[[N. de la R. – Cette étude, qui décrit l’histoire d’une collectivisation dans un village espagnol pendant la Révolution qui eut lieu à l’époque indiquée, nous semble un exemple de pratique humaniste sur le terrain concret de la vie sociale et matérielle. Cet exemple peut nous donner à réfléchir utilement. Il n’est qu’un cas modeste dans l’ensemble de ce qui se fit alors.]]
Les luttes sociales et les inquiétudes révolutionnaires de Ballobar sont de longue date. Sous la monarchie, la tendance libérale y triomphait régulièrement. Le républicanisme s’y fit jour vers 1907. Cette année-là, le peuple commença, d’accord avec les chefs locaux de l’opposition politique, à construire un Centre Républicain, inauguré quatre ans plus tard, et qui est aujourd’hui le siège du Centre Libertaire. Mais pendant ces quatre ans, un certain revirement s’était produit chez une partie des travailleurs. La Semaine Tragique de Barcelone, qui finit par l’assassinat de Francisco Ferrer, montra que les tendances révolutionnaires des républicains étaient beaucoup moins énergiques dans la rue qu’à la tribune. Un groupe se détacha vers la gauche. Il arriva à l’anarchisme. La propagande de nos idées commença. Elle eut pour principal résultat, en 1917, la fondation d’un syndicat, qui adhéra à la Confédération Nationale du Travail.
La répression qui, pendant que le général Martinez Anido trônait à Barcelone, déferla sur l’Espagne, atteignit Ballobar et ferma son syndicat, qui comptait quatre ans d’existence. Bon nombre de militants durent s’enfuir et vivre en France, ou ailleurs, pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 1931 que les travailleurs purent se regrouper. La deuxième République venait d’être proclamée. Les humbles mirent quelque espoir dans les libertés promises. Ils furent cruellement déçus. La même année, le syndicat fut à nouveau fermé. On ne put le rouvrir qu’après juillet 1936, quand le fascisme, d’un côté, et la révolution, de l’autre, effacèrent virtuellement le régime républicain.
Pendant ce temps, ceux des libertaires qui étaient restés avaient continué plus ou moins clandestinement leur propagande. Comme dans d’autres villages des alentours, qui se trouvaient dans la même situation, un Centre culturel fut formé. On y lisait surtout des livres révolutionnaires. On le transformait aussi en un organisme de combat ; en un syndicat déguisé, qui avait ses registres et trois cent dix adhérents, tous cotisants.
L’esprit non conformiste de Ballobar ne s’en tenait pas là. La misère régnait sur l’ensemble de la population. La meilleure moitié de la terre appartenait au comte Placide de La Cierva y Nuevo, qui l’avait escroquée à la municipalité. D’après ses privilèges historiques, le comte avait le droit de pâturage sur cette terre, mais par la falsification des documents et par des pots-de-vin, il en devint le maître absolu. Quarante propriétaires environ possédaient le quart de la superficie ; un certain nombre, de 15 à 20 hectares chacun. Les trois quarts du peuple n’en avaient que le huitième. Il fallait travailler pour le profit des riches, ou comme colon sur de petites étendues louées par le comte. Cela ne pouvait durer éternellement, puisqu’on avait de la décision et de la dignité. En 1922, la population pauvre de Ballobar s’empara des terres du comte La Cierva, qui dans l’ensemble n’avaient, jusqu’alors, servi qu’au pâturage des troupeaux, et se mit à les labourer. La garde civile se rangea, comme toujours, du côté du plus fort, mais le peuple en appela aux tribunaux de Saragosse, accusant La Cierva d’être légalement un faux propriétaire. Les juges donnèrent raison au peuple ; mais le Tribunal Suprême de Madrid la donna au comte, qui conserva ses terres.
Il ne put pas, cependant, en jouir beaucoup. Le peuple continuait à les travailler. Il achetait des troupeaux qui paissaient en commun. Il récoltait. Cela n’allait pas sans des luttes terribles. La garde civile ramassait les troupeaux qu’elle faisait revenir au village, arrêtait en masse les hommes et les femmes obstinés à vivre ; des familles entières furent enfermées jusqu’à cinquante fois dans la prison de Huesca et de Fraga. Les paysans ne cédèrent pas et, en 1927, le comte, vaincu, vendit ses terres à l’État, qui les revendit aux paysans avec facilités de paiement. Mais ceux-ci ne payèrent pas et la révolution les surprit en conflit judiciaire avec l’autorité.
