Le 6 juin 1907, la Chambre des députés votait une proposition de loi « ayant pour but de supprimer les économats et d’interdire aux employeurs de vendre directement à leurs ouvriers et employés des denrées et marchandises de toutes sortes ». Après trois ans d’attente, le Sénat vient, à son tour, en séance du 24 février dernier, d’adopter la même proposition, non sans toutefois l’avoir amendée, en mal évidemment. La Chambre avait prévu pour l’application de la loi un dé1ai de six mois à dater de sa promulgation ; ce délai a été porté à deux ans par le Sénat.
Avant que la loi revienne devant la Chambre, avant qu’elle soit promulguée, avant qu’elle soit applicable légalement, avant surtout qu’elle soit appliquée en fait et que les économats aient été supprimés réellement, il se passera donc encore pas mal de temps si les travailleurs intéressés ne trouvent pas l’énergie d’agir eux-mêmes plus rapidement.
En septembre 1907, une enquête fut faite par l’Office du Travail dont les résultats ont été publiés récemment [[Bulletin de l’Office du Travail, année 1909, nos 11 et 12.]].
Cette enquête a porté sur 102 économats. Il en existe bien davantage, mais l’enquête ne comprenait ni les économats des compagnies de chemins de fer qui restent en dehors la loi, ni les cantines temporaires établies sur les chantiers éloignés des centres, ni les buvettes installées à l’intérieur de certains établissements industriels. Cette enquête fut faite auprès des organisations patronales, des syndicats ouvriers directement intéressés et des syndicats des petits commerçants de la région.
Nous apprenons tout d’abord qu’un grand nombre d’économats ont été transformés, peu avant l’enquête, en sociétés coopératives de consommation. Mais, dans ces sociétés, les employeurs conservent une part importante d’administration et les syndicats ouvriers affirment que ce ne sont ni plus ni moins que des économats déguisés. Et voilà, exposé par avance, comment la loi sera violée si les travailleurs ne savent l’empêcher par leur action directe, seule efficace en définitive.
Les économats rapportent aux employeurs des bénéfices considérables, affirment les organisations ouvrières. Et les commerçants les appuient en disant, comme la Fédération des Charcutiers de France, « que les économats, qui ont une vente forcée, n’achètent que des produits inférieurs, qu’ils vendent relativement cher et réalisent ainsi un gros bénéfice ». Mais les patrons le nient dans des réponses analogues à celle-ci, du Comité central des houillères de France : « Aucun de nos adhérents ne cherche, ni directement, ni indirectement, à tirer quelque profit matériel que ce soit de l’économat. Les bénéfices sont en général répartis, la plus grande part, entre les acheteurs proportionnellement aux sommes versées par eux. Le solde est versé à des œuvres d’assistance. »
Toujours est-il que, loin de laisser les ouvriers libres de se fournir ou non dans leurs économats, messieurs les patrons exercent sur les travailleurs une pression considérable pour les y contraindre. Ici ce sont des faveurs spéciales accordées aux seuls clients de l’économat ; là, c’est un travail moins avantageux donné aux ouvriers qui ne s’y fournissent pas ; ailleurs, ce sont ceux-là qu’on renvoie les premiers en période de chômage.
« Il n’y a pas de pression directe, disent les Mouleurs de Monthermé_Laval-Dieu, mais si les ouvriers veulent toujours avoir du travail, ils ont intérêt à se fournir à l’économat. » Et les Mécaniciens de Maubeuge confirment : « Aussitôt qu’une baisse de travail se produit, les ouvriers ne se servant pas à l’économat sont les premières victimes du chômage. » La pression la plus odieuse est exercée dans un tissage, à Fresse-sur-Moselle. Non seulement les ouvriers sont obligés de se fournir à l’économat, mais ils doivent y laisser toute leur paie. Des feuilles de carnet de consommation de cet établissement portant la mention c
La vente à crédit est une pratique constante dans les économats. Les paiements se font chaque quinzaine par des retenues opérées sur la paye et le plus souvent celle-ci y passe tout entière. Je pourrais citer ici les réponses des ouvriers textiles de Remiremont, des Métallurgistes de Fumay, des Carriers de Comblanchien, des ouvriers textiles d’Essonnes, des trépointeurs de Lamanère, etc., etc. « La plupart des ouvriers qui se fournissent à l’économat ne touchent pas de paye. Au contraire, ils redoivent toujours quelque chose. Mais la somme redue n’est jamais élevée et excède rarement dix francs, disent les Métallurgistes de Monthermé-Laval-Dieu. Les ouvriers verriers de Feuquières répondent de leur côté : « Nous avons eu chez nous, au temps où il existait des économats, des ouvriers qui ont travaillé dix ans sans toucher un centime. » Le Syndical textile de l’usine de Lesses à Freese-sur-Moresses-sur-Mosellé dit : « Non seulement tous les ouvriers doivent se fournir à l’économat, mais ils doivent y laisser toute leur paye. On a vu une pauvre mère de famille sortir de l’économat le soir de la paye, absolument sans un sou pour payer la pension de son enfant, ni pour payer son lait. » Continuer la liste de ces réponses prendrait plusieurs pages.
