La Presse Anarchiste

Beauté d’être

Ne pou­vant à cette heure dor­mir dans une herbe humec­tée de cré­pus­cule, mar­cher sur le sable, flâ­ner dans Paris, déli­rer avec un ami ou tenir dans mes bras une créa­ture de charme, j’écris sur la vie. Je fais cela parce que, dans l’instant, ma vie vaut moins que moi. Proust vivait en art le temps per­du, en s’isolant du monde, guet­té par cette mort qui ne l’a pas sur­pris. Vais-je savoir, ce soir, par­ler de ce que j’adore en don­nant l’impression du contraire ? Écrire sur la vie sans pas­sion me paraît nul et non ave­nu. Le monde périt par le manque de fer­veur. Aux yeux de l’observateur, cette époque ne vaut rien. Ce moment du xxe siècle veut tout perdre. Bien­tôt, il ne lui res­te­ra plus que les hommes qui sont en désac­cord avec lui, ces « quelques-uns » dont parle Gide dans son Jour­nal.

Com­ment conce­voir la vie sans l’amour ? Et com­ment aimer l’amour sans la poé­sie ? Siècle pire que tous les autres, tel est celui que nous tra­ver­sons, où les poètes sont inju­riés, frap­pés par la haine, l’imbécillité, la lai­deur, la socié­té, avant d’être assas­si­nés, puis immortels.

« Je pré­vois pour la jeune poé­sie de grandes souf­frances », disait Nerval. 

Excu­sez-moi : je don­ne­rais tout Des­cartes pour l’émotion d’un sou­rire, la signi­fi­ca­tion d’un visage et la bou­le­ver­sante lueur de vie d’un regard qui ne s’oublie, plus.

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Par­fois je sens se des­si­ner en moi l’idée d’arrêter ce « pas­sant qui passe », – ô Pré­vert ! –, pour lui dire :
« Vivre ne vous étonne pas ! Vous trou­vez cela natu­rel, vous, la vie ! Il ne vous est pas arri­vé d’avoir envie d’attendre le pro­chain métro, puis le pro­chain, puis encore le pro­chain, puis chan­ger de direc­tion, des­cendre tout au bout de la ligne, prendre un auto­bus, vous diri­ger vers la Marne, vous gri­ser de liber­té, volup­tueu­se­ment, faire tout ce qui vous passe par la tête, rire si vous en éprou­vez brus­que­ment le désir, cau­ser à cette fille dont les yeux ont quelque chose à dire et qui regarde l’eau cou­ler, ne se dou­tant pas qu’elle huma­nise le pay­sage, vous faire trai­ter d’anarchiste par les sots qui jouent auprès de vous les rôles d’amis, avoir l’air d’un fou, d’un « artiste », rece­voir les sar­casmes que la hargne popu­laire et bour­geoise réserve aux rêveurs ?

« Vous ne vous trou­vez pas cada­vé­rique, homme du hasard, dans votre cos­tume de bon citoyen, d’ancien com­bat­tant, d’ahuri sérieux et de stu­pide sans vie ? »

Mais ce n’est là qu’un caprice.

