Des fleurs, partout des fleurs…, des géraniums ligneux, hauts comme des arbustes, avec sur leur feuillage d’un vert pâle le rouge violent de leurs fleurs rigides…, des héliotropes gigantesques, qui grimpent le long des murs, comme des glycines, et qui embaument…, des rosiers, des rosiers surtout, des rosiers partout, des blancs, des jaunes, des roses, des panachés, fleuris à profusion, malgré les rameaux gourmands, les tailles défectueuses, un abandon presque total de quatre années…, et des arbres au clair feuillage découpé, des arbres odorants, jaunes, du jaune un peu bébête des canaris, des mimosas… Et encore, les aloès barbelés et aigus, les cactus paradoxaux avec leurs étranges feuilles soudées l’une à l’autre au hasard par un ouvrier fou, et leurs fruits singuliers, rouges verrues poussées on ne sait comment ni pourquoi, leurs figues de Barbarie savoureuses mais traîtresses aux doigts gourmands. Des boules, pareilles à des tomates, pendent bizarrement, comme de minuscules lanternes vénitiennes, aux rameaux totalement dépouillés des kakis. Ici les fraises mûrissent dans les arbres. Du moins, qui ne s’y méprendrait en regardant un arbousier ? Sur les pentes des collines, les vignes jaunissantes s’étagent en gradins ; des oliviers peut-être centenaires poussent hors de leur tronc tordu des branches flexibles chargées d’un feuillage gris-sombre ; plus haut, sur les versants les plus arides, des pins maritimes profilent leur élégance un peu banale de modèles habitués à poser pour les peintres d’affiches…, au fond du paysage la mer bleue… un steamer qui traîne avec lenteur un panache de fumée noire, plus grand que lui… du côté opposé de l’horizon de dures montagnes grises, avec des arêtes vives et nues, pareilles à des scies ébréchées. Et sur tout cela le ciel le plus pur du Midi, en décembre, une teinte d’azur unpollué, un soleil glorieux qui ne veut pas qu’on le regarde en face… Des parfums, des couleurs, de la tiédeur, de la lumière… la plus belle fête que la nature puisse offrir aux sens dans le plus doux pays du monde.
Mais cette joie du monde ne sert à rien qu’à encadrer la triste maison des malades, le bâtiment sinistre qui est dans la santé du paysage comme un abcès dans une chair vivante. Avec ses quatre étages de pierre blanche encore neuves, son toit de tuiles propres, sa véranda, son perron et sa balustrade de marbre, la netteté de sa masse cubique le sanatorium tient une place excessive. Il domine, on ne voit que lui. Le dos solidement appuyé à la montagne, il tourne vers la vallée et vers la mer le regard de ses cent fenêtres. Sa façade, d’une symétrie inexorable, se détache cruellement sur le fond un peu sombre du paysage. Il accapare le regard ; le soleil semble n’éclairer que lui ; toute la beauté du pays n’est qu’un repoussoir à sa laideur insolente. Il est le maître. Au-dessus du bonheur des choses il affirme les droits de la souffrance humaine.
C’est ici qu’on a rassemblé les plus infortunés et les moins glorieux déchets de la guerre. Ceux-ci ne portent pas une blessure qu’ils puissent étaler pour s’enorgueillir. Ils n’ont même pas, comme le cul-de-jatte ou le manchot, la consolation de pouvoir dire : « J’ai perdu mon bras ou mes jambes à telle bataille… ce fut une rude journée… voici la médaille et la croix qui démontrent mon héroïsme. » L’ennemi qui les a frappés les attendait invisiblement dans la boue des tranchées, dans l’humidité des sombres abris, dans la poussière de la paille souillée de crachats et de fange, où ils s’étendaient avec confiance pour prendre un rapide repos. Ceux-ci ne sont pas des héros, car la morsure du bacille est lente et ne se révèle pas tout d’un coup. Le sang même qu’elle répand et que l’héromoptysie arrache aux poumons, par saccades, n’est pas le sang pur des combats. C’est un sang inavouable ; un sang honteux. Le seul sang honorable est celui que répand la balle qui perfore ou l’éclat qui fracasse. Pour verser le sang du phtisique il ne fut pas besoin d’un choc brutal. Il a suffi de quelques années de misère. De veilles dans le noir, les nerfs tendus vers l’ennemi comme des antennes sensibles. De sommeils trop brefs et coupés de brusques sursauts. De marches sous la pluie et sous la neige. Du sac trop lourd aux épaules. De l’angoisse trop lourde au cœur. D’une nourriture insuffisante et uniforme. De la faim même quelquefois. De l’eau impure. De l’ennui. D’une souffrance terre-à-terre et quotidienne, et si longtemps subie qu’on l’acceptait presque, la fin, comme une nécessité naturelle. Ils ne sont donc pas des héros – il est bien vrai – les hommes qu’on rencontre en ce lieu-ci. Et ils n’ont qu’une chose à faire, respirer cet air tiède qui leur permettra peut-être de mourir un peu moins vite. Espérer en la vie avec ce qui leur reste d’espérance. Regarder les fleurs – puisqu’il est interdit de les cueillir – et se taire.
