Ce n’est plus un simple petit procès intenté par un écrivain à des journalistes qui se déroule en ce moment au Palais de Justice. M. Victor Andreïvitch Kravchenko a‑t-il écrit lui-même J’ai choisi la liberté et MM. Wurmser et Morgan l’ont-ils diffamé en prétendant le contraire ? Les parties peuvent bien ergoter sur ce point, cela, tout le monde le sent, n’a au fond qu’une importance secondaire. Quand bien même Kravchenko n’aurait fourni qu’un canevas sur lequel, selon le procédé à la mode du re-writing, un homme de lettres américain aurait présenté l’histoire adaptée au goût d’outre-Atlantique, ce n’est, eu égard au sujet traité, qu’une question de détail. Au reste, même sur ce mince grief, l’argumentation des Lettres françaises apparaît peu probante. Le témoignage fantôme d’un hypothétique Sim Thomas, personnage qui semble peu disposé à sortir de la légende (sans doute est-il un familier de Vernon Sullivan), la personnalité même de Kravchenko qui, comme l’a souligné Me Izard, n’est pas tout à fait « l’imbécile annoncé à l’extérieur » et les maigres chausse-trapes que Morgan-Wurmser ont tenté de semer sous ses pas n’ont convaincu que leurs partisans. Pas davantage d’ailleurs ne fut décisive l’intervention des témoins français de la défense, communistes professionnels, intellectuels crypto-staliniens, flagorneurs de père des peuples, chrétiens à faux nez et progressistes à rebours, malgré leurs dissertations sur la géographie soviétique, la littérature scandinave et la syntaxe russe. Sans avoir jamais mis les pieds en URSS (hormis M. Grenier, trois semaines de séjour, voyage accompagné, suivez le guide), ces messieurs s’autorisent de trancher sur ce cas litigieux, mais leur crédit est limité.
Quant aux épithètes « traître », « déserteur », quelle valeur ont-elles dans leur bouche et n’est-ce pas un paradoxe affligeant de voir le parti qui se réclame de Lénine, ce globe-trotter en wagon plombé, et qui a pour chefs Thorez et Marty, prétendre expertiser l’aloi du patriotisme et se poser en juge de la désertion ?
Les témoins soviétiques, de leur côté, n’en ont pas plus dans leurs bagages, si l’on en excepte un solide contingent d’injures aussi pittoresques qu’inattendues. Avec une naïveté d’auteurs de mélodrames, ils chargent leur compatriote transfuge des pires tares. C’était un incapable, un paresseux, un escroc et un fanfaron. Bien entendu, il a détourné des fonds, il faisait des dettes et il abandonnait ses enfants. A‑t-on omis de signaler qu’en outre il était débauché, ivrogne et noceur ?
On se demanderait tout naturellement comment un individu chargé de tels états de service peut parvenir en Russie soviétique aux plus hauts emplois et se voir même jugé suffisamment représentatif pour que ses chefs le délèguent à l’étranger, si nous n’avions depuis longtemps déjà cessé de nous étonner sur le comportement de ce bizarre pays. Quand on a vu tant de révolutionnaires illustres, blanchis dans les prisons du tsar, subitement mués en agents de l’ennemi, vendus au capitalisme, etc. ; quand on a perçu l’écho de ces étranges procès où les inculpés avouent les crimes les plus effarants, renchérissent sur le procureur et réclament comme une faveur qu’on les exécute, on a renoncé depuis longtemps à comprendre et on a pris son parti de tout accepter ou mieux de tout refuser en bloc.
