La Presse Anarchiste

Vers les temps nouveaux, hélas !

Allons, bra­vo, voi­la qu’on va démo­lir des casernes. C’est le « Bul­le­tin d’information des Armées » qui nous l’apprend.

La caserne de la Défense à Cour­be­voie, la caserne Cli­gnan­court, l’ancienne école de Saint-Cyr, les casernes Den­fert, de la Reine et du Manège à Ver­sailles, le quar­tier Car­not à Vin­cennes, tout ça va dis­pa­raître ou sera trans­for­mé pour lais­ser place à des écoles, à des hôpi­taux et à des habi­ta­tions à loyers modérés.

Voi­là un pro­gramme qui fut pen­dant bien des lustres celui des grou­pe­ments paci­fistes et huma­ni­taires, l’argument essen­tiel des chan­son­niers révo­lu­tion­naires – en période de paix, bien sûr, le délire patrio­tique les empoi­gnant pour la plu­part à bras-le-cœur, au pre­mier coup de clai­ron – et le tou­chant idéal fait de cou­rage têtu et de naïve foi dans l’homme des ins­ti­tu­teurs de bonne volonté.

Un de ceux-là, dans une assez triste école de Ménil­mon­tant nous fai­sait déjà chan­ter (il y a aus­si quelques lustres) une chan­son pleine du bon grain dont il vou­lait ense­men­cer nos jeunes cœurs.

« Mais à l’aube des temps nouveaux
Des jours pai­sibles dont tu rêves
Tu feras des socs et des faux
Avec des vieux tron­çons de glaives.
Non plus de guerres
Plus de misères
Blonds épis pour tous
Tom­bez drus et lourds. »

Ces strophes d’espoir s’adressaient à un for­ge­ron sup­po­sé lui aus­si de bonne volonté.

Et, pous­sant plus loin son rêve, le jeune maître rasait les casernes et bâtis­sait des hôpitaux.

Peut-être l’ « ins­ti » de la rue Julien-Lacroix n’est-il jamais deve­nu un vieux maître.

Peut-être, pué­ri­li­té stric­te­ment civile et répu­tée hon­nête, est-il mort à la guerre.

S’il vit encore et s’il lit l’Intrus – plu­tôt, nous l’espérons, que le Bul­le­tin des Armées – il ver­ra son rêve en voie de réalisation.

Irré­sis­tible marche du progrès !

Mais ce que le maître atten­dait de la conscience des hommes n’est-il pas dû, tout tra­gi­que­ment, à la bombe atomique ?

En toute impunité

Moment de notre gloire mili­taire ou fervent sou­tien des ortho­doxies reli­gieuses, rou­tine poli­cière ou simple aspect de la vie fami­liale, l’exercice de la tor­ture requiert, pour son plein effet, deux condi­tions essentielles.

L’assurance, d’abord, qu’il ne peut s’offrir à la vic­time, la plus petite pos­si­bi­li­té de défense ; ensuite et sur­tout la cer­ti­tude de n’avoir rien à redou­ter des hommes, ni leur colère, ni leur justice.

Pas de dif­fi­cul­tés, en géné­ral, de ce côté-là. Le tor­tion­naire est « légal » par voca­tion, par définition.

Si nous excep­tons les « chauf­feurs » de doigts de pied contem­po­rains de Vidocq, et, au tra­vers des temps, quelques éga­rés han­tés par la folie, l’histoire connaît peu de cas d’exercice illé­gal de la torture.

L’ardente foi chré­tienne, même, du géné­ral Mas­su, les scru­pu­leux essais qu’il fai­sait – paraît-il – sur lui-même, n’eussent point suf­fi à apai­ser cette impi­toyable conscience, si la loi n’était venue cou­vrir de ses téné­breux voiles, les tailla­dages de seins et les brû­lages de sexes qui illus­trèrent après – et avant tant d’autres – le règne du pieux général.

[| – O – |]

La pra­tique de la tor­ture exige avant tout quié­tude et sécu­ri­té. Impu­ni­té garan­tie, certifiée.