[|* * * *|]
C’est ici la maison de la toux. Par toutes les fenêtres, à travers toutes les portes, la toux éclate, râle, grommelle, hoquette, racle, arrache, expectore. On imagine des sanies monstrueuses qui viennent fleurir sur de pauvres lèvres trop blanches, comme les moisissures mêmes de la mort. Des purulences innombrables qui, dans un déchirement, montent du fond des poitrines, et crèvent au grand jour dans un jaillissement empoisonné. Des poumons qui peu à peu se vident comme un fruit véreux, et le tissu vital où l’air et le sang se rencontre transformé en une éponge inerte, gorgée de pus, et trouée de cavernes. Ces hommes jeunes, qui circulent, et dont quelques-uns présentent encore l’apparence de la santé, sont aussi vieux en vérité que des vieillards. Car ils pourraient, avec presque autant de certitude, faire sur leurs dix doigts le compte de leurs dernières années. Mais ils ne le font point. C’est une grâce souveraine qui accole au mal le plus implacable la plus-puissante et la plus pitoyable des illusions. Même quand la peau jaunit, et que les orbites se creusent, même quand les muscles atrophiés ne sont plus, sous les téguments trop lâches, sur les os saillants, que de minces cordages inutiles, les condamnés songent encore à vivre, et caressent les joies futures de leur vie. Ils font des projets, très lointains. Les modestes se voient à la campagne, élèvent sagement des canards et des oies, et réalisent le rêve des poètes : une chaumière et un cœur. Les mégalomanes assouvissent des ambitions fantastiques. L’homme d’affaires est millionnaire, la voix du poète retentit à tous les échos de l’univers, le militaire professionnel voit s’allumer à la manche de son veston les sept étoiles ; et tous marchent parmi une foule asservie de femmes luxueuses, amoureuses et belles. Un matin on les trouvera inertes dans leur lit. Et le mal ne souffle leur rêve qu’avec la petite flamme tremblotante de leur conscience.
Les plus valides, ceux qui marchent, ceux qui vont à la cure d’air, et descendent à table pour prendre le repas en commun, sont entrés ici à peu près pareils aux autres hommes. Pour la plupart ils ignoraient leur mal, ou ils n’y croyaient pas. À peine avaient-ils franchi le seuil de la maison qu’ils voulaient fuir, empoignés d’une vague angoisse, nostalgique déjà, comme le voyageur qui abandonne l’oasis fraîche et douce pour pénétrer dans le désert de sable, dont on ne pressent pas la fin. Puis peu à peu ils se sont adaptés. La vie du « sana », méthodique, réglée, avec l’inévitable répétition des mêmes gestes, aux mêmes heures, les a saisis, roulés dans un linceul de paresse et d’uniformité. Ils s’abandonnent. Ils désapprennent à agir, ils perdent le goût de penser. Ils rêvassent et ils digèrent. Leur bonheur dépend de l’ascension du mercure dans un thermomètre, du poids que marque le fléau d’une balance. N’avoir plus de fièvre, engraisser, voilà la préoccupation constante qui leur tiendra lieu d’idéal. Et bientôt ils oublieront ce qui faisait leur fierté d’hommes. Ils ne sont plus que des tuberculeux, comme les autres…
Leur horizon se rétrécit aux quatre murs de la maison. Le « sana » est un microcosme, un monde minuscule et autonome, où s’agite une humanité incomplète, et comme mutilée de ses plus belles qualités humaines. Elle a perdu l’orgueil, il lui reste la vanité. Ici, entre les condamnés que le même mal devrait rassembler dans une communauté fraternelle, subsiste le souci des préséances, et le goût des artificielles hiérarchies. Il y a une table des capitaines, et le « quatre galons » qui figure ici en exemplaire unique, ne saurait oublier qu’il est le « commandant » ! Les lieutenants et quelques capitaines portent des pyjamas qui n’ont rien de spécifiquement militaire. Mais le « commandant » ne se montre jamais que sous sa tunique horizon où luisent les quatre galons miraculeux. Une cordialité banale facilite les relations entre ces hommes. Mais en réalité chacun d’eux se sent seul, et souvent, d’individu à individu, de groupe à groupe, couvent des inimitiés secrètes, qui éclatent parfois, dans une explosion de haine. On s’observe avec malveillance. Le moindre incident prend des proportions démesurées. Les moindres gestes sont épiés, commentés, déformés ; les moindres intentions sont suspectées. Les susceptibilités s’exacerbent. Les caractères aigrissent comme un vin trop longtemps conservé en tonneau. Et un médecin aurait beau champ ici pour observer la « psychose » spéciale aux réunions d’hommes oisifs et malades.
