La Presse Anarchiste

Mouvement social

Il est enten­du que l’a­nar­chie ne prend pas en Angle­terre. Les gens bien pen­sants l’ont affir­mé avec délice, les esprits éclai­rés le répètent et c’est deve­nu un article de foi que, même par­mi les com­pa­gnons, je n’ai pas encore enten­du contredire.

Mon opi­nion est que, rela­ti­ve­ment à la popu­la­tion, il y a peut-être moins d’a­nar­chistes, mais qu’il y a tout autant d’a­nar­chie que dans aucun autre pays.

Il y a peut-être moins d’a­nar­chistes, mais nous n’en savons rien. Nous n’a­vons pas l’ha­bi­tude de nous livrer à des dénom­bre­ments et la chose a peu d’im­por­tance en soi, si l’ac­ti­vi­té et l’in­tel­li­gence des com­pa­gnons anglais est à hau­teur des cir­cons­tances. Il y a en Angle­terre d’ex­cel­lents centres de pro­pa­gande, et, en lisant les jour­naux anar­chistes anglais, on sera vite ren­sei­gné sur l’oeuvre que nos amis y font.

Mais je pré­tends qu’en dehors de ce mou­ve­ment, avé­ré et connu, quoique par­fois mépri­sé, il y en a une série d’autres qui syn­thé­tisent une large ten­dance anar­chiste. Évi­dem­ment, ces mou­ve­ments, ligues et socié­tés manquent de pré­ci­sion dans le sens anar­chique, leurs direc­tions prin­ci­pales sont diverses, quel­que­fois bien insi­gni­fiantes, leurs points de départ sont entou­rés de bien des pré­ju­gés à d’autres égards, mais ils rachètent cela par la vaste ampli­tude d’es­prits qu’ils mettent en branle, et, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, ils contiennent tous l’i­dée de l’af­fai­blis­se­ment de l’État.

Remar­quons d’a­bord que le mou­ve­ment socia­liste anglais est bien dif­fé­rent de celui de France. Les social-démo­crates (S. D. F.) ou socia­listes éta­tistes purs sont très peu nom­breux, et, à leur grand cha­grin, ils n’ont encore pu décro­cher aucun siège élec­to­ral. La semaine der­nière, un fau­bourg de Londres don­nait 350 voix au mar­xiste, vis-à-vis de 5000 que récol­taient les bourgeois.

La frac­tion la plus impor­tante du socia­lisme anglais, le par­ti indé­pen­dant du tra­vail (L. L. P.), cherche encore un peu sa voie. Il accepte le par­le­men­ta­risme comme moyen, mais pro­vi­soi­re­ment seule­ment. Il est repré­sen­té au Par­le­ment par un seul dépu­té, d’ailleurs un hon­nête homme. Ce par­ti repousse l’i­dée d’un État tout-puis­sant. Nous repar­le­rons des idées et de la tac­tique de ce par­ti ; disons seule­ment que la plu­part de ses membres res­tent en bons termes avec les anar­chistes, et qu’à leur der­nier congrès on a repous­sé une pro­po­si­tion de blâme contre les pro­cé­dés anarchistes.

Pour trou­ver ce qu’il peut y avoir d’an­ti-éta­tiste en dehors du monde qui s’in­ti­tule socia­liste, il faut savoir sur­mon­ter la répul­sion que nous ins­pire tout ce qui se dit reli­gieux. Le chris­tia­nisme nous porte sur les nerfs et nous avons du mal à croire que l’hy­po­cri­sie n’est pas pour une très grande part dans le fond des croyances, mais réel­le­ment on peut com­pa­rer notre catho­li­cisme ou notre pro­tes­tan­tisme, pire encore, à la reli­gion effi­lo­chée que l’on retrouve si lar­ge­ment repré­sen­tée en Angle­terre en dehors de l’É­glise anglicane.

Nous ne vou­lons pas dis­cu­ter le point de vue reli­gieux, mais seule­ment dire que des gens, se disant chré­tiens, peuvent être très avan­cés sur d’autres points.

