérieur.
Ou même et surtout avec une justice dite populaire. À cet égard, Troyes est exemplaire. Les mêmes qui criaient « À mort » pour Buffet et Bontemps recommencent avec Patrick Henry et ce sont non seulement des petits commerçants, traditionnellement première masse de manœuvre du fascisme, mais aussi des « petites gens » : prolos des usines des environs, des paysans.
Je crois qu’il faut ici dissocier deux choses : d’une part le jeu du pouvoir relayé par les médias, d’autre part ce que porte pour une éventuelle conception révolutionnaire de la justice l’impact de cette affaire dans la tête des gens.
Il est bien évident et bien effrayant d’ailleurs que Poniatowski et Lecanuet jouent moins la fascination de l’appareil d’état que celle de l’esprit des gens : les appels au meurtre qu’ils ont commis discréditent même à la limite la magistrature : fin de la séparation des pouvoirs, procédure accélérée, magistrats aux ordres : ce n’est pas ainsi que fonctionne un État démocratique fort, du moins officiellement et tout le monde le sait. Mais ce pouvoir peut faire l’impasse sur son image de marque si ce qu’il relaie dans l’idéologie commune le dispense de l’entretien d’un coûteux appareil répressif. En fait, lorsque l’immense majorité réagit favorablement aux stimuli fascistes les plus simples, on peut laisser s’agiter quelques petits juges : ils amusent la galerie et préparent une position de repli : celle de la justice démocratique.
Ce qui se passe à Troyes est exemplaire, c’est la grande machinerie d’isolement qui tourne à plein régime. L’isolement, la répression physique ont quelques défauts : ils provoquent résistances et solidarités, risques de prise de conscience. Mais l’isolement des idées est lui beaucoup plus efficace : le même ouvrier syndiqué pourra crier « à mort » en toute bonne conscience et soutenir le syndicat de la magistrature. Lorsque le fascisme quotidien aura bien pénétré dans sa tête, il y restera peu de place pour une transformation révolutionnaire de la société.
Ce ne sont cependant pas les seuls problèmes que pose l’« affaire » de Troyes. Patrick Henry est une fieffée ordure et on ne peut pas l’évacuer en disant que la révolution, fée magicienne, changera tout ça, qu’il n’y aura plus alors de Patrick Henry. Je crois que malheureusement des tâches de répression resteront encore à assumer. Mais qui les assumera ? La loi du lynch fort populaire à Troyes est sans conteste fasciste (populaire, c’est-à-dire touchant le peuple et provenant de lui), jouant sur l’indignation, la peur, la rage, elle appelle dans la tête des gens des réactions de meurtre dans lesquelles le plaisir de tuer, de torturer, est loin d’être absent. Tiens, nous avons ça dans nos têtes, comment le faire sortir ? En confiant le soin de la justice au syndicat de la magistrature ? J’avoue que je ne vois pas très bien comment peut s’exercer une justice révolutionnaire, que j’ai autant la trouille de la « justice populaire » que de la « justice bureaucratique ». Et que nulle part je n’entends proposer des solutions ou simplement des discussions sur ces points. Peut-être parce que dans notre désir de révolution doit entrer aussi celui des fiers justiciers, celui d’avoir du pouvoir, de maîtriser la vie des autres (bon substitut à la non-maîtrise de sa propre vie).
Et puis les explications psychiatriques sur Patrick Henry ne me satisfont pas beaucoup plus. Il n’y a pas loin de ces explications à l’affirmation de la nécessité de soins psychiatriques, donc d’institutions, d’appareils. Leur mise en œuvre est depuis longtemps commencée dans nos régimes et leurs concurrents (cf. Pliouchtch, les expériences de lobotomie, etc., etc.). On ne me fera pas croire qu’on pourrait le faire de façon plus équitable dans un autre régime, qu’on ne créerait pas là de nouveau un autre appareil de contrôle et de pouvoir.
Y’a plus de justice, non y’a pas de justice. Et c’est bien là que le bât blesse. Toute notre notion de la justice repose sur le pouvoir de quelques-uns (y aura-t-il rotation des tâches de juge, de juré, de bourreau ?) de quelques autres puis sur tous les autres. Si nous ne sortons pas radicalement de cette perspective nous pourrons être éventuellement jugés ou juges, victimes ou bourreaux (tout en y prenant quelques satisfactions) mais la société « nouvelle » dégagera toujours quelques-unes des effluves malodorantes de l’ancienne. Il serait peut-être temps de renifler d’où vient le vent et où il nous pousse.
Serge