La Presse Anarchiste

Celles qui se sont tues

Avant que nous éle­vions notre voix, arrê­tons-nous un ins­tant, mes amis, pour nous tour­ner vers les grands muets som­brés à l’éternel silence.

Quel cime­tière déjà dans notre cœur !

La mort n’est pas effrayante. C’est nous qui lui avons don­né son visage atroce. Quand elle vient à la fin de la jour­née de labeur, que le bon arti­san de – la plume, du burin ou de l’outil se sent la main lasse et qu’il a goû­té plei­ne­ment les fruits lourds du ver­ger d’automne, il peut s’endormir satisfait.

On essaie mal­adroi­te­ment de nous apprendre à vivre ; on a peur de nous ensei­gner à mou­rir. Cette mort qui nous suit, ombre fidèle, dès notre pre­mier cri, on nous la tra­ves­tit. Pour­quoi ne nous la montre-t-on pas telle qu’elle demeure, forme mou­vante à l’infini, prin­temps rejaillis­sant de l’arbre dénu­dé et accrochent à notre tombe, pour en parer la glaise, la somp­tuo­si­té de ses floraisons.

Telle est la mort !

Je vou­drais qu’on fit voir à l’adolescent son vrai visage, qu’il sache com­bien son joug est moins cruel que celui de la vieillesse sénile qui rompt les genoux et des­sèche le cœur.

Mais pour quelle soit la ber­ceuse venant de sa main froide sur notre tempe endor­mir nos fièvres, il faut qu’elle arrive – ain­si le rêvait Stuart Merill – un soir, d’un pas fur­tif, auprès de la mai­son. Alors nous ne détour­ne­rons pas la tête et nous sui­vrons sans révolte le geste mys­té­rieux qu’elle nous fera.

Mais eux n’avaient pas ter­mi­né la jour­née. Ils n’ont pas lais­sé tom­ber l’outil, Parce qu’ils n’étaient pas fati­gués, leur œuvre reste une ébauche, ils ne l’ont pas achevée.

Ils sont par­tis et, nous ne les avons pas revus. Le sillon pro­mis aux bonnes mois­sons dévo­ra leur dépouille et nous n’osons, trem­blants de la réa­li­ser, évo­quer la vision d’horreur ils sombrèrent.

Un jour, nous avons appris qu’ils ne revien­draient plus. Ces mots ne prirent pas de suite leur puis­sance. Quand les retours eurent com­men­cé, alors nous avons vrai­ment com­pris que nous devions prendre le deuil.

Des fêtes triom­phales, des arcs fleu­ris !… Plus ils reculent cette apo­théose vaine, plus iro­nique elle nous paraî­tra. La peine s’enfonce dans le sou­ve­nir comme un pieu en terre molle ; à mesure que le temps des adieux s’éloigne, le sou­rire de nos morts, au lieu de s’effacer, revient, insis­tant, nous deman­der aumône.

Et nous ne pou­vons que bais­ser la tête. Jamais plus ! Il n’est pas d’autre cla­meur à ce point déses­pé­rée, il n’en est point qui davan­tage appelle le tor­tu­rant pour­quoi. Si nous savions qu’ils sont tom­bés ivres d’un idéal, peut-être serions-nous moins tristes. Mais quel cri s’échappa de leur bouche quand ils durent fran­chir le seuil étroit, et quel reproche jeté vers nous ?

On a vou­lu faire par­ler les cadavres. On a cité les ombres san­glantes à com­pa­raître. On les a dres­sées contre les vivants. Ils ont tout osé, pour faire triom­pher le grand mensonge.

Debout les morts ! O mes amis si chers, par­don­nez-noue de vous avoir livré

[/​Fanny Clar./​]

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