Ce qui trancha tout. On commença par ramasser, sous la responsabilité du Comité antifasciste, les récoltes des grands propriétaires, premier pas sur la voie du socialisme, dans presque tous les villages. Puis on ouvrit une inscription volontaire pour constituer la Collectivité. Sur 435 familles, le groupe initial en compta rapidement 180. En mai 1937, il ne restait que cinquante-cinq « individualistes », et encore presque tous voulaient rentrer à la Collectivité dont ils s’étaient retirés. Mais on avait résolu de ne pas les admettre avant un an. C’est ce qui maintenant les en tient éloignés.
Ces individualistes repentis ne sont pas en désaccord avec l’œuvre de nos camarades. Ils apportent même leur aide volontaire aux travaux communs et remettent aux magasins municipaux les produits de leur terre, produits qu’ils ne prétendent pas négocier pour leur compte.
La Collectivité de Ballobar n’a pas non plus de statuts ni de règlement. Tout le monde est d’accord sur ce qui est fondamental : travailler en commun, jouir en commun des produits du travail, s’entraider autant qu’il est nécessaire pour le bonheur de tous et de chacun. On prend toutes les résolutions concernant la vie sociale dans les assemblées qui ont lieu chaque semaine, soit sur la place publique, soit au Centre culturel Libertaire. Les individualistes ont le droit d’y prendre part autant que les collectivistes. Le village entier trace le chemin à suivre, parce que la Collectivité s’occupe, pour le bien de tous, de beaucoup de problèmes qui dépassent son cadre.
Pendant les premiers mois, le Comité révolutionnaire se chargea de l’administration générale. Mais en décembre le gouvernement donna l’ordre de constituer le Conseil municipal. On obéit. Le Comité révolutionnaire, n’ayant plus de raison d’être, fut dissous. On nomma alors, les fonctions s’étant séparés, une commission administrative de la Collectivité, désormais dissociée de la municipalité. Aujourd’hui cette commission se compose de onze camarades : un pour les tailleurs, un pour les menuisiers, un pour les ouvriers sur métaux, un pour le bétail, deux pour le contrôle des machines et des instruments de labour, deux pour la distribution du travail dans les terres irriguées et dans celles qui ne le sont pas, deux pour la distribution, un secrétaire. À part ce dernier, tous travaillent manuellement. Ils ont été nommés dans une assemblée générale, qui peut les destituer n’importe quand.
Le nombre de groupes qui cultivent la « huerta » s’élève à sept ; chacun à son délégué. Le groupe de ceux cultivant les terres non irriguées est numériquement instable, autant que le travail lui-même. Il s’élevait à quatorze lors de ma visite (mai 1937). À ce moment il préparait pour de futures semailles des terres jusqu’alors réservées à l’élevage et soignait les champs plantés d’oliviers et de vignes. Il y a, en plus, d’autres groupes, chargés de l’arrosage, de couper la luzerne et les foins : travaux moins pénibles réservés aux moins robustes.
Tous les soirs, après leur labeur, les membres de la commission administrative se réunissent pour examiner et ordonner la marche du travail et les problèmes, petits et grands, de la vie collective. C’est à ces réunions que les délégués des groupes viennent demander plus d’hommes s’il leur en faut. La commission déplace alors d’un groupe à l’autre ceux qu’elle croit nécessaire de déplacer, d’après les besoins généraux de l’économie conduite sur un plan d’ensemble.
