Ne pouvant à cette heure dormir dans une herbe humectée de crépuscule, marcher sur le sable, flâner dans Paris, délirer avec un ami ou tenir dans mes bras une créature de charme, j’écris sur la vie. Je fais cela parce que, dans l’instant, ma vie vaut moins que moi. Proust vivait en art le temps perdu, en s’isolant du monde, guetté par cette mort qui ne l’a pas surpris. Vais-je savoir, ce soir, parler de ce que j’adore en donnant l’impression du contraire ? Écrire sur la vie sans passion me paraît nul et non avenu. Le monde périt par le manque de ferveur. Aux yeux de l’observateur, cette époque ne vaut rien. Ce moment du
Comment concevoir la vie sans l’amour ? Et comment aimer l’amour sans la poésie ? Siècle pire que tous les autres, tel est celui que nous traversons, où les poètes sont injuriés, frappés par la haine, l’imbécillité, la laideur, la société, avant d’être assassinés, puis immortels.
« Je prévois pour la jeune poésie de grandes souffrances », disait Nerval.
Excusez-moi : je donnerais tout Descartes pour l’émotion d’un sourire, la signification d’un visage et la bouleversante lueur de vie d’un regard qui ne s’oublie, plus.
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Parfois je sens se dessiner en moi l’idée d’arrêter ce « passant qui passe », – ô Prévert ! –, pour lui dire :
« Vivre ne vous étonne pas ! Vous trouvez cela naturel, vous, la vie ! Il ne vous est pas arrivé d’avoir envie d’attendre le prochain métro, puis le prochain, puis encore le prochain, puis changer de direction, descendre tout au bout de la ligne, prendre un autobus, vous diriger vers la Marne, vous griser de liberté, voluptueusement, faire tout ce qui vous passe par la tête, rire si vous en éprouvez brusquement le désir, causer à cette fille dont les yeux ont quelque chose à dire et qui regarde l’eau couler, ne se doutant pas qu’elle humanise le paysage, vous faire traiter d’anarchiste par les sots qui jouent auprès de vous les rôles d’amis, avoir l’air d’un fou, d’un « artiste », recevoir les sarcasmes que la hargne populaire et bourgeoise réserve aux rêveurs ?
« Vous ne vous trouvez pas cadavérique, homme du hasard, dans votre costume de bon citoyen, d’ancien combattant, d’ahuri sérieux et de stupide sans vie ? »
Mais ce n’est là qu’un caprice.
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Ce qui manque le plus à l’homme d’aujourd’hui, c’est le génie, ou si l’on préfère la liberté. Cet homme ne sait pas vivre, n’aspire pas à vivre, n’aime pas. On ne vit qu’en « faisant ». Être libre ne veut pas dire : se mouvoir librement ; cela exprime l’intelligence libertaire, la hauteur de vue du génie de la liberté. Sachant cela, on comprend mieux Stendhal, ce poète des passions, et son culte de l’homme libre. La liberté est d’abord un état d’âme. Sinon, elle ne se projette pas à l’extérieur. Tout foyer lumineux réside au dedans, à l’intérieur de l’homme. Le reste n’est rien. Voyez comme la terrible liberté de Shakespeare porte l’empreinte de son génie. Voix de la conscience en toute chose, Hamlet, ce prince des princes, est poète de l’intelligence. Tout se reconnaît et s’identifie à un certain sommet. C’est dans la vallée que l’on s’entend mal, au village des hommes, dans les rues du monde, là où il y a des flics, des juges et des militaires de carrière.. Prenez l’homme moyen de 1949, dites-lui qu’il est libre et suivez-le ; il n’ira pas loin. La liberté est trop lourde ; il ne peut la porter ; elle lui pèse ; il s’en débarrasse ; il ne connaît pas son prix, sa valeur inestimable. Vous avez cru lui donner un trésor… Erreur ! Rien ne se donne de même que rien ne s’achète alors que tout se paye, y compris le gratuit, surtout le gratuit. On ne fait pas un homme libre ; c’est l’homme libre qui se fait lui-même. Et tout vient de l’amour. Dès lors, la vie n’est déjà plus la vie, car elle n’est valable que par la merveilleuse faculté de l’art. Et tout homme est artiste s’il est libre, mais à cette condition de liberté seulement. Ainsi, cet Allemand, ce Japonais, empoisonnés au dialecte de la dictature, ce Français, intoxiqué de théories doctrinales, cet Américain, synchronisé au rythme moderne, tous ces types de l’espèce humaine, ne savent plus ce qu’est véritablement la vie, ne sont plus libres n’aiment plus être libres, ne sentent plus par eux-mêmes,
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Philosophiquement, j’ai déjà dit ce que j’avais à dire dans l’esquisse critique intitulée « Regard méditatif sur quelques aspects de l’utilisation de la méthode », publiée dans Défense de l’Homme de janvier 1949. Faut-il ajouter que les logiciens auront toujours raison, mais que cela est sans importance parce que la Raison n’est Rien tant qu’elle est Tout ! Ce qui fait la beauté du dernier article de Lecoin au sujet des amnisties, c’est précisément son dépassement de la raison par la grâce de sa vérité intérieure. La musique est tellement plus grande que la géométrie ! Et Pascal, poète qui s’ignore, penseur qui met de la musique dans son gouffre, est tellement plus émouvant que Pascal inventeur du calcul des probabilités !