La dernière citée met en lumière un des aspects les plus abominables du régime des économats. Les ouvriers ont des besoins que ne peuvent toujours satisfaire les marchandises vendues dans les magasins patronaux ; la retenue intégrale du salaire les laisse sans argent pour aller ailleurs. Ces malheureux n’ont d’autres ressources, pour se procurer quelques sous, que d’acheter a l’économat plus qu’il ne leur faut de certaines denrées et de les revendre à vil prix. Plusieurs réponses attestent la fréquence de ce misérable expédient.
La Chambre syndicale de l’Épicerie de Nancy déclare que 25 p. 100 des ouvriers, clients des économats, ne reçoivent aucun salaire en espèces. Osera-t-on nous taxer d’exagération si nous affirmons que pour ceux-là assurément le salariat n’est rien autre chose qu’une forme déguisée de servage.
Au point de vue moral, les effets du truck-system sont déplorables. Laissons la parole au Syndicat des Ouvriers textiles de Granges et Autmonzey : « Les économats sont immoraux, car ils détruisent toutes les énergies ; ils ôtent à l’ouvrier la faculté de l’économie et les principes de solidarité et de mutualité, car l’homme n’a plus rien à compter : il prend son carnet, à la paye on lui retient tout, et on recommence… » Et plus loin, il ajoute : « Il s’est trouvé des familles être plus de dix ans sans toucher un sou ; cela fait des ouvriers découragés ; ils n’ont plus aucun goût au travail et ils manquent leur travail pour rien, car ils n’ont pas peur d’être renvoyés, étant en arriéré a l’économat. Ils deviennent ivrognes ; ils iront chercher des vivres a l’économat pour les revendre au mastroquet moitié de leur valeur pour se procurer de l’alcool. » Il ne doit plus évidemment rester à de tels hommes aucune énergie revendicatrice. Si d’ailleurs ils en ont encore assez pour entreprendre un mouvement de grève, les patrons trouveront dans l’économat une arme puissante pour briser le mouvement. Ils refuseront aux grévistes des marchandises. D’autre part, les commerçants ne leur donneront pas à crédit, sachant qu’à leur reprise du travail les ouvriers s’approvisionneront de nouveau à l’économat. (Réponse des ouvriers textiles de Provenchères-sur-Fave).
Les patrons invoquent, comme avantage des économats, la qualité des produits vendus et leur bas prix. Les syndicats ouvriers sont unanimes à se plaindre au contraire de la mauvaise qualité des marchandises. Quant aux prix, ils les déclarent supérieurs à ceux des commerçants ordinaires.
Les tailleurs de pierre de la Meuse, à Commercy, écrivent : « Pour le pain, si le prix est de 0 fr. 35 le kilogramme, on le vend 0 fr. 35, mais à la condition de ne pas le peser ; si on l’exige on ne vous en vend pas. »
Y a‑t-il possibilité de réformer les économats ? Cette question fut posée par l’Office du Travail au cours de son enquête. Non, ont répondu les organisations ouvrières ; si on veut faire disparaître les inconvénients des économats il faut supprimer radicalement ceux-ci. Les patrons, quant à eux, proposent des améliorations ; et, flagrante contradiction, après avoir répondu au début de l’enquête qu’ils ne cherchaient à tirer aucun profit des économats, ils avouent à présent qu’il serait « nécessaire de préciser que l’exploitant ne doit tirer de l’économat aucun bénéfice pécuniaire ».
Le vote récent du Sénat est la conclusion légitime de l’enquête entreprise en 1907. Les abus mis à jour pendant les grèves de Meurthe-et-Moselle étaient trop scandaleux pour que le Parlement osât ne point se prononcer contre eux ; mais la question n’est pas résolue, loin de là.
Les socialistes parlementaires ont poussé des cris de victoire parce que le vote du projet de retraites avait introduit dans les lois le « principe » de l’assurance sociale, Ils pourraient en pousser de nouveaux parce qu’en « prinipe » les économats sont dès à présent supprimés. Quant à nous qui, prosaïquement, nous fichons des « principes » pour nous en tenir aux faits, nous n’aurons satisfaction qu’après la disparition effective de ces odieuses boutiques patronales. Et il faudra sans doute encore, pour y arriver, un vigoureux effort de la part de ceux qui y sont exploités
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