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Ce qui manque le plus à l’homme d’au­jourd’­hui, c’est le génie, ou si l’on pré­fère la liber­té. Cet homme ne sait pas vivre, n’aspire pas à vivre, n’aime pas. On ne vit qu’en « fai­sant ». Être libre ne veut pas dire : se mou­voir libre­ment ; cela exprime l’intelligence liber­taire, la hau­teur de vue du génie de la liber­té. Sachant cela, on com­prend mieux Sten­dhal, ce poète des pas­sions, et son culte de l’homme libre. La liber­té est d’abord un état d’âme. Sinon, elle ne se pro­jette pas à l’extérieur. Tout foyer lumi­neux réside au dedans, à l’intérieur de l’homme. Le reste n’est rien. Voyez comme la ter­rible liber­té de Sha­kes­peare porte l’empreinte de son génie. Voix de la conscience en toute chose, Ham­let, ce prince des princes, est poète de l’intelligence. Tout se recon­naît et s’identifie à un cer­tain som­met. C’est dans la val­lée que l’on s’entend mal, au vil­lage des hommes, dans les rues du monde, là où il y a des flics, des juges et des mili­taires de car­rière.. Pre­nez l’homme moyen de 1949, dites-lui qu’il est libre et sui­vez-le ; il n’ira pas loin. La liber­té est trop lourde ; il ne peut la por­ter ; elle lui pèse ; il s’en débar­rasse ; il ne connaît pas son prix, sa valeur ines­ti­mable. Vous avez cru lui don­ner un tré­sor… Erreur ! Rien ne se donne de même que rien ne s’achète alors que tout se paye, y com­pris le gra­tuit, sur­tout le gra­tuit. On ne fait pas un homme libre ; c’est l’homme libre qui se fait lui-même. Et tout vient de l’amour. Dès lors, la vie n’est déjà plus la vie, car elle n’est valable que par la mer­veilleuse facul­té de l’art. Et tout homme est artiste s’il est libre, mais à cette condi­tion de liber­té seule­ment. Ain­si, cet Alle­mand, ce Japo­nais, empoi­son­nés au dia­lecte de la dic­ta­ture, ce Fran­çais, intoxi­qué de théo­ries doc­tri­nales, cet Amé­ri­cain, syn­chro­ni­sé au rythme moderne, tous ces types de l’espèce humaine, ne savent plus ce qu’est véri­ta­ble­ment la vie, ne sont plus libres n’aiment plus être libres, ne sentent plus par eux-mêmes, ne sont plus. Tout plu­riel évoque pour moi un camp de concen­tra­tion. Les États ritua­lisent la vie, par le relai de la Loi et de la Reli­gion. Et toute vie prise dans son essence pure est anar­chiste. Mais l’Anarchie est un roman­tisme dif­fi­cile, tra­gique, dont on meurt vite, si l’on ne dis­pose pas d’un céré­brisme intense, d’une culture et d’une jeu­nesse d’âme excep­tion­nelles. C’est pour cela que les anar­chistes sont si rares, si peu nombreux.

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Phi­lo­so­phi­que­ment, j’ai déjà dit ce que j’avais à dire dans l’esquisse cri­tique inti­tu­lée « Regard médi­ta­tif sur quelques aspects de l’utilisation de la méthode », publiée dans Défense de l’Homme de jan­vier 1949. Faut-il ajou­ter que les logi­ciens auront tou­jours rai­son, mais que cela est sans impor­tance parce que la Rai­son n’est Rien tant qu’elle est Tout ! Ce qui fait la beau­té du der­nier article de Lecoin au sujet des amnis­ties, c’est pré­ci­sé­ment son dépas­se­ment de la rai­son par la grâce de sa véri­té inté­rieure. La musique est tel­le­ment plus grande que la géo­mé­trie ! Et Pas­cal, poète qui s’ignore, pen­seur qui met de la musique dans son gouffre, est tel­le­ment plus émou­vant que Pas­cal inven­teur du cal­cul des probabilités !

J’aime l’homme qui sait avant d’avoir appris. L’intuition est une extra­or­di­naire chose. Et, entre l’homme qui rai­sonne et la femme qui sent, mon choix est fait depuis long­temps. Je ne vois l’intelligence que dans les courbes de la musique. Tout poème est un rac­cour­ci visuel. Quelques mur­mures de Ver­laine m’en disent davan­tage qu’un volume du colos­sal Hugo. Et Les Fleurs du mal ont plus d’importance, dans ma sen­si­bi­li­té, que Le Dis­cours de la méthode, ce chef‑d’œuvre rigou­reu­se­ment clas­sique. Tout voyant est un lucide supé­rieur. Et l’un des plus pro­di­gieux se nomme Rim­baud. Un seul lan­gage vaut : celui du génie.

Ne cher­chez pas ailleurs ; ailleurs, c’est le vide.

C’est le génie qui fait la vie. Avant lui, elle « n’existait pas ». Il ne peut y avoir vie que là où il y a « conscience de la vie ».

