La Presse Anarchiste

Un temps d’arrêt

Que les idées socia­listes se répandent à flots dans la socié­té actuelle nulle pos­si­bi­li­té d’en dou­ter. Le socia­lisme a déjà mis son cachet sur l’en­semble de la pen­sée de notre époque. La lit­té­ra­ture, l’art et même la science s’en res­sentent. La classe bour­geoise com­mence à s’en impré­gner, aus­si bien que la classe ouvrière. L’in­sé­cu­ri­té des for­tunes basées sur l’ex­ploi­ta­tion ; les hasards de l’en­ri­chis­se­ment et de la ruine ; l’ac­crois­se­ment, extrê­me­ment rapide, de la classe qui vit aux dépens du tra­vail manuel des masses, et le nombre, tou­jours crois­sant, des aspi­rants aux posi­tions lucra­tives dans les pro­fes­sions libé­rales ; l’i­dée, enfin, domi­nante de l’é­poque, — tout pousse le jeune bour­geois vers le socialisme. 

N’é­tait l’É­tat qui consacre la plu­part de son bud­get de cinq mil­liards à la créa­tion de nou­velles for­tunes bour­geoises et au main­tien des anciennes — en même temps qu’il empêche l’ex­pan­sion du socia­lisme par son édu­ca­tion, son armée et sa hié­rar­chie de fonc­tion­naires — la désa­gré­ga­tion de la bour­geoi­sie et de la pen­sée bour­geoise serait bien plus rapide. 

L’i­dée se pro­page. Mais nous ne ferons qu’ex­pri­mer une pen­sée très répan­due en ce moment, si nous affir­mons que le socia­lisme est arri­vé à un moment d’ar­rêt : qu’il se sent for­cé de sou­mettre toute sa doc­trine à une révi­sion com­plète, s’il tient à faire de nou­veaux pro­grès et à jouer sa part dans l’oeuvre pra­tique de recons­truc­tion de la société. 

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Le socia­lisme de l’In­ter­na­tio­nale s’ex­pri­mait par une for­mule très simple : l’ex­pro­pria­tion.
Était socia­liste celui qui recon­nais­sait que tout ce qui est néces­saire pour tra­vailler à la satis­fac­tion des besoins mul­tiples de la socié­té, doit reve­nir à la socié­té elle-même, — et ceci, à bref délai. 

Que la pos­si­bi­li­té de s’ap­pro­prier la moindre par­celle de ter­rain ou des usines, afin de pri­ver les autres des moyens de pro­duire pour la satis­fac­tion des besoins de tous — doit ces­ser d’exis­ter. Que cette appro­pria­tion est la source des maux actuels ; que l’en­semble de la pro­duc­tion doit être gui­dé par la socié­té elle-même ; et que la trans­for­ma­tion néces­saire ne peut s’o­pé­rer que par la voie de la révo­lu­tion sociale. 

For­mule encore vague, il est vrai, quant à ses appli­ca­tions pra­tiques, mais assez nette quant à son but final. 

Mais, peu à peu, un but beau­coup plus res­treint vint se sub­sti­tuer à celui-ci, — sur­tout sous l’in­fluence de l’Al­le­magne qui entrait à peine dans le cercle des nations indus­trielles de l’Oc­ci­dent et sor­tait seule­ment des tenailles du pou­voir absolu. 

On main­tint tou­jours ce but final dans les consi­dé­rants théo­riques du socia­lisme. Mais on éla­bo­ra à côté un pro­gramme, tout autre, pour la pra­tique de tous les jours. 

On fit à peu près comme l’É­glise chré­tienne avait fait autre­fois, lors­qu’elle affir­ma un idéal supé­rieur de « chré­tien » mais admit en même temps que cet idéal était impos­sible à atteindre de sitôt ; et, par consé­quent, à côté de cet idéal, dont on parle encore le dimanche, elle accep­ta un idéal pour les jours de la semaine, celui du chré­tien qui pra­tique l’in­di­vi­dua­lisme à outrance, et mitige son indi­vi­dua­lisme par de douces paroles sur « l’a­mour du pro­chain » et par l’aumône. 

On fit quelque chose de sem­blable pour le socia­lisme. À côté de l’i­déal, dont on parle les jours de fête, on pla­ça l’i­déal de tous les jours : la conquête des pou­voirs dans l’É­tat actuel, la légis­la­tion pour pro­té­ger l’es­clave sala­rié contre les écarts par trop bru­taux de l’ex­ploi­ta­tion, et une cer­taine amé­lio­ra­tion du sort de cer­taines caté­go­ries de tra­vailleurs privilégiés. 

