La Presse Anarchiste

Tanger et son statut

[/​Lettre parue dans le Temps du 31 août 1925/]

« Nous sommes d’accord, mon cou­sin Fran­çois et moi, pour le Mila­nais, disait Charles-Quint. Il veut le prendre et moi aussi ! »

C’est un accord de ce genre qui, pour Tan­ger, ris­quait de réunir Espa­gnols et Fran­çais. Et comme cette posi­tion très impor­tante et très pré­cieuse se trouve au bord de la mer, ce fait seul atti­rait un troi­sième pré­ten­dant : l’Anglais. Car, on sait la célèbre anec­dote racon­tée par Sten­dhal du lord bri­tan­nique qui, éga­ré dans la cam­pagne de Rome et par­ve­nu jusqu’à une lagune, trempe son doigt dans l’eau : « Elle est salée, s’écrie-t-il, ceci est à nous ! »

Tan­ger ne pou­vant appar­te­nir à aucun des trois – les deux autres ne l’auraient pas per­mis – il ne res­tait qu’une solu­tion : c’est qu’elle appar­tînt un peu à cha­cun d’eux. Ne pou­vant être à per­sonne, il fal­lait donc qu’elle fût à tout le monde. 

Il n’y a pas long­temps encore, lorsqu’une dif­fi­cul­té de ce genre sur­gis­sait entre nations, c’est neuf fois sur dix la force seule qui déci­dait. La plus puis­sante s’emparait du bien ardem­ment convoi­té, en atten­dant le jour où, deve­nue plus faible, il lui arri­vait de l’abandonner à un nou­vel occu­pant. C’est déjà un grand pro­grès que, pour tran­cher le litige, on n’ait pas eu recours à ce moyen-là.

Après tout, pour­quoi une mai­son n’aurait-elle pas plus d’un loca­taire et même plus d’un pro­prié­taire ? C’est le cas de la plu­part des immeubles qui, à l’heure pré­sente, se construisent. La porte demeure unique, mais elle a plu­sieurs clefs. Les copro­prié­taires ont à régler, d’un com­mun accord, un cer­tain nombre des ques­tions qui les inté­ressent tous : l’eau, le gaz, l’électricité, sans oublier l’ascenseur. À l’ascenseur près, ce sont exac­te­ment ces mêmes, ques­tions sur les­quelles doivent s’entendre les occu­pants mul­tiples de Tanger…

Une rue tor­tueuse et bor­dée d’échoppes qui dévale, en pente roide, des hau­teurs du Sok­ko jusqu’à la mer ; une dégrin­go­lade de mai­sons blanches où les bâtisses plus ou moins euro­péennes se mêlent aux cubes de maçon­ne­rie, sur­mon­tés de ter­rasses, qui consti­tuent les demeures indi­gènes : c’est Tan­ger. Naguère, bour­ri­cots, mulets, che­vaux, sans oublier les chiens et les chèvres, étaient seuls, avec les pié­tons, à se débrouiller au tra­vers de ce fouillis. La ville s’étant quelque peu moder­ni­sée, des voi­tures et même des auto­mo­biles cir­culent aujourd’hui, non sans peine, tout le long de la voie principale.

« Je vais dis­cu­ter, en plu­sieurs langues, disait ces jours-ci un notable repré­sen­tant de notre colo­nie, pour tâcher d’améliorer la cir­cu­la­tion et la voi­rie. » Membre de ce par­le­ment au petit pied qui forme, non sans de sérieuses res­tric­tions, une manière d’assemblée légis­la­tive, il s’en allait sié­ger à côté des délé­gués espa­gnols et britanniques.

Pour s’entendre, il faut d’abord se com­prendre. Bien qu’ils puissent par­ler cha­cun dans leur langue, comme dans la tour de Babel, c’est à quoi cepen­dant les élus des trois nations prin­ci­pales par­viennent sans trop de mal. L’habitude de vivre, de com­mer­cer côte à côte, les a ren­dus péné­trables, on dirait pour un peu per­méables, aux rai­sons et argu­ments du voisin.

Un lieu­te­nant du sul­tan, incar­nant, d’une manière très visible, le pou­voir cen­tral, les élus des com­mu­nau­tés étran­gères, puis les consuls des puis­sances inté­res­sées exer­çant un contrôle très strict, voi­là, dira-t-on, bien des rouages pour cette machine. Si elle ne fonc­tionne pas sans grin­ce­ments, com­ment diable s’en éton­ner ? C’est le contraire qui serait surprenant.

Et, cepen­dant, on peut, sans trop d’optimisme, espé­rer voir mar­cher cette machine, de créa­tion toute récente, qui s’appelle le sta­tut inter­na­tio­nal de Tanger.

Les com­pli­ca­tions sont inévi­tables, car le sta­tut a été le résul­tat de dis­cus­sions, de mar­chan­dages inter­mi­nables. Il a for­cé­ment toutes les qua­li­tés, mais aus­si tous les défauts d’un com­pro­mis. Cha­cun des trois contrac­tants a bien été obli­gé de céder aux deux autres ; mais, natu­rel­le­ment, il a cédé le moins qu’il a pu.

Si main­te­nant cette affaire, qui a coû­té tant d’efforts et tant de soins, n’allait pas, serait dif­fi­cile, sinon impos­sible, de trou­ver autre chose pour mettre à la place. Aucun des trois inté­res­sés ne l’ignore. C’est la rai­son la plus forte, peut-être même la seule, pour qu’elle aille.

Si, en dépit des imper­fec­tions et des cahots, elle va, mal­gré tout, son bon­homme de che­min, ce sera pour les hommes d’État et les plus diplo­mates, un ter­rain d’expériences excellent. Ayant pro­duit, pour cette porte du Détroit, des avan­tages non négli­geables, il se peut qu’on essaye de renou­ve­ler la ten­ta­tive ailleurs.

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Par­tout où des appé­tits natio­naux s’affrontent et risquent de se cho­quer, une solu­tion inter­na­tio­nale, ne serait-elle qu’un pis-aller, vaut encore mieux que la conti­nua­tion des dis­putes, des que­relles qui menacent fina­le­ment de dégé­né­rer en conflits.

[/R.R./]

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