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La Grèce antique a fait de la vie un art. Le Par­thé­non a une har­mo­nie, un rythme linéaire, une musique. Il repré­sente la plus belle des civi­li­sa­tions. Nous lui devons un peu de notre lan­gage. Per­met­tez-moi de citer ici quelques lignes, déjà citées par mes soins, d’ailleurs, du Gide de L’Immoraliste. Dans ce livre d’une tona­li­té remar­quable, l’auteur des Nour­ri­tures ter­restres fait dire au Wil­dien Ménalque :

« Savez-vous ce qui fait de la poé­sie aujourd’­hui et de la phi­lo­so­phie sur­tout, lettres mortes ? C’est qu’elles se sont sépa­rées de la vie. La Grèce, elle, idéa­li­sait à même la vie ; de sorte que la vie de l’artiste était elle-même déjà une réa­li­sa­tion, poé­tique ; la vie du phi­lo­sophe, une mise en action de sa phi­lo­so­phie ; de sorte aus­si que, mêlées à la vie, au lieu de s’ignorer, la phi­lo­so­phie ali­men­tant la poé­sie, la poé­sie expri­mant la phi­lo­so­phie, cela était d’une per­sua­sion admi­rable. Aujourd’­hui, la beau­té n’agit plus ; l’action ne s’inquiète plus d’être belle ; et la sagesse opère à part. »

Lumi­neuse parole d’un esthète qui n’a pas, pour rien, évo­qué la Grèce, terre de poé­sie du génie grec, du génie humain, où l’architecture se fait musique et la pen­sée poésie.

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1900 fut aus­si un moment où la vie prit des airs de fête galante et mon­tra une « beau­té d’être ». Parce que je l’aime, je connais très bien cette époque. Et Nicole Vedrès, en un film fameux, nous a res­ti­tué des bouf­fées de charme de cette fin d’une ère.

Mais, il faut le dire, cet amour de la vie fut, au fond, une comé­die de l’amour. Ce liber­ti­nage a joué jus­qu’au train allant à Ber­lin, en août 1914, le jeu char­mant de ses sens usés et de son esprit viveur.

Oscar Wilde venait de s’effondrer. On fai­sait vibrer les sen­sua­li­tés comme un ins­tru­ment qui a beau­coup ser­vi, qui sou­rit en se plon­geant dans l’ivresse. Ce n’était pas la joie, mais le plai­sir. Tout de même, à tra­vers la las­si­tude, le pas­sage d’un siècle à un autre, les chan­ge­ments, la misère que com­bat­tait Jau­rès, l’enfer indus­triel qui mon­trait le bout de son vilain nez, les « demi-vierges » de Pré­vost et les fan­tai­sies d’Apollinaire, il res­tait encore un art de vivre ! Pas pour long­temps, hélas ! 1900, c’est une note de musique. Quelques hommes l’ont encore en eux. Les autres, tous les autres, ont tra­hi leur jeu­nesse, ont cra­ché sur leur enfance. Plai­gnons-les. Ils ne le méritent pas, mais plai­gnons-les quand même. Un peu de pitié ne nuit pas si on est assez digne pour ne pas en abuser.

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Et main­te­nant la vie n’est plus la vie. « Et tout est abî­mé », a dit Prévert.

Cette époque est celle des char­la­tans, des poli­ti­ciens, des gardes-chiourmes, des espions inter­na­tio­naux, des faux mon­nayeurs et autres tra­fi­quants, véri­table ver­mine qui prêche la morale dans le bour­bier sans nom où l’homme rejoint l’animal.

On ne perd pas une minute : en fai­sant l’amour, on cal­cule com­ment on va rou­ler l’oncle Amédée.

Où sont les affir­ma­teurs de vie, à défaut des grands sages ? Mais que fait-on dans les uni­ver­si­tés ? Il est vrai que l’on forme des avo­cats, des employés de com­merce et des « rhé­to­ri­ciens du vide », tous futurs élec­teurs et gens honorables.