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Répu­bli­cain en Alle­magne, gré­viste ou coopé­ra­teur en Angle­terre et en Bel­gique, plus ou moins com­mu­na­liste en France, — pour­quoi le socia­lisme ne se main­tien­drait-il pas, en effet, avec sa divi­sion sub­tile entre l’i­déal des jours fériés et la pra­tique des jours de travail ? 

Et puis, étant don­né l’es­prit arrié­ré des masses, leur inca­pa­ci­té de com­prendre le « socia­lisme scien­ti­fique », — n’y avait-il pas tout avan­tage à grou­per, orga­ni­ser les masses sur des ques­tions de moindre impor­tance, et faire infil­trer, entre temps, les prin­cipes du socia­lisme ? Enta­mer la légis­la­tion, faite jus­qu’i­ci au pro­fit des classes pos­sé­dantes, pour habi­tuer les esprits à une légis­la­tion faite au pro­fit de tous ? Et ain­si de suite… Cha­cun sau­ra lui-même, s’il y tient, ren­ché­rir sur ces argu­ments, si sou­vent répétés. 

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Sur ces prin­cipes, la pro­pa­gande socia­liste fut lan­cée ; elle fut faite sur une large échelle, et on en connaît les résultats. 

Bons ou mau­vais, nous ne nous arrê­te­rons pas ici pour les appré­cier. Ce qu’il nous importe de consta­ter, c’est que la pro­pa­gande socia­liste ne peut plus mar­cher sur ces prin­cipes. On veut, dans les masses ouvrières, en savoir plus long sur le but à atteindre, et des voix de plus en plus nom­breuses s’é­lèvent pour deman­der : Où l’on va ? où et com­ment veut-on arriver ? 

C’est que le temps presse. Ces mêmes causes qui ont fait éclore le socia­lisme, imposent d’en arri­ver au plus tôt à la solu­tion. Dans les pays d’in­dus­trie avan­cée — l’An­gle­terre, la France, la Bel­gique — le nombre de ceux qui pro­duisent de leurs bras le pain, le vête­ment, le logis et même les objets de luxe, dimi­nue à vue d’œil, en rap­port de ceux qui se font une vie supé­rieure à celle du pro­duc­teur, en se fai­sant des orga­ni­sa­teurs, des inter­mé­diaires, des gou­ver­nants. Les mar­chés, sur les­quels on vend à haut prix sa mar­chan­dise et achète à vil prix les pro­duits bruts des pays arrié­rés en indus­trie, sont dis­pu­tés, l’arme au bras, par les bour­geoi­sies de toutes les nations, y com­pris les nou­veaux-venus, comme l’I­ta­lie, la Rus­sie et le Japon. Le nombre des sans-tra­vail jetés conti­nuel­le­ment hors des rangs des pro­duc­teurs, par les crises et l’en­semble des ten­dances de l’in­dus­trie, aug­mente ; il atteint les pro­por­tions for­mi­dables des bandes qui par­cou­raient la France, aux approches de 1788. Toutes ces condi­tions demandent des remèdes immé­diats ; mais la foi dans les bien­faits de la légis­la­tion pater­nelle s’en va, dès que l’on com­mence à en goû­ter. Enfin, tous les prin­cipes essen­tiels qui servent de base à l’an­cien régime et que l’on avait jus­qu’i­ci main­te­nus par les men­songes de la reli­gion et de la science, s’en vont… Le temps presse. 

On a beau hâter le replâ­trage : on s’a­per­çoit que les causes qui avaient fait son­ger à répa­rer l’é­di­fice, agissent trop rapi­de­ment ; que les habi­tants, mena­cés d’é­crou­le­ment, s’im­pa­tientent. Il faut pro­cé­der, immé­dia­te­ment, sans retard, à la recons­truc­tion com­plète, et on en demande le plan. 

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Et nous voyons se pro­duire dans les masses, gagnées au socia­lisme, ou seule­ment tou­chées par l’i­dée, un arrêt. On n’ose plus mar­cher dans la même voie sans se rendre compte : où l’on va ? qu’est-ce que l’on veut avoir ? qu’est-ce que l’on cher­che­ra à réaliser ?

Lais­ser le tout ― trou­ver le plan, l’exé­cu­ter — à ceux dont les noms sor­ti­ront un jour des urnes, après que l’on aura ren­ver­sé les gou­ver­ne­ments actuels ? — L’i­dée seule fait sou­rire l’ou­vrier qui pense — et ils sont nom­breux ceux qui pensent aujourd’hui.

Et par­tout — dans les réunions, dans les articles de jour­naux, dans les ques­tions jetées aux ora­teurs des réunions publiques, dans les conver­sa­tions — on voit sur­gir la même grande question. 