J’aime l’homme qui sait avant d’avoir appris. L’intuition est une extraordinaire chose. Et, entre l’homme qui raisonne et la femme qui sent, mon choix est fait depuis longtemps. Je ne vois l’intelligence que dans les courbes de la musique. Tout poème est un raccourci visuel. Quelques murmures de Verlaine m’en disent davantage qu’un volume du colossal Hugo. Et Les Fleurs du mal ont plus d’importance, dans ma sensibilité, que Le Discours de la méthode, ce chef‑d’œuvre rigoureusement classique. Tout voyant est un lucide supérieur. Et l’un des plus prodigieux se nomme Rimbaud. Un seul langage vaut : celui du génie.
Ne cherchez pas ailleurs ; ailleurs, c’est le vide.
C’est le génie qui fait la vie. Avant lui, elle « n’existait pas ». Il ne peut y avoir vie que là où il y a « conscience de la vie ».
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La Grèce antique a fait de la vie un art. Le Parthénon a une harmonie, un rythme linéaire, une musique. Il représente la plus belle des civilisations. Nous lui devons un peu de notre langage. Permettez-moi de citer ici quelques lignes, déjà citées par mes soins, d’ailleurs, du Gide de L’Immoraliste. Dans ce livre d’une tonalité remarquable, l’auteur des Nourritures terrestres fait dire au Wildien Ménalque :
« Savez-vous ce qui fait de la poésie aujourd’hui et de la philosophie surtout, lettres mortes ? C’est qu’elles se sont séparées de la vie. La Grèce, elle, idéalisait à même la vie ; de sorte que la vie de l’artiste était elle-même déjà une réalisation, poétique ; la vie du philosophe, une mise en action de sa philosophie ; de sorte aussi que, mêlées à la vie, au lieu de s’ignorer, la philosophie alimentant la poésie, la poésie exprimant la philosophie, cela était d’une persuasion admirable. Aujourd’hui, la beauté n’agit plus ; l’action ne s’inquiète plus d’être belle ; et la sagesse opère à part. »
Lumineuse parole d’un esthète qui n’a pas, pour rien, évoqué la Grèce, terre de poésie du génie grec, du génie humain, où l’architecture se fait musique et la pensée poésie.
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1900 fut aussi un moment où la vie prit des airs de fête galante et montra une « beauté d’être ». Parce que je l’aime, je connais très bien cette époque. Et Nicole Vedrès, en un film fameux, nous a restitué des bouffées de charme de cette fin d’une ère.
Mais, il faut le dire, cet amour de la vie fut, au fond, une comédie de l’amour. Ce libertinage a joué jusqu’au train allant à Berlin, en août 1914, le jeu charmant de ses sens usés et de son esprit viveur.
Oscar Wilde venait de s’effondrer. On faisait vibrer les sensualités comme un instrument qui a beaucoup servi, qui sourit en se plongeant dans l’ivresse. Ce n’était pas la joie, mais le plaisir. Tout de même, à travers la lassitude, le passage d’un siècle à un autre, les changements, la misère que combattait Jaurès, l’enfer industriel qui montrait le bout de son vilain nez, les « demi-vierges » de Prévost et les fantaisies d’Apollinaire, il restait encore un art de vivre ! Pas pour longtemps, hélas ! 1900, c’est une note de musique. Quelques hommes l’ont encore en eux. Les autres, tous les autres, ont trahi leur jeunesse, ont craché sur leur enfance. Plaignons-les. Ils ne le méritent pas, mais plaignons-les quand même. Un peu de pitié ne nuit pas si on est assez digne pour ne pas en abuser.