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On a avoué quel­que­fois des craintes ami­cales, à mon adresse, devant mon goût très pro­non­cé pour Nietzsche. Et pour­tant, en nuan­çant intel­li­gem­ment et en éloi­gnant les Cle­men­ceau du débat, ne faut-il pas consi­dé­rer que le nietz­schéen est un créa­teur de vie, un lyrique de l’énergie ? Nietzsche est le poète qui se fait fou, empor­té par son délire. Ne sen­tez-vous pas la luxu­riante inten­si­té de la vie que son œuvre en géné­ral et Zara­thous­tra en par­ti­cu­lier dégagent ? Per­sonne n’a mieux qu’Abel Gance par­lé de Nietzsche ; écoutez-le :

« Quel­que­fois des larmes tremblent aux bords de ses phrases, ame­nées par cette inces­sante angoisse que les hommes sont trop ce qu’ils sont ; elles tremblent aux bords des phrases qui s’obscurcissent comme des yeux ; puis on sent que l’homme s’est res­sai­si, la larme ne tombe pas et ne ter­nit pas la ligne pure de la pen­sée. Elle tombe en dedans, et la phrase conti­nue, marmoréenne. »

Oui, il serait bon de relire Nietzsche plus sou­vent. Comme Pas­cal, il peut tout détruire. Il achève sa danse folle dans la folie. Il a gagné. Grand des­tin de celui qui a dit : « Il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées. » Sin­gu­lière vision du monde. Sou­lè­ve­ment phi­lo­so­phique d’un musi­cien de la pen­sée. À l’heure où l’homme baisse la tête devant ses crimes et ne l’agite que devant le tiroir-caisse de ses inté­rêts sor­dides, les der­niers hommes de quelque qua­li­té feraient bien de retrem­per leur métal, de temps à autre, dans le bouillon­ne­ment de Nietzsche, fai­seur d’éclairs. Je sais bien que l’orgueil éblouit ce rêveur ; mais il faut accep­ter l’homme en bloc ou pas. Le par­tage, l’arrangement ne sau­raient lui conve­nir. Même ses éclats wag­né­riens sont à prendre. Et quel for­ti­fiant pour la vie et pour la folle bataille avec le monde !

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Ce pay­sage humain res­semble à une table d’addition dans un tau­dis crou­lant. Dans les quar­tiers bom­bar­dés, on recons­truit des mai­sons ; ces habi­ta­tions sont d’une lai­deur à faire pleu­rer un enfant et fuir un oiseau. Les orga­ni­sa­tions pau­vre­ment sociales res­semblent à des toiles d’araignées. La lit­té­ra­ture cou­rante a des odeurs d’alcôve. Les oisifs se font psy­cha­na­ly­ser avec l’argent de leurs pères, mar­chands de men­songes. Les femmes font les enfants que les hommes leur ont don­nés. On jouit dans la crasse. Les sol­dats font l’exercice. Les pros­ti­tuées sont concur­ren­cées par l’amateurisme. On pille ; on vole ; on tue ; on salit ; on souille ; on crache. Quant au chris­tia­nisme, il bénit et implore un par­don de catéchisme.

Tout va pour le laid dans le moins beau des mondes.

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Pour­tant, les fleurs s’épanouissent, encore. Il reste un mys­té­rieux et invi­sible réseau d’émotions. Il y a les amours qui ne se disent pas ou ne se disent plus ou ne se sont jamais dites ; il y a l’insolite de la larme qui ne coule pas, le beau déses­poir du médi­ta­tif, le flot­te­ment des choses, le canal Saint-Mar­tin, les films de Car­né, le sou­ve­nir de Vigo, les quais de la Seine, les amis, les images voi­lées de brume, les petits ramo­neurs alle­mands, les Fran­çais de Paris, les ciné­mas de quar­tier et les jolies filles de par­tout… la Vie.

Aimer la vie mal­gré la vie, ou suivre Ner­val dans le sui­cide. Le reste est jour­na­lisme, ONU, train de l’Amitié, etc., et nous n’avons rien à y voir.

Ce n’est pas le même langage.

[/​Roger Tous­se­not./​]

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