Mais voilà, comme par hasard, sitôt qu’ils ont réussi à passer en deçà du fameux rideau de fer, les « traîtres » se montrent obstinément réfractaires aux aveux. Ils accusent au contraire, avec quelle véhémence ! et leurs témoignages concordent. Depuis Trotski, le plus célèbre, il y a eu Krivitzki, ancien chef des services secrets de Staline durant la guerre d’Espagne. Il y a eu Victor Serge, Kravchenko et, tout récemment, cet attaché d’ambassade au Mexique qui a filé vers des cieux meilleurs. Il y a eu des Russes, des Polonais, des Tchèques, des notables et des obscurs, qui ont fui le paradis stalinien. Que ce soit en désertant le stade à la faveur d’un match de football providentiellement disputé en pays libre, que ce soit même en sautant par les fenêtres, il apparaît que toutes les occasions sont saisies aux cheveux et pour que des milliers d’individus estiment encore gagner au change en vivant dans les baraques des camps de « personnes déplacées », il faut bien reconnaître la répulsion inspirée aux vrais connaisseurs par la patrie du socialisme.
C’est finalement dans le simple décor d’une chambre correctionnelle parisienne, par delà la personnalité d’un évadé parmi tant d’autres, la valeur représentative d’un hebdomadaire partisan et le douteux témoignage de deux oudarniks du journalisme, ce procès-là qu’on instruit.
Une telle mise en accusation eût certes mérité une audience plus large. On peut déplorer que l’exiguïté de la salle restreigne à quelque deux cents le nombre des auditeurs et que, devant leur afflux, on ait dû limiter l’accès aux reporters étrangers ; ceux-ci ne pouvant assister qu’à une séance sur deux, à tour de rôle. C’est trop encore pour les communistes, conscients de leur mauvaise cause, qui cherchent dans la procédure motif à protestation contre cette gênante publicité. Prétendaient-ils trancher le cas selon les normes de leur justice à eux, énigmatique et expéditive ? Si leur religion sévit, de gré ou de force, sur le cinquième du globe, il reste dans les quatre autres cinquièmes un public pour préférer la discussion à la propagande et la clarté aux mystères impératifs du dogme.
On sent bien que le bât les blesse et ce procès, depuis qu’il est annoncé, trouble leurs nuits. Que n’eussent-ils fait pour l’empêcher ? Le livre de Kravchenko, traduit en vingt-huit langues, avait déjà provoqué suffisamment de tapage. Le gratifier de ce regain de réclame constitue ce qui, même en langage léniniste-marxiste, mérite de s’appeler une gaffe. M. Wurmser, l’homme d’esprit du parti, dont l’article a provoqué ce pataquès, doit se morigéner d’avoir si mal à propos mêlé un de ses grains de sel à une sauce déjà pas mal épicée. Malheureusement, le procès se plaide, et non seulement devant quelques magistrats au verdict limité, mais devant l’opinion du monde entier. Et de se voir contraints tout à coup d’opérer en pleine lumière, nos communistes font piètre figure. Recevable devant les fanatiques, les chloroformés d’Huma, les intoxiqués de Ce soir, leur casuistique fait long feu quand elle s’adresse à des esprits trop rebelles aux virtuosités de la dialectique pour admettre qu’il est des cas où deux plus deux omettent de donner quatre en s’additionnant. Ils en restent dépités et rageurs, tels des charlatans de foire incapables de faire recette dès lors qu’un initié a révélé leur truquage aux badauds.
La relation des débats telle que nous la livre leur presse est ce qu’on en pouvait attendre : tronquée, déformée, fielleuse et plus fournie d’insultes que d’arguments. Tout ce qu’apportent Kravchenko et ses témoins est naturellement passé sous silence. Que leur expert, M. Kahn, soit obligé de reconnaître qu’il ignore l’existence d’un nommé Sim Thomas, qu’un article publié par M. Koriakov, autre Russe affranchi du soviétisme, imprudemment invoqué par eux, se révèle à la lecture un témoignage à leur encontre, que l’avocat de Kravchenko les mette, à leur grand effroi, en contradiction avec Molotov, c’est autant que les dévots lecteurs de la presse bolchevique ignoreront toujours. Ce qui n’empêche pas les stakhanovistes d’écritoire de vitupérer la grande presse, coupable selon eux de dénaturer les faits et de taire la vérité.
