[[L’Esthétique nouvelle de M. Léon Paschal (Édition du Mercure de France). Voir les fascicules précédents.]]
[|VI|]
Ce n’est pas en quelques brefs articles que l’on peut rendre compte, même dans l’ensemble, d’une étude scientifiquement conduite sur un pareil sujet.
J’aimerais à relever quelques-unes des idées de M. Paschal, à signaler plusieurs de ses documents si bien choisis et, aussi, les lacunes que je vois dans ce travail. M. Paschal, par exemple, ne dit mot du but de l’art – s’il a un but ; la question est à poser – et des buts conçus par les artistes…
Que voulez-vous ! Les Réfractaires n’ont pas encore le format commode des périodiques bien pensants ; le propre des Réfractaires, nul ne l’ignore, est de n’être point riches… Pourtant, au risque de désespérer l’ami E. Armand, je tiens à dire le plaisir que j’ai eu à trouver certaines idées sous la plume d’un écrivain certes très éloigné des anarchistes.
Il s’agit de la moralité » de l’artiste, question connexe à celle de la morale de l’art. Il n’y a pas si longtemps que l’on poursuivait des poètes et des romanciers ; si la justice craint aujourd’hui le ridicule de ces procès, nombre de personnes semblent le déplorer. Je pourrais nommer un journaliste en renom qui, depuis quelques années déjà, ne manque pas une occasion d’injurier « l’immoral » Zola. M. Paschal mentionne, en passant, un projet de loi qui fut déposé, l’une de ces dernières années, au parlement belge, et dont le vote aurait permis aux tribunaux de censurer, de la façon éclairée qui leur est habituelle, romanciers, poètes, publicistes… L’artiste est moral quand il est sincère, dit M. Paschal. S’il voit la vie et l’exprime sous un aspect qui révolte ses contemporains, qui bouleverse leurs préjugés, cravache leur pruderie, – il n’en est pas moins « moral » tant qu’il reste sincère. Moralité de l’artiste et moralité de l’art tiennent en ce seul mot : sincérité. Ah ! si l’écrivain se laisse influencer par le souci du qu’en dira-t-on, s’il flatte intentionnellement tel goût du public, s’il est, pour arriver, patriote, antisémite, socialiste, pornographe, amateur de perversités, son œuvre insincère ne saurait être saine et l’on peut, à juste titre, lui reprocher de se vendre. Il y a une prostitution de l’art.
Dire que l’on en est encore à réclamer, pour l’artiste, le droit d’être pleinement sincère ! Ne serait-il pas temps de réclamer ce droit – et de le prendre, c’est plus sûr – pour tout homme soucieux de sa dignité ? Il serait beau de rapprocher ainsi l’art de la vie. Moins de mensonges sur les faces les ferait peut-être moins laides.
[|VII|]
M. Paschal donne de l’art social une brève définition que j’aime infiniment. « L’art social est la rosse de bataille de tous ceux qui, étrangers à l’art, veulent le faire aider au triomphe de leurs mesquines visées. L’art social, ce sera l’art socialiste, l’art religieux, l’art moralisateur des masses à la manière des images d’Épinal… » Voilà qui est bien dit.
En réalité l’art social a surtout remporté des succès dans ce qu’on appelle les groupes d’avant-garde. Anticléricaux, socialistes, libertaires, ont conduit cette Rossinante en de mémorables chevauchées. Ils ont créé la pièce à thèse, conférence dialoguée, filandreuse et emphatique qui nous a valu des drames didactiques sur la syphilis, la question des nourrices, etc. Ils ont créé l’horrible chromo qui, sous couleur (et quelles couleurs) de propagande, s’insinue dans les intérieurs de militants, y introduisant le mauvais goût ; par la chanson adéquate ils ont contribué à éliminer la bonne chanson spontanée, égrillarde ou mélancolique, qui naissait autrefois dans les faubourgs. L’avouerai-je ? S’il m’est arrivé de goûter quelques chansons « à thèse », ç’a été pour la mysticité naïve qui s’exprimait en elles, à l’insu, d’ailleurs, des auteurs. Car, le vrai nom de l’art social, c’est l’art vulgaire, l’art amoindri, gâché, vulgarisé pour servir à catéchiser ceux qui ne comprennent rien à l’art. Est-ce en s’abaissant jusqu’à leur niveau qu’on leur apprendra à voir plus haut ? Vulgariser l’art, ce n’est que flatter l’ignorance et le mauvais goût. S’en servir en vue de fins politiques, c’est donner soi-même une preuve d’ignorance ou de mauvais goût.
Est-ce à dire que l’idée soit à bannir de l’œuvre d’art ? Non. Je n’accepte même pas le jugement – quoiqu’il soit fortement motivé – que M. Paschal porte sur les derniers romans de Zola : (Les Trois Villes, Les Quatre Évangiles). Sans un fond de pensée, une œuvre est presque toujours insuffisante. Nous lui demandons davantage qu’un délassement facile. Les partis-pris décidés n’ont pas nui, semble-t-il, à l’œuvre de Balzac. « L’écrivain, dit-il quelque part, n’existe que par des partis-pris. » Enfin l’idée peut dominer toute la vie psychique de l’artiste, l’asservir, modeler ses sentiments – après avoir été modelée par eux, il va de soi. – Il y aura alors dans son œuvre un élément de foi, quelque chose d’apostolique, un ton tour à tour âpre et lumineux qui ne manque pas de beauté, et qui, loin de la déprécier, lui donne un relief puissant. Mais ces œuvres-là peuvent-elles être dites à thèse ? Se proposent-elles une mission sociale ? Oui, sans doute : secondairement. D’abord elles expriment un homme. Là est leur richesse. Ensuite elles se distinguent de l’art vulgaire en ce qu’elles sont personnelles et désintéressés. Là est leur valeur.
Est-ce à dire que l’art, lui-même, n’ait pas de portée sociale, ne contribue pas à servir telles causes – celle de la liberté d’opinion, celle de la transformation des mœurs, pour préciser,— à combattre telles autres ? M. Paschal répond que seul l’art pur atteint sa destination sociale. Je crois qu’il est dans le vrai. Nous revenons par cette voie au principe de sincérité auquel s’ajoute celui de désintéressement. Pour que l’art remplisse son rôle dans la société, il faut qu’il soit : or, il ne peut être que le produit d’un effort sincère et désintéressé.
[| – O – |]
On voit par ces quelques notes combien est vaste le domaine de cette science esthétique que des efforts tels que ceux de M. Paschal ne tarderont pas à constituer,— combien de questions complexes elle soulèverait – ou éclairerait d’une lumière imprévue. Et quelles que soient les opinions de l’esthéticien, il ne saurait refuser de concéder à l’anarchiste qu’une forte présomption en faveur de sa conception de la vie et de l’art indissolublement unis, naît de l’observation des influences multiples exercées par l’art sur la vie des sociétés et du rôle de plus en plus considérable qu’il joue dans la vie de l’individu.
[/Le Rétif/]