Il y faut éga­le­ment de l’adresse, de la méthode ; de l’outillage aus­si, minu­tieux, com­pli­qué, savant ; mis au point en de stu­dieuses recherches, amoureusement.

Cha­cun bien sûr, ne peut pré­tendre à l’échelon tech­nique. La tor­ture fami­liale s’accommode de moyens arti­sa­naux, qua­si manuels : mar­ti­net, cein­tu­ron, ficelles pour immo­bi­li­ser les membres, poêle rou­gi, soupe brû­lante ingur­gi­tée de force, etc.

La vic­time ne sau­rait être qu’un inof­fen­sif ani­mal – cha­ton, petit chien – ou un enfant. L’enfant est plus à por­tée et pré­sente des avan­tages. Ça se défend moins et ça ne parle pas plus.

Il en meurt sou­vent mais tous hélas ne peuvent être mar­qués par la chance.

Il y a ceux qui res­tent. Et il en reste assez pour nour­rir, deux ou trois fois par semaine, dans les quo­ti­diens, la rubrique des faits divers. Les cas limites, les plus hurlants.

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Lorsque les hur­le­ments deviennent insou­te­nables aux hon­nêtes familles du voi­si­nage, on arrête les parents. On les admo­neste, par­fois, sévèrement.

Nul, plus que le scan­dale, n’est l’ennemi de la torture.

Et puis on les relâche. Les parents, comme les paras, sont parés. Ils ont le condé.

La famille et l’armée sont deux colonnes maî­tresses – et sacrées – de la socié­té. Chef de corps et chef de famille sont inves­tis de droits et de pou­voirs qu’il ne convient pas de remettre en question.

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Un brave ouvrier bou­lan­ger, tra­vailleur et sérieux au témoi­gnage de sa propre femme, manque, il y a peu, sa fille âgée de six mois.

Il la manque mais tout juste. On la tré­pane, elle s’en sort tant bien que mal.

Lui s’en sort très bien. Si bien qu’il recom­mence, tra­vailleur appli­qué, sur son gar­çon de deux ans. Celui-là aus­si a failli y passer.

Le père se porte bien.

Un autre, un papa de Flers, dans le Nord, réveille quand il rentre soûl per­du, c’est‑à dire tous les soirs, ses trois filles à coups de cein­tu­ron (sen­ti­men­tal sou­ve­nir, sans doute, de son temps de caserne). Il les envoie men­dier, les « taxe ». Les gosses, par tous les froids, couchent dans un tau­dis sans feu.

Le Ch’­ti­mi est une ter­reur. Tout tremble autour de lui. Même le bri­ga­dier de police, par­fai­te­ment au cou­rant, nous dit France-Soir, n’osait intervenir.

On arrête un jour l’aînée des filles en train de men­dier. Elle raconte. Le père est inter­ro­gé et rentre chez lui le soir même, libre, satis­fait, élec­teur à part entière.

[| – O – |]

Nous ne serons jamais, ici, des pour­voyeurs de prisons.

Les pri­sons sont déjà pleines. D’objecteurs et d’avorteurs de conscience.

Mais devant cette engeance tout de caquet et de van­tar­dise bas­se­ment éta­lée, devant ces « rou­leurs de méca­niques » des bis­trots popu­laires ou des clubs pri­vés, les artistes, les sala­riés, les indé­pen­dants et les autres, devant ces cham­pions de la jac­tance et de la « parole d’homme » au pas­sé et au naguère éton­nam­ment char­gés de torts redres­sés, de ma-main-sur-tagueule ‑pour‑t’apprendre-à-être-poli, on reste confon­du de l’infecte com­pli­ci­té de ce peuple de légende, des bour­reaux et des pou­voirs publics.

L’ivrogne de Flers a cinq enfants connus. Cinq, c’est peu pour le prix Cognacq mais faut les faire !

Ça vaut bien le prix cal­va.

[/​Jacques Sanvignes/]

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