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Sous une forme peut-être un peu sévère, l’article de notre, collaborateur Alfretd Naquet, n’en constitue pas moins une thèse sérieuse et bien argumentée. Le prochain N° contiendra une réponse de Lorulot et dans la discussion qui suivra, nous verrons avec plaisir les opinions opposées s’affirmer ici parallèlement, pour le plus grand profit du lecteur.
(La Rédaction)
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André Lorulot, dont je suis loin de partager toutes les idées, mais dont j’aime la sincérité, a publié récemment une intéressante brochure : La Vie nomade. Dans cette brochure, sans se faire illusion ni chercher à faire illusion à qui que ce soit sur les qualités morales des Romanichels, il ne cache pas la sympathie que ces outlaws lui inspirent.
Un plumitif bourgeois, dit-il, a comparé le nomade à un ver qui traverserait en le rongeant le fruit de la civilisation. C’est peut-être vrai, mais avant de les condamner, il est indispensable de se rappeler que les conditions d’existence offertes par la Société actuelle aux non possédants, sont loin de leur permettre un développement rationnel. Ce n’est qu’avec répugnance qu’un homme fier et digne, aux aspirations libertaires, acceptera la vie déprimante des ateliers, bagnes où l’on salarie, où l’on tue lentement par l’exploitation, la mauvaise hygiène, le surmenage. [Comment blâmer l’indompté qui tente de se soustraire à cet asservissement et qui cherche à vivre par tous les moyens ? N’est-il pas plus énergique et plus valeureux que la masse qui l’entoure et contribue à sa misère ?
J’avais fait remarquer à Lorulot que le moyen qui consiste à s’affranchir des servitudes en vivant au dépens d’autrui est vieux comme le monde ; que les bourgeois, les patrons ne font pas autre chose ; et quoiqu’opérant par des méthodes différentes – et peut-être, je lui concède, moins antipathiques parce que l’autorité les pourchasse au lieu de les protéger, les romanichels n’en sont pas moins eux aussi des parasites qui, à ce titre, méritent notre réprobation.
Lorulot m’a répondu une lettre pleine d’intérêt en ce sens que la doctrine anarchiste s’y montre dans toute sa netteté. J’en détache les lignes suivantes :
C’est à juste titre que vous qualifiez le nomade de parasite et que vous l’assimilez au capitaliste. Au point de vue général vous avez raison. Mais au point de vue individuel chacun ne doit-il pas vivre par tous les moyens que la Société lui impose ? Et parmi ceux-ci ne doit-il pas choisir ceux qui le diminuent le moins ? Est-il préférable pour l’individu d’agoniser dans un bagne patronal ou d’adopter la vie libre du réfractaire et de l’illégal ?
À mon avis l’honnêteté est encore le meilleur rempart de l’iniquité capitaliste, et il est indispensable de nous délivrer de ce sot préjugé. L’honnêteté – ou respect de la personne et des biens d’autrui – ne devant subsister qu’entre camarades, à l’égard de ceux avec lesquels nous sympathisons, et non envers l’ennemi bourgeois.
Quant au Parasitisme, tous nous sommes à un degré quelconque exploiteurs et exploités. Celui qui ne produit pas utilement est aussi néfaste que le nomade ou le rentier. De même que le producteur utile qui accepte de laisser des oisifs et des privilégiés engloutir les richesses qu’il a créées.
En attendant, il faut vivre ; et encore une fois mieux vaut se révolter contre les barrières économiques que de les supporter avec résignation… Dans l’espoir d’un monde meilleur
Ceci ne me parait pas pouvoir être laissé sans réplique parce que la doctrine anarchique s’y montre dans toute son orthodoxie que jusqu’à présent, je l’avoue, j’avais mal comprise.