Les femmes ne vont aux champs que dans les cas les plus pressants. On leur réserve les tâches les moins fatigantes. La superficie cultivée n’a pas varié. Ballobar, comme tous les autres villages, paie son tribut humain à la guerre : un bon nombre des hommes les plus robustes sont au front. Mais n’en déduisons pas qu’il n’y ait aucune amélioration à enregistrer. Si la pluie ne manque pas, on obtiendra beaucoup plus de produits dans les terres non irriguées, et certainement davantage dans celles qui le sont. Les méthodes de travail ont été perfectionnées. Avant, la terre était mal cultivée ; certains propriétaires en avaient plus qu’il ne leur fallait et, ne voulant pas ou ne pouvant pas la travailler, ils obtenaient un rendement inférieur à celui qui était possible. Par contre, d’autres n’en avaient pas assez et perdaient une partie de leur temps à souffrir en silence et à convoiter celle de leur voisin. Tout cela a changé. L’énergie humaine, animale et mécanique est maintenant utilisée de façon rationnelle. Tout est cultivé avec une égale attention ; la terre donnera, sans exception, le maximum. Si la superficie cultivée est la même, le rendement par hectare sera de beaucoup supérieur. La production globale aussi. C’est ce qui importe.
On élevait surtout des moutons ; les grands propriétaires arrivaient à en avoir mille. Depuis qu’ils s’étaient approprié les terres du comte La Cierva, les petits paysans possédaient chacun quatre et même six bêtes. Leur situation s’était améliorée, et l’on songe combien il est monstrueux qu’un seul homme ait pu disposer, pendant des générations, de moyens d’existence qui pouvaient donner à des centaines de familles ce dont elles avaient besoin pour ne pas avoir continuellement faim, pour ne pas voir leurs enfants rachitiques et mal vêtus mourir, faute de résistance organique, sous l’attaque de toutes les maladies.
Les sept mille cinq cents bêtes de la Collectivité sont réparties en troupeaux de trois cents à quatre cents, confiés chacun à deux pâtres et méthodiquement distribués dans la montagne. On utilise les herbages aussi rationnellement que les terres de culture. Voilà encore un fait qui a son importance.
Le commerce fut socialisé trois mois après la révolution. La force des choses y poussa. Les prix montaient, la spéculation menaçait tout. On ramassa toutes les marchandises et on les mit dans une coopérative municipale divisée en trois sections : comestibles, tissus, huile et vin. L’huile, le vin, le sucre et la viande sont soumis au rationnement. Tout le reste se consomme librement. On s’en remet à la conscience de chacun. L’examen des livrets de consommation, dans lesquels figurent les vêtements, prouve que jusqu’à présent la conscience n’a pas été un vain mot. Les marchandises prises par un ménage du 14 au 28 avril valent exactement 11 pesetas 75 centimes, y compris le sucre. Disons que chaque famille obtient ses légumes sur un morceau de terre qu’elle travaille le dimanche et où elle sème et plante, dans les proportions qu’il lui plaît, ce qu’elle préfère.
On enregistre les dépenses de chacun et la valeur de ce qu’il apporte. Comme il n’y avait pas de greniers assez grands pour contenir toute la récolte, chaque famille garda son blé ; elle le donne à mesure qu’on en a besoin pour la consommation locale ou pour la vente à l’extérieur. Cette pratique n’implique pas un équilibre forcé entre production d’hier et consommation d’aujourd’hui. Tous ont un égal accès aux vivres, et les mêmes limites. Des familles qui n’avaient pas de terre et qui n’ont rien apporté ont exactement le même droit que les autres à demander et à recevoir, d’après les réserves communes.
Tous les efforts sont concentrés sur l’agriculture. La construction de maisons est reléguée à plus tard. Mais cinq maçons se dédient à faire des réparations. Auparavant, il fallait, pour réparer une demeure, construire un mur ou une chambre, passer par tout un appareil bureaucratique, faire des dépenses de papier timbré et attendre pendant des semaines et des mois l’autorisation officielle. La Collectivité agit plus promptement. Elle envoie simplement ses maçons où leur travail est nécessaire. Les entraves de l’État ont disparu. Elles n’ont plus du reste de justification théorique. Personne n’a d’intérêt à construire avec de mauvais matériaux. Personne n’est indifférent à l’esthétique du village. Il n’y a plus de division entre la population et l’autorité. C’est la population qui fait les choses par elle-même, et pour elle-même.