Ain­si on trouve un groupe sérieux d’a­nar­chistes chré­tiens, gens écri­vant bien et dont j’au­rai plus d’une fois à vous par­ler. Le sacré nom de Dieu et les extraits de la Bible se retrouvent çà et là, mais l’en­semble est bon. Je tra­duis la fin d’un article :

« La mora­li­té qui consiste à fer­mer l’Em­pire (sorte de Folies-Ber­gère), tan­dis que le Par­le­ment reste ouvert, a été inven­tée par le diable. Jésus ne s’est jamais occu­pé d’une agi­ta­tion légale pour fer­mer les lieux de débauche, mais il a tra­vaillé, a édu­qué et est mort pour le ren­ver­se­ment de la pro­prié­té indi­vi­duelle, de la puis­sance de l’argent et de tous les maux qui en dérivent. »

Le mois der­nier, un congrès des églises libres repous­sait abso­lu­ment l’in­gé­rence de l’É­tat, non pas seule­ment pour s’af­fran­chir de sa tutelle, mais pour refu­ser son aide et conseiller la décen­tra­li­sa­tion complète.

Tout récem­ment, à pro­pos d’un pro­cès inten­té à un lit­té­ra­teur connu, accu­sé de « ger­mi­nysme », on a pu lire la pro­tes­ta­tion d’un cler­gy­man, disant que de tels actes ne regar­daient pas la jus­tice. Depuis long­temps la loi ne s’oc­cupe de l’a­dul­tère que pour rompre des mariages, sta­tuer sur le sort d’en­fants, etc., mais elle a renon­cé à condam­ner pour la for­ni­ca­tion elle-même. « Pour­quoi donc pour­suivre la pédé­ras­tie, etc ? » Et l’on parle d’une dont le but sera d’a­bo­lir les lois à ce sujet.

On pour­rait citer nombre de ces faits qui n’ont guère leurs pareils en France. Nulle part ailleurs qu’en Angle­terre on ne trouve une si grande ini­tia­tive indi­vi­duelle et par-ci par-là une si com­plète indé­pen­dance. Il se trouve par­tout des indi­vi­dus qui osent pour­suivre une com­pa­gnie de che­mins de fer, mais cette semaine on vient de trou­ver un juge pour en condam­ner une ! Inouï, sur les bords de la Seine !

Non, l’i­dée anar­chiste trouve ici autant d’é­cho que sur le conti­nent, mais il faut prendre en consi­dé­ra­tion deux traits du carac­tère anglais qu’on s’ex­plique en étu­diant l’his­toire de ce pays :

Le res­pect de la noblesse et de l’argent est encore très grand.

Quelles que soient ses théo­ries sur la néces­si­té et la nature d’une trans­for­ma­tion sociale, l’An­glais ne se dés­in­té­resse pas des petites luttes journalières.

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Il a paru récem­ment dans le Rey­nold une série d’ar­ticles par un poli­cier démis­sion­naire au sujet des affaires anar­chistes des der­nières années. Ce sous-ordre de Mel­ville avait un grade qui lui per­met­tait de bien connaître les choses, mais natu­rel­le­ment il faut lire ses articles avec une cer­taine méfiance. L’im­pres­sion géné­rale est qu’il a un peu dra­ma­ti­sé le récit et aug­men­té. les dif­fi­cul­tés que la police a eu à sur­mon­ter, mais que le fond est exact.

Par­lant des bombes de Wal­sall, il confirme et donne des détails sur le rôle d’agent pro­vo­ca­teur joué par Cou­lon. Nous rap­pe­lons que trois cama­rades sont encore actuel­le­ment au bagne anglais pour cette affaire : Cails, Charles et Battola.

Il parle aus­si de la mort de Bour­din, et l’ex­pli­ca­tion qu’il en donne paraît plau­sible. Nous rap­pe­lons que Bour­din est un anar­chiste qui fut tué, en février 1894, dans le parc de Green­wich, par une bombe qu’il por­tait. Le carac­tère de Bour­din, en dehors de toute autre rai­son, excluait l’i­dée d’un atten­tat contre l’ob­ser­va­toire astro­no­mique, seul monu­ment à proxi­mi­té. Il ne pou­vait s’a­gir non plus d’un sui­cide. Il est pro­bable que le parc de Green­wich avait été choi­si comme ren­dez-vous désert pour remettre la bombe à un dyna­mi­teur anar­chiste venant du conti­nent, et que la police n’a pu retrouver.

G. G.

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