L’anarchiste n’est pas un révolutionnaire social. Il ne croit pas – et ceci a déjà fait l’objet d’une controverse entre Lorulot et moi [[Socialisme, anarchisme et révolution. Un volume.]] – à la possibilité de transformer la société par une action, soit légale, soit violente. C’est un « révolutionnaire individuel ». L’Humanité ? La Collectivité ? Il n’en a cure. Ce qu’il veut chambarde ce sont les cerveaux des individus. Quant à l’humanité, elle se modifiera quand la mentalité des masses se sera transformée ; et si cela n’arrive que dans dix mille ans peu importe ! – Au surplus, à cette transformation il ne croit guère, et nous venons de voir qu’il qualifie de
Dès lors l’anarchiste n’a plus qu’un objectif : l’individu ; lequel doit s’affranchir de toutes les entraves, et vivre sa large vie de liberté. Pourvu que ce ne soit pas au détriment des camarades, cela suffit. Il peut la vivre aux dépens du reste de la société, c’est-à-dire de la société presqu’entiere.
Si celui sur qui il prélève les éléments de sa libre vie est un bourgeois dont la propriété puisse être assimilée à un vol, très bien ! il n’y aura là qu’une reprise, le prélèvement est opéré sur un travailleur qui a péniblement gagné ce que le « dévaliseur de poulailler », lui enlève, tant pis pour lui ! Le producteur utile, qui ne se révolte pas contre la Société et en respecte les lois, est aussi néfaste que le bourgeois et mérite l’expropriation à laquelle on le soumet.
Ainsi, qu’un romanichel, et l’on peut aussi bien ajouter un cambrioleur, dévalise un propriétaire dont on juge la propriété mal acquise, il n’y a pas là un vol mais une simple reprise, dit Lorulot. Il se trompe. Il s’agit bien là d’un Vol. Pour qu’il y eût reprise il faudrait que la propriété eût été soustraite à celui qui s’en saisit. Ce n’est pas le cas, car si même ce dernier, comme la masse des travailleurs, a participé à sa création, cette participation est infime et ne lui confère aucun droit à reprendre le tout. La reprise ne peut donc pas être individuelle mais sociale. Individuelle, elle constitue la permanence du vol avec de simples changements dans la chose volée.
D’autre part, toute propriété ne provient pas d’une usurpation. L’usurpation n’existe que là où l’un profite du travail d’autrui sans le faire profiter du sien dans une mesure équivalente.
Un cordonnier travaille chez lui, sans employer d’ouvriers, et sans prolonger sa tâche au-delà de la moyenne sociale. Il n’exploite et ne vole personne. Le Gypsy qui lui dérobe sa paire de souliers le frustre du fruit de son travail, l’assassine peut-être en lui arrachant le moyen de vivre. – Et j’en dis autant de celui qui aura par une habile maraude pris au pauvre paysan le poulet qu’il avait nourri lui-même avec le blé qu’il avait fait pousser. – Ce Bohémien fait ce qu’anarchistes, comme socialistes reprochent justement au patronat vis-à-vis des salariés. C’est un Criminel.
Me dira-t-on que le paysan ne doit s’en prendre qu’à lui-même parce qu’en ne se révoltant pas contre une société inique, il se rend responsable de l’iniquité ? J’objecterai que cette affirmation démontre une absolue méconnaissance des lois de l’histoire. – Un individu isolé n’a pas la puissance de briser l’état social. Il s’y briserait lui-même, et nul n’a encore décrété l’héroïsme obligatoire. D’ailleurs pour se révolter il faut savoir que le milieu est mauvais ; et si ce que prétendent les libertaires relativement à là mentalité générale est exact, la plupart des exploités l’ignorent. Au surplus, il y a contradiction à condamner la révolution violente et générale comme impuissante à aboutir et à punir les travailleurs de ce qu’ils ne se révoltent pas.
Sous le prétexte que j’ai le droit de vivre, puis-je donc, sans enfreindre un principe supérieur d’altruisme, tuer pour le voler non pas même l’exploiteur, mais le travailleur qui vit à peine, l’exploité ? puis-je le dépouiller pour me faire une vie libre ? Si oui ! pourquoi blâmer le capitaliste qui prélève un bénéfice sur le travail de ses ouvriers ? Il ne fait que ce que l’on exalte chez le maraudeur, et ce que l’on exaltera quelque jour – ce que d’autres individualistes ont exalté déjà – chez l’apache.