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Et maintenant la vie n’est plus la vie. « Et tout est abîmé », a dit Prévert.
Cette époque est celle des charlatans, des politiciens, des gardes-chiourmes, des espions internationaux, des faux monnayeurs et autres trafiquants, véritable vermine qui prêche la morale dans le bourbier sans nom où l’homme rejoint l’animal.
On ne perd pas une minute : en faisant l’amour, on calcule comment on va rouler l’oncle Amédée.
Où sont les affirmateurs de vie, à défaut des grands sages ? Mais que fait-on dans les universités ? Il est vrai que l’on forme des avocats, des employés de commerce et des « rhétoriciens du vide », tous futurs électeurs et gens honorables.
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On a avoué quelquefois des craintes amicales, à mon adresse, devant mon goût très prononcé pour Nietzsche. Et pourtant, en nuançant intelligemment et en éloignant les Clemenceau du débat, ne faut-il pas considérer que le nietzschéen est un créateur de vie, un lyrique de l’énergie ? Nietzsche est le poète qui se fait fou, emporté par son délire. Ne sentez-vous pas la luxuriante intensité de la vie que son œuvre en général et Zarathoustra en particulier dégagent ? Personne n’a mieux qu’Abel Gance parlé de Nietzsche ; écoutez-le :
« Quelquefois des larmes tremblent aux bords de ses phrases, amenées par cette incessante angoisse que les hommes sont trop ce qu’ils sont ; elles tremblent aux bords des phrases qui s’obscurcissent comme des yeux ; puis on sent que l’homme s’est ressaisi, la larme ne tombe pas et ne ternit pas la ligne pure de la pensée. Elle tombe en dedans, et la phrase continue, marmoréenne. »
Oui, il serait bon de relire Nietzsche plus souvent. Comme Pascal, il peut tout détruire. Il achève sa danse folle dans la folie. Il a gagné. Grand destin de celui qui a dit : « Il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées. » Singulière vision du monde. Soulèvement philosophique d’un musicien de la pensée. À l’heure où l’homme baisse la tête devant ses crimes et ne l’agite que devant le tiroir-caisse de ses intérêts sordides, les derniers hommes de quelque qualité feraient bien de retremper leur métal, de temps à autre, dans le bouillonnement de Nietzsche, faiseur d’éclairs. Je sais bien que l’orgueil éblouit ce rêveur ; mais il faut accepter l’homme en bloc ou pas. Le partage, l’arrangement ne sauraient lui convenir. Même ses éclats wagnériens sont à prendre. Et quel fortifiant pour la vie et pour la folle bataille avec le monde !
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Ce paysage humain ressemble à une table d’addition dans un taudis croulant. Dans les quartiers bombardés, on reconstruit des maisons ; ces habitations sont d’une laideur à faire pleurer un enfant et fuir un oiseau. Les organisations pauvrement sociales ressemblent à des toiles d’araignées. La littérature courante a des odeurs d’alcôve. Les oisifs se font psychanalyser avec l’argent de leurs pères, marchands de mensonges. Les femmes font les enfants que les hommes leur ont donnés. On jouit dans la crasse. Les soldats font l’exercice. Les prostituées sont concurrencées par l’amateurisme. On pille ; on vole ; on tue ; on salit ; on souille ; on crache. Quant au christianisme, il bénit et implore un pardon de catéchisme.
Tout va pour le laid dans le moins beau des mondes.
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Pourtant, les fleurs s’épanouissent, encore. Il reste un mystérieux et invisible réseau d’émotions. Il y a les amours qui ne se disent pas ou ne se disent plus ou ne se sont jamais dites ; il y a l’insolite de la larme qui ne coule pas, le beau désespoir du méditatif, le flottement des choses, le canal Saint-Martin, les films de Carné, le souvenir de Vigo, les quais de la Seine, les amis, les images voilées de brume, les petits ramoneurs allemands, les Français de Paris, les cinémas de quartier et les jolies filles de partout… la Vie.
Aimer la vie malgré la vie, ou suivre Nerval dans le suicide. Le reste est journalisme, ONU, train de l’Amitié, etc., et nous n’avons rien à y voir.
Ce n’est pas le même langage.
[/Roger