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« La pro­duc­tion de ce qui sert à satis­faire nos besoins s’est enga­gée dans une fausse voie ― très vrai ! Aban­don­née au hasard du pro­fit, elle para­lyse plus l’i­ni­tia­tive qu’elle ne la sti­mule. Elle ne répond point aux besoins. Elle ne satis­fait pas les plus pres­sés, elle en crée des mil­liers d’ar­ti­fi­ciels. Le tout est un immense gas­pillage de forces humaines. 

« La tour­nure funeste prise par l’in­dus­trie engendre les crises — et elles sont fré­quentes, alors même qu’elles ne sont pas géné­rales, — les guerres au dehors, les guerres civiles. Elle met conti­nuel­le­ment en dan­ger les quelques liber­tés poli­tiques conquises. Elle amène les vio­lences d’en haut, que le tra­vailleur ne veut plus sup­por­ter et aux­quelles il répond par les vio­lences d’en bas. 

« D’ac­cord avec tout cela, — dit le socia­liste qui pense. — Mais com­ment orga­ni­ser la pro­duc­tion sur une base nou­velle ? Par quel bout com­men­cer ? À quelle ins­ti­tu­tion sociale en confier la transformation ? 

« À l’É­tat ? c’est-à-dire au par­le­ment ? — faux en prin­cipe, faux dans ses actes, inca­pable de rien orga­ni­ser, inca­pable même de contrô­ler la besogne qu’il s’empresse d’a­ban­don­ner à une hié­rar­chie d’administrateurs ? 

« Aux petits par­le­ments muni­ci­paux qui répètent sur une moindre échelle les vices des par­le­ments nationaux ? 

« Ou bien aux syn­di­cats ouvriers qui, du jour où ils pro­cèdent par repré­sen­ta­tion, créent des par­le­ments sem­blables aux précédents ? 

« En admet­tant même qu’une ins­pi­ra­tion dont on ne voit pas d’ailleurs l’o­ri­gine, les affran­chisse des vices com­muns aux assem­blées légis­la­tives, — par quelle force met­traient-ils leurs déci­sions en exé­cu­tion ? Par la police, le juge, le geô­lier, comme auparavant ? » 

Et, du coup, tout l’im­mense pro­blème du gou­ver­ne­ment sur­git devant celui qui inter­roge. Et quand on lui souffle, comme on le fait en Alle­magne, les mots de « dic­ta­ture des hommes de confiance », — il y croit peut-être en Alle­magne, mais en Occi­dent la triade Robes­pierre-Bar­ras-Napo­léon sur­git immé­dia­te­ment devant ses yeux. Il connaît trop la dic­ta­ture pour y dépo­ser sa foi… 

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La presse socia­liste a beau dire que « tout cela » s’ar­ran­ge­ra plus tard ; qu’en ce moment il s’a­git de voter. Le socia­liste a beau s’in­cul­quer la mala­die du vote et tou­jours voter — aujourd’­hui pour un tel, dépu­té, demain — pour un tel, conseiller muni­ci­pal, après-demain — pour le conseil de la paroisse. Cela n’a­vance à rien : on ne vote pas chaque jour, et les grandes ques­tions reviennent toujours. 

Passe encore en Alle­magne, qui s’ap­proche de son 1848, et où le démo­cra­tisme socia­liste peut être main­te­nu par de vagues allu­sions des Ledru-Rol­lin et des Louis Blanc, tan­dis que l’es­sence du mou­ve­ment se dirige contre l’au­to­ri­té per­son­nelle d’un Bis­marck ou d’un Guillaume et le règne de la cama­rilla. Mais cela ne suf­fit plus en France ni en Bel­gique, encore moins en Angleterre. 

Et c’est ce qui fait que le socia­lisme s’ar­rête dans son déve­lop­pe­ment. Les nombres peuvent gros­sir, mais il manque de sub­stance : il la cherche. 

Il sort de sa pre­mière phase d’en­thou­siasme géné­ral : il doit se sub­stan­cier, se déter­mi­ner. Il doit oser se pro­non­cer net­te­ment. Il doit répondre aux grandes questions. 

Mais, com­ment le ferait-il sans se décla­rer anar­chiste ? Anar­chiste, ou dic­ta­to­rial, il doit faire son choix, et l’a­vouer. Et c’est la phase dans laquelle le socia­lisme est obli­gé d’en­trer main­te­nant, — à moins que les évé­ne­ments révo­lu­tion­naires ne viennent eux-mêmes impo­ser les solu­tions. Mais, même dans la tour­mente révo­lu­tion­naire, la même ques­tion vien­dra se poser, comme elle se posait déjà en 1848 en France. — Anar­chie ou dictature ! 

Nous revien­drons encore plu­sieurs fois sur ce sujet. 

Pierre Kro­pot­kine

La Presse Anarchiste