Telle est en somme la conception des anarchistes. Dominés par le sentiment de l’individualisme, ne reconnaissant de réalité que dans l’individu, ils n’entendent pas non plus se sacrifier à l’humanité, qu’ils considèrent comme une entité métaphysique, qu’à Dieu, et ils affirment leur droit d’être des adeptes à une vie libre et heureuse, quels que soient les moyens de se la procurer. Sans doute ils désireraient que la mentalité générale fût telle que tous les humains devinssent des camarades, des associés dans un milieu communiste – et c’est là ce qui les rend sympathiques. Mais au fond, à cette société harmonique ils ne croient guère ; et tout comme les bourgeois, ils s’efforcent d’en réaliser les avantages pour eux-mêmes sans se soucier de savoir si, dans la société actuelle, ils peuvent obtenir cette réalisation autrement qu’en vivant aux dépens d’autrui.
Au point de vue pratique, sinon à celui d’une sentimentalité vague, un seul point les sépare des bourgeois. Ceux-ci sont pour un parasitisme ordonné avec hérédité et hiérarchies sociales, tandis qu’eux tiennent pour un parasitisme dans le désordre où les mieux adaptés se feront leur place.
Tout autre est la conception socialiste. Les socialistes estiment que la mentalité générale est fonction de facteurs variés dont le plus important est le facteur économique. Et, comme les syndicalistes, ces frères avec lesquels si souvent ils discordent, ils s’organisent, s’efforcent d’amener à eux le plus grand nombre possible de prolétaires conscients pour devenir les plus forts, accomplir sans indemnité l’expropriation générale de tous les instruments de production, et créer un ambiant où se développera, dans la fraternité communiste, une mentalité d’amour et de respect réciproque substituée à la mentalité de haine et de guerre qui caractérise le temps présent.
Aussi les socialistes traitent-ils volontiers les anarchistes d’aristocrates et de bourgeois, tandis que ceux-ci les accusent eux de sacrifier la liberté à l’égalité.
Je ne pense pas que les socialistes veuillent en aucun cas sacrifier la liberté à l’égalité. Ils savent bien que toute organisation qui négligerait la liberté périrait.
Par contre, en lisant Lorulot, qui ne cèle absolument rien de ses vues, il m’apparaît bien qu’en effet l’anarchie est une théorie aristocratique. C’est la théorie du surhomme élevant à lui le reste du genre humain si cela lui est possible, mais ne l’espérant guère et se préoccupant fort peu de ce que deviendra la grande masse, le déchet social, s’il n’y parvient pas.
Eh bien ! en ce qui me concerne, si j’étais obligé d’abandonner mes espérances socialistes ; si je jugeais le parasitisme fatal, entre celui des anarchistes et celui des bourgeois, c’est, je l’avoue sans ambages, le second que je préférerais.
Les bourgeois, au moins, instituent une production intense, nous assurent en outre une sécurité relative, et ces deux éléments réunis permettent aux exploités eux-mêmes d’améliorer dans une certaine mesure leur situation.
Au contraire, par l’insécurité qui en serait la conséquence, le parasitisme désordonné porterait à la production une atteinte telle que la misère irait sans cesse en s’accentuant. Anarchisme et Bourgeoisie me seraient tous les deux néfastes : mais le second représenterait un moindre mal.
En un mot, la somme de vie consciente serait plus diminuée par le parasitisme anarchique que par le parasitisme bourgeois, tandis que le socialisme se propose de faire disparaître toutes les formes de l’exploitation, en faisant de tous les hommes des frères réconciliés dans l’égalité et dans la liberté.
J’ai cru longtemps que l’anarchie était une forme – comme l’avant-garde – du socialisme.
En mieux étudiant la pensée anarchique, et au risque d’attrister des amis dont j’estime la sincérité et les intentions droites, je suis obligé de déclarer qu’a cette heure j’en arrive à considérer l’anarchie comme une dérivation de la pensée bourgeoise et par suite comme un élément de pessimisme et de réaction.
Je puis me tromper car nul n’est infaillible, mais c’est sous ce jour que les choses m’apparaissent, et Lorulot est trop franc, trop hostile à toutes les réticences et trop tolérant pour ne pas me pardonner de le lui dire comme je le sens.
[/Alfred