Pour prendre la main dans le sac ces menteurs effrontés, peut-on mieux faire que reproduire au passage cet entrefilet, extrait de l’Humanité-Dimanche du 13 février et intitulé (avec quelle saveur ! qu’on en juge) : Championnat de jésuitisme.
En fait de « sténographie », arrivé au passage « délicat », l’Aurore résume :
« Et Me Nordmann sort de son dossier une fiche remplie par, Kravchenko en 1942. C’est un formulaire administratif comme nous les remplissons tous constamment. »
Un point, c’est tout. Avec ça, le lecteur de l’Aurore est renseigné !
Or, voici, in extenso, le compte rendu incriminé, tel qu’il a paru dans l’Aurore du 10 février :
Et Me Nordmann sort de son dossier une fiche remplie par Kravchenko en 1942. C’est un formulaire administratif comme nous les remplissons tous constamment. À l’étude de cette fiche, il ressort que Kravchenko n’a indiqué ni son passage à l’Université de Karkhov, ni son inscription aux Komsomols (jeunesses communistes) ni son emploi de directeur d’usine. Il a indiqué seulement : « Employé ». La défense reconnaît, cependant, qu’il a bien été ingénieur principal, mais cherche à diminuer la valeur de ce titre.
Quant à Kravchenko, un peu troublé par cette pièce apportée de Moscou par un témoin, il déclare que c’est une fiche incomplète et s’étonne qu’on ne produise pas les deux fiches, très détaillées, qu’il a remplies au moment de son entrée dans ses hautes fonctions à Moscou et aussi au moment de son départ pour l’Amérique. Il se réserve donc.
— Qu’on me produise aussi ces deux documents et je répondrai sur le fond.
Qui contestera que, dans la compétition de jésuitisme, nos staliniens ont, pour user du jargon sportif, « pulvérisé » tous les records ?
Puisque les sténographies de l’Aurore et du Figaro leur semblent si partiales, du moins aurait-on pu attendre du principal acteur du drame, ces Lettres si curieusement qualifiées françaises, un procès-verbal intégral. Ce serait témoigner beaucoup de candeur et prêter aux rédacteurs de ce journal une conception boukharino-trotskiste de l’objectivité, une notion hitléro-marshallienne du fair play, bref des symptômes alarmants de la « déviation », cette maladie inquiétante récemment apparue sur le globe et qu’on traite avec succès par le froid, en Sibérie, dans des établissements spécialisés. Rassurons-nous, nos russophiles du carrefour Châteaudun sont exempts de tels écarts. Quelle qu’en soit la sinuosité, ils excellent à demeurer « dans la ligne ».
Toutes ces petites saloperies n’ont que l’importance qu’on veut bien leur attribuer, c’est-à-dire guère plus que n’ont de valeur les déclarations des témoins en service commandé que nous diligente la patrie des prolétaires.
Il s’agit de se prononcer sur un régime de terreur qui a condamné à la torture et à la mort des millions de personnes, un, dictateur effroyable qui a transmué un territoire immense en un bagne gigantesque. Que pèsent en telle conjoncture les insinuations incontrôlables du mouchard Silienko, les injures du camarade Romanov ou les confidences de Mme Gorlova sur ses avatars en ménage et ses histoires de fœtus interrompu ?
Oui, le livre de Kravchenko est véridique. Ni les menaces, ni les insultes, ni les arguties avocassières de robins qui seraient mieux à leur place dans les « purges » que dans une enceinte de justice n’y pourront rien changer. Et dans leur rage, les zoologistes de la Pravda, jugeant trop euphémique la classique appellation de « vipère lubrique », ont tout loisir de décréter que Kravchenko est un « rat visqueux ». Cela ne peut intéresser que M. Wurmser qui, par cette définition, s’expliquera l’échec de ses dérisoires artifices. Tant il est vrai qu’il est ridicule de vouloir prendre un rat, surtout visqueux, avec des pièges à insectes et des tapettes à souris.