Les ouvriers qui travaillent dans les autres petites industries ont été regroupés comme les maçons ; les menuisiers ne font qu’un groupe ; les ouvriers sur métaux aussi. Avant, chaque artisan travaillait par son compte, disputant les clients aux autres, faisant à la main ce qu’on pouvait faire à la machine, produisant deux ou trois fois moins de ce qu’il produit maintenant.
Le médecin et le pharmacien n’ont pas voulu entrer dans la Collectivité. Ils ont adhéré à l’UGT [[Union générale des Travailleurs, centrale syndicale socialiste.]], et contrairement au médecin d’Alcoléa, qui en fait aussi partie, ils obéissent aux mots d’ordre lancés par cette organisation. Ils reçoivent malgré tout ce qu’il leur faut pour vivre, et ils obtiendraient, s’ils étaient solidaires du peuple, tous les éléments de culture et de travail. Leur attitude nuit à leur activité. Le médecin ne peut pas acheter par ses propres moyens les instruments, les appareils et même toutes les publications qu’il lui faut pour travailler et suivre pas à pas les progrès de la science médicale. Et comme il reste en marge de la Collectivité, celle-ci ne se hasarde pas à les lui procurer. Personne ne gagne à cette situation, mais les malades et la santé publique y perdent. L’hygiène même s’en ressent, puisque c’est une fonction sociale qui doit être dirigée sur un plan général, et non pas du cabinet d’un docteur qui guérit quand il peut et quand on le paie, mais qui ne prévoit généralement absolument rien.
Les paysans libertaires de Ballobar savent, tout autant que ceux du reste de l’Aragon, la valeur de la culture intellectuelle. Ils ont installé des bibliothèques publiques. Mais l’école aussi les préoccupe. Sur un maître et trois maîtresses, il ne restait qu’une maîtresse. Les autres étaient et se trouvent dans le territoire occupé par les fascistes. On a fait venir deux maîtres de Barcelone, et on leur donne toutes facilités pour se procurer ce qu’il faut pour l’accomplissement de leur tâche. Un auxiliaire choisi parmi les jeunes gens les plus instruits du village les aide, et tous les enfants, sans exception., vont à l’école, où ils reçoivent obligatoirement l’instruction jusqu’à quatorze ans. C’est énorme : en Espagne, cela ne s’était jamais vu.
Appliquant une résolution prise dans une assemblée générale, la Collectivité va même plus loin. Elle a chargé les maîtres de choisir les quatre enfants qui ont fini le plus brillamment leurs études et démontrent le plus d’aptitudes, pour les envoyer au collège secondaire de Caspe. Tous les frais seront payés par elle.
Dans une situation aussi complexe que celle que nous traversons – guerre et révolution – certains facteurs jouent en faveur, d’autres contre les buts que l’on poursuit. Un des facteurs adverses est la construction de fortifications, dans des zones différentes. L’État paie dix pesetas par jour, en monnaie nationale. Les plus égoïstes se sont laissé tenter, car je n’affirmerai pas, ce qui serait ridicule, que l’interprétation terre à terre de l’intérêt personnel a disparu complètement. Mais bien souvent, quoique ayant besoin d’argent pour acheter dans les villes des produits qu’elles n’ont pas, les Collectivités ont refusé d’envoyer des hommes aux fortifications, ou ont fourni seulement le nombre indispensable. Elles veulent avant tout assurer la récolte et les produits de la terre pour alimenter l’Espagne. Elles savent que la monnaie papier qu’on leur donne ne leur sera d’aucune utilité si elle ne sert pas à se procurer du pain, des légumes, du lait ou de la viande. Leur simple bon sens vaut autant que la science des économistes.
Mais quand il faut céder, pour ne pas être accusé par sa propre conscience de n’avoir pas aidé à ériger des moyens de défense contre une menace permanente d’invasion, elles décident presque toujours que l’argent touché sera versé à la caisse commune. Vingt-cinq hommes de Ballobar furent désignés, comme maximum disponible, pour aller travailler aux fortifications. Ils y restèrent quatre mois, puis revinrent. L’argent qu’ils ont touché a été intégralement versé à la caisse commune.
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