Psychodore venait de parler touchant l’incertitude des certitudes humaines. Un auditeur se leva. Nul ne le connaissait encore parmi les disciples, car il était arrivé depuis quelques heures à peine. Mais on sut plus tard qu’il se nommait Théomane.
Théomane, s’irritant contre le vieux philosophe, dit :
– Je méprise tes paroles, moi qui en ai entendu de plus hautes et de plus riches. Mais je ne puis les répéter, parce qu’on m’a fait jurer le silence. O Psychodore, au lieu de répandre ton ignorance, poussière stérile, tu devrais te faire initier et ensemencer par les prêtres d’Éleusis. O Psychodore, ton esprit est un flambeau peut-être noble ; mais nul flambeau ne s’allumera par lui-même, et celui qui initie est le seul Prométhée qui détienne le feu des esprits.
Or Théomane ferma les yeux à demi, et il avait sur les lèvres un sourire étrange. Car il revoyait, tremblant de nouveau, le geste de l’hiérophante qui écarte les voiles ; et son âme répétait, écho ébloui, les formules que devant elle une voix de certitude planta comme des torches dans l’or vide des fables.
– Je me méfie, dit négligemment Psychodore, des lumières qui se cachent. Le soleil éclaire le sommet chauve des montagnes plus longtemps que les bois et les vallées, mais il n’entre pas aux cavernes où se terrent les brigands et les prêtres des cultes secrets.
– O méchant ! les brigands s’assemblent pour faire le mal, mais les initiés s’assemblent pour faire le bien.
– De quel bien parles-tu ?
– Tout ce que j’ai le droit de dire, c’est qu’on m’a promis, pour après la mort, des joies délicieuses, intenses et qui ne finiront point. Afin de mériter ce trésor merveilleux et inépuisable, je me conduis pieusement.
– Tu te conduis follement, toi qui, au lieu de te chercher, cherches ce qui peut-être n’existe point.
– Même si la promesse était un mensonge, s’écria l’initié, ô le noble mensonge qui me donne l’espérance…
– Espérance d’aujourd’hui, déception de demain.
– … Et elle me tient debout, l’utile espérance ; et seule elle me conduit vers le bien.
– Tu aimes un fantôme qui te vole le réel. Tu aimes un rêve qui t’empêche d’accomplir ton œuvre. Tu pousseras ta charrue parmi les nuages, au lieu d’ensemencer ton champ.
– Tes paroles me sont obscures.
Mais Psychodore, s’adressant à tous :
– Entendez une parabole :
[| – O – |]
Un vieillard qui allait mourir songea :
– Mes trois fils sont des hommes ordinaires. Je voudrais en faire des travailleurs vaillants et acharnés. Par quel moyen leur enseignerai-je utilement que le travail est un trésor ?
Il réfléchit un instant. Puis il sourit. Car il croyait avoir trouvé.
Ayant fait venir ses enfants, il leur parla d’un air de mystère :
– Ne répétez le secret à personne. Dans le champ que je vous laisse pour seul héritage est caché, profond mais énorme, un trésor. L’endroit, je ne le sais pas. Mais vous êtes assez forts pour fouiller partout.
Ayant dit ces paroles, le vieillard mourut tranquille. Il espérait que la terre, mieux remuée, donnerait à ses fils triple moisson.
Or le plus jeune des frères se croyait poète. Il passait les journées étendu dans le champ. Il se disait, avec une émotion joyeuse : « Je suis peut-être sur le trésor ! » Il rêvait aux voluptés que sa part lui donnerait et parfois, tirant des tablettes de son sein, il inscrivait une mauvaise épigramme en l’honneur des dieux et de leurs bienfaits.
Les deux aînés fouillaient la terre âprement. Quand ils arrivaient au coin où rêvait le faiseur de vers, ils lui criaient : « Lève-toi, bon à rien ! Tu es sans doute, sur le trésor. » Lui, portait plus loin son corps et la banalité éblouie de ses songes et eux fouillaient l’endroit où s’enfonçait leur espérance.
Mais leur espérance était une racine sans tige, et qui fuit devant l’effort, et que la main ne saisira jamais. Ils la cherchaient toujours plus profond, et ils ne trouvaient rien.
Quand le temps des semailles fut venu, l’aîné dit :
– Pourquoi sèmerions-nous ? La valeur d’une récolte est un néant, si tu la compares au trésor que nous découvrirons demain.
Le second fut d’un autre avis :
– Semons toujours. J’aime les bénéfices qui s’additionnent. Tu ne jetteras pas une portion, même petite, du trésor. Pourquoi donc laisserions-nous perdre ce que nous pouvons gagner en plus ?
Il sema par tout le champ. Mais, avec la même mauvaise humeur ou la même indifférence qu’il bousculait son jeune frère, il retournait le blé qui poussait quand, au lieu de croire le trésor à l’endroit pauvre où son frère rêvait, il l’imaginait à l’endroit riche où l’herbe s’efforçait.
La moisson enrichit les autres et les trois frères ne récoltèrent rien. Leur pauvreté affolée retourna la terre avec des mains qui tremblent. Même le poète se mit à fouiller aussi avidement que les autres.
Mais bientôt des créanciers vinrent, qui s’emparèrent du champ. Le domaine étant trop petit pour payer toutes les dettes que s’étaient permises ces riches de demain, les chercheurs de trésor furent eux-mêmes vendus comme esclaves.
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