La Presse Anarchiste

Faux calculs

Les récentes élec­tions du Vene­zue­la ont per­mis la vic­toire du par­ti que dirige le pré­sident Betan­cour. D’autre part, peu aupa­ra­vant, le pré­sident Ken­ne­dy avait été assassiné.

Le com­men­taire clas­sique que nous avons lu en ce qui concerne le second évé­ne­ment est que c’était là les risques du métier, et que Ken­ne­dy avait été vic­time de son propre régime, puisque son assas­sin était un ancien « marine ». Il fal­lait bien main­te­nir la tra­di­tion, même avec des argu­ments qui ne résistent pas à l’analyse. Car l’attentat poli­tique est rare­ment le fait d’hommes qui sont le fruit du régime atta­qué à tra­vers ses repré­sen­tants. Case­rio ne fut pas « condi­tion­né » par l’armée fran­çaise, pas plus que les exé­cu­teurs du pré­sident du Conseil Eduar­do Dato ne l’avaient été par le par­ti monar­chiste conser­va­teur espa­gnol sous le régime d’Alphonse xiii.

Quoi qu’il en soit, la réac­tion des cama­rades avec qui nous avons par­lé de cet atten­tat a été exac­te­ment la nôtre : nous ne pou­vons que regret­ter la mort de Ken­ne­dy, non parce que nous défen­dons un gou­ver­nant pour être tel, mais parce que dans la situa­tion actuelle du monde, cer­tains hommes pla­cés aux leviers de com­mande de la poli­tique inter­na­tio­nale peuvent jouer un rôle déter­mi­nant en ce qui concerne le sort de la pla­nète entière.

Ceux-là mêmes qui font cam­pagne contre Fran­co et le fran­quisme savent très bien que, si le des­pote s’en va demain, d’autres gou­ver­nants le rem­pla­ce­ront. Nous ne disons pas pour cela qu’ils font cam­pagne pour ces gou­ver­nants ; ils font cam­pagne contre l’oppression et pour plus de liber­té, ce qui n’est pas la même chose. Et ils sont très heu­reux de pro­fi­ter de cette liber­té. Au-des­sus de la tête de l’homme abat­tu, c’est cela qui nous inté­resse. Car c’est un men­songe déma­go­gique qu’affirmer que tous les gou­ver­nants sont les mêmes. Il est une vieille phra­séo­lo­gie qu’un peu de bon sens devrait bannir.

Le cas des élec­tions véné­zué­liennes est très res­sem­blant. Au Vene­zue­la, les cas­tristes mènent contre le régime libé­ral, avec l’armée spé­cia­le­ment orga­ni­sée et ravi­taillée par Cas­tro, une lutte impla­cable, qui a déjà cau­sé de nom­breuses vic­times. Si ces gens triom­phaient, nous aurions une dic­ta­ture dite popu­laire, qui anéan­ti­rait tous les mécon­tents et cau­se­rait, comme à Cuba, un recul humain effrayant, avec les réper­cus­sions que l’on sup­pose sur le stan­dard de vie de la popu­la­tion. Mais si l’attaque au seul régime poli­tique qui, depuis la nais­sance de la nation, a pu ter­mi­ner l’exercice du pou­voir sans qu’intervienne une dic­ta­ture conser­va­trice ou mili­taire devient dan­ge­reuse, la seule pers­pec­tive serait la prise du pou­voir par l’armée, avec les consé­quences tra­di­tion­nelles. On pro­vo­que­rait – et l’on pro­voque sciem­ment, semble-t-il – la contre-révo­lu­tion réac­tion­naire afin de jus­ti­fier par la suite un front unique dont on pren­dra la direc­tion. Faux calcul.

Agir révo­lu­tion­nai­re­ment implique autre chose que se lan­cer au com­bat en aveugles, et l’on peut des­ser­vir la cause que l’on pré­tend défendre par manque de cal­cul des dif­fé­rents fac­teurs entrant en jeu.

L’histoire est plus com­plexe que ne le com­prend un cer­tain sim­plisme qui a trop domi­né dans le camp révo­lu­tion­naire. Il serait temps qu’on s’en aperçoive.

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