C’est le milieu qui les façonne ainsi… Ils sont, au fond, de braves gens, de pauvres hommes…
[|* * * *|]
J’ai quitté le « sana », et ses couloirs trop propres, où les crachoirs de porcelaine blanche montent tous les vingt mètres leur immuable faction, J’ai fui la fade odeur de maladie et de remèdes. J’ai cueilli, malgré les écriteaux prohibitifs, la plus belle rose blanche, avec un feston rosé à l’entour de chaque pétale, et je suis allé m’asseoir sous les mimosas.
De là j’observe le bâtiment hostile. Un bruit de voix joyeuses me parvient, mêlé à des éclats de toux. Un piano moud une valse banale, mais dont les motifs mille fois ressassés éveillent cependant en mon cœur – pourquoi ? est-ce le lieu, est-ce l’heure du jour déjà déclinant ? – je ne sais quels échos mélancoliques. Un grand chien-loup bondit sur la terrasse, il pose les pattes de devant sur le parapet, darde sous deux yeux d’un éclat diabolique un museau pointu, une langue rouge, longue et molle. Et, voici que derrière lui s’avance une apparition lente et blanche, une femme qui porte la blouse et le voile immaculé des infirmières. Elle vient s’accouder à la terrasse, le chien lève vers elle un mufle sympathique. Elle est jolie ; mais comme son visage est pâle ! Et ses doigts, allongés par la maigreur, se croisent dans un geste de prière…
Celle-là aussi… et pourquoi celle-là, Dieu qu’on dit tout puissant et de toute sagesse ? Cependant que le clair soleil qui va sombrer dans la houle pétrifiée des montagnes, que le soleil me soit témoin, petite sœur inconnue, que vous n’avez pas mérité ce châtiment ! Vous n’avez au cœur nulle haine. Vous n’avez pas manié, avec la joie criminelle des forts, les instruments qui assassinent. Votre domaine à vous était celui de la pitié, de la douceur. Grâce à vous, les membres indolents connaissaient le soulagement des linges frais, où vos mains légères les emmaillotaient, comme on fait d’un petit enfant. Ceux qui souffraient aimaient votre démarche, votre rire, votre voix. Vous évoquiez pour eux, la maman, la sœur, ou l’amante. Et rien que de vous voir apparaître sous la baraque de planche ou de toile, ils sentaient que se relâchaient les tenailles de la douleur. Qu’ils souffrent, eux qui ont créé de la souffrance… peut-être est-ce une, espèce de justice, après tout… Mais vous, pourquoi… pourquoi ?… Qu’avez-vous fait ?…
Maintenant elle ramène ses mains sur sa poitrine, comme si elle voulait ramasser toute sa vie en elle, et la contenir, cette vie qui fuit malgré elle, comme l’eau d’une outre percée. Elle respire le parfum des fleurs, et ses narines se dilatent, et sa blouse se soulève dans un soupir… Un instant elle laisse tomber sur moi un regard bleu, d’une limpidité inexorable. Mais bien vite elle se détourne de moi, qui ne suis qu’un homme, pour regarder intensément la vie… Peu à peu l’ombre tombe sur la maison des condamnés, une cloche a tinté, la forme blanche disparaît. Les mimosas exhalent un parfum plus lourd… Tout est ténèbres.
[/Paul