Kravchenko a dit vrai et il nous a montré avec la précision d’un homme qui a vécu l’expérience, l’horrible intimité d’un système social qui constitue la plus monstrueuse entreprise esclavagiste que l’histoire ait jamais connue. Sa relation s’accorde avec ce qu’avaient pu en pressentir d’autres témoins, qu’ils s’appellent Gide, Céline, Yvon, Citrine, Andrew Smith ou Arthur Kœstler. Nous le savons de façon certaine, le socialisme de Staline est une duperie, la grande « démocratie » prolétarienne est une escroquerie éhontée, la révolution est trahie. Ce rideau de fer ne dissimule que des taules.
Que des générations de militants aient lutté et souffert, que des esprits généreux se soient sacrifiés pour aboutir à une aussi monumentale faillite laisse matière à réflexion.
Ce serait restreindre le problème qu’y voir uniquement la responsabilité d’une clique ambitieuse, Staline et sa cour. La cause profonde réside dans la philosophie même du marxisme, dans cette négation des valeurs spirituelles et de toute moralité que renferme le léninisme.
Il n’est pas vrai, en définitive, que la fin justifie les moyens et qu’on puisse normalement parvenir ad augusta per angusta, à des buts nobles par des moyens ignobles. Ce sont les premiers chrétiens qui ont apporté à l’humanité ce qu’il y a de valable dans le christianisme, non les Jésuites.
Les hommes sont sortis depuis déjà quelques millénaires de l’animalité. Il existe en eux une notion que les marxistes leur dénient, celle de la justice et du droit. En sorte que, dans la querelle aujourd’hui centenaire qui opposa Marx à Proudhon, c’est Proudhon, l’homme pur, qui donnait la primauté à l’esprit de justice, à la morale, à la loyauté, toutes vertus dont se gaussent nos dialecticiens matérialistes, qui avait raison.
Il faut pour l’homme et singulièrement pour le réformateur qu’il retourne à cette conception, qu’elle le guide tant dans sa lutte que dans l’édification de la société dont il rêve. La dignité, la rigueur morale, la conscience qui animaient les combattants de la Commune et, plus près de nous, les pionniers du syndicalisme première manière, sont seules capables d’engendrer un progrès dans les rapports humains. Les bolchevicks ont tout corrompu, tout souillé, tout gangrené au nom d’un réalisme dont le résultat pratique s’avère désastreux.
Puissent les craquements qu’on perçoit dans l’édifice des modernes despotes, les zizanies qui éclatent entre dictateurs et politiciens orgueilleux de leurs « mains sales » et la révolte qu’on sent latente dans l’univers concentrationnaire libérer l’homme de l’esclavage marxiste et consacrer l’échec de l’immoralité érigée en système et du massacre collectif envisagé comme procédé de gouvernement.
Quoi qu’il en soit, ce procès apporte sa contribution à l’œuvre de régénération nécessaire. Il est réconfortant, pour ceux qui conçoivent le patriotisme autrement que dans la néfaste gloriole de la puissance guerrière, qu’il ait lieu en France. Ainsi, ce pays retrouve-t-il le chemin des traditions qui lui ont donné son rayonnement.
Si les peuples opprimés tournaient leurs regards vers la France, si les ouvriers bulgares en grève ou les Roumains en révolte contre un tyran chantaient la Marseillaise, c’est que notre pays incarnait les Droits de l’Homme, qu’ils lui conféraient le prestige d’une nation à qui l’individu brimé pouvait toujours en appeler.
La vraie grandeur serait de reconquérir cette place. En réplique à ce monde maudit que régente Staline et que rêvent de nous importer ses zélateurs, la première mesure serait que nos gouvernants ouvrent leurs bagnes et vident leurs prisons.
Véritable et pacifique défi à tous les « pères des peuples » à la façon d’Ugolin, un tel geste, réparant tant de « jugements » à la russe prononcés dans un moment de folie dont il conviendrait d’effacer le souvenir, ferait plus pour le renom de la France que les fanfaronnades de ses militaires, la portée de ses canons ou le tonnage en explosifs de ses avions de bombardement.
[/Maurice