La Presse Anarchiste

Le système des soviets ou la dictature ?

[(Nous repro­dui­sons l’article, publié sous ce titre, par notre cama­rade Rudolf Rocker, dans le jour­nal Freie Arbeis­ters­timme de New-York, organe anar­chiste juif, numé­ro du 15 mai 1920. Rocker a été, pen­dant de longues années, le rédac­teur en chef de l’Arbei­ter­freund de Londres, publié éga­le­ment par nos cama­rades, en langue juive. Alle­mand, il a été inter­né en Angle­terre au com­men­ce­ment de la guerre ; lorsque la révo­lu­tion alle­mande a écla­té, il est ren­tré dans son pays et habite main­te­nant Berlin.

)]

Vous croyez peut-être que dans ce titre il y a un lap­sus, que le sys­tème des soviets et la dic­ta­ture ne sont qu’une seule et même chose ? Non, ce sont là deux notions bien dif­fé­rentes qui, loin de se com­plé­ter, s’excluent mutuel­le­ment. Seule une mal­saine logique de par­ti peut admettre une fusion là où en réa­li­té il existe une oppo­si­tion très nette.

L’idée des « Soviets » est une expres­sion défi­nie de ce que nous enten­dons par la révo­lu­tion sociale ; elle cor­res­pond à la par­tie construc­tive toute entière du socia­lisme. L’idée de la dic­ta­ture est d’origine pure­ment bour­geoise et n’a rien de com­mun avec le socia­lisme. On peut arti­fi­ciel­le­ment rat­ta­cher ces deux notions l’une à l’autre, mais le résul­tat ne sera jamais qu’une cari­ca­ture de l’idée ori­gi­nelle des Soviets, por­tant pré­ju­dice à l’idée fon­da­men­tale du socialisme.

L’idée des Soviets n’est nul­le­ment une idée nou­velle, née de la Révo­lu­tion russe, comme on le croit sou­vent. Elle est née au sein de l’aile la plus avan­cée du mou­ve­ment ouvrier euro­péen, au moment où la classe ouvrière sor­tait de la chry­sa­lide du radi­ca­lisme bour­geois pour voler de ses propres ailes. C’était le moment où l’Association Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs a fait sa grande ten­ta­tive de grou­per en une seule vaste union les ouvriers des dif­fé­rents pays et de leur ouvrir le che­min de l’émancipation. Bien que l’internationale ait eu sur­tout le carac­tère d’une vaste orga­ni­sa­tion d’unions pro­fes­sion­nelles, ses sta­tuts étaient rédi­gés de façon à per­mettre à toutes les ten­dances socia­listes de l’époque de prendre place dans ses rangs, pour­vu qu’elles fussent d’accord sur le but final.

Les idées de la grande Asso­cia­tion étaient loin d’avoir, au début, la clar­té et l’expression défi­nie qu’elles ont acquises tout natu­rel­le­ment au Congrès de Genève, en 1866 et de Lau­sanne, en 1867. Mais plus l’internationale deve­nait mûre inté­rieu­re­ment et plus elle s’étendait comme orga­ni­sa­tion de com­bat, plus nettes deve­naient les idées de ses adeptes. L’action pra­tique dans la lutte quo­ti­dienne entre le capi­tal et le tra­vail condui­sait, par elle-même, à une intel­li­gence plus pro­fonde des prin­cipes fondamentaux.

Après que le Congrès de Bruxelles (1868) se fût pro­non­cé pour la pro­prié­té col­lec­tive du sol, du sous-sol et des ins­tru­ments du tra­vail, une base fut créée pour le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de l’internationale.

Au Congrès de Bâle, en 1869, l’évolution inté­rieure de la grande Asso­cia­tion ouvrière atteint son point culmi­nant. À côté de la ques­tion du sol et du sous-sol dont le Congrès s’occupa à nou­veau, c’est sur­tout la ques­tion des unions ouvrières qui fut mise en avant.

Un rap­port sur cette ques­tion, pré­sen­té par le Belge Hins, et ses amis, pro­vo­qua un très vif inté­rêt ; les tâches qui incombent aux unions ouvrières et l’importance que celles-ci pré­sentent, furent là, pour la pre­mière fois, expo­sées à un point de vue entiè­re­ment nou­veau, res­sem­blant jusqu’à un cer­tain point aux idées de Robert Owen. On pro­cla­ma clai­re­ment et net­te­ment à Bâle, que l’union pro­fes­sion­nelle, la Trade-Union, n’est pas une orga­ni­sa­tion ordi­naire et tran­si­toire n’ayant de rai­son d’être qu’au sein de la socié­té capi­ta­liste et devant dis­pa­raître avec elle. Le point de vue du socia­lisme éta­tise, qui pense que l’action des unions ouvrières doit se bor­ner à une amé­lio­ra­tion des condi­tions d’existence des ouvriers, dans les limites du sala­riat, et que là finit sa tâche, ce point de vue se trou­va radi­ca­le­ment modifié.

Le rap­port de Hins et de ses cama­rades mon­tra que les orga­ni­sa­tions de lutte éco­no­mique ouvrière doivent être consi­dé­rées comme des cel­lules de la future socié­té socia­liste et que la tâche de l’Internationale est d’éduquer ces orga­ni­sa­tions pour les rendre capables de rem­plir leur mis­sion his­to­rique [[Phra­séo­lo­gie mar­xiste (N.D.L.R.).]]. Le Congrès adop­ta ce point de vue, mais nous savons aujourd’hui que beau­coup de délé­gués, sur­tout par­mi les repré­sen­tants des orga­ni­sa­tions ouvrières alle­mandes, ne vou­lurent jamais exé­cu­ter ce que cette réso­lu­tion impliquait.

Après le Congrès de Bâle, et sur­tout après la guerre de 1870, qui a aiguillé le mou­ve­ment social euro­péen dans une voie abso­lu­ment dif­fé­rente, deux ten­dances se firent net­te­ment jour au sein de l’Internationale, ten­dances deve­nues par la suite en oppo­si­tion nette entre elles et ayant ame­né une scis­sion dans l’Association. On a vou­lu réduire ces luttes inté­rieures à des que­relles pure­ment per­son­nelles, sur­tout à la « riva­li­té » entre Michel Bakou­nine et Karl Marx et le Conseil Géné­ral de Londres. Rien n’est plus faux et moins fon­dé que cette idée qui pro­cède d’une igno­rance com­plète des faits. Certes, les consi­dé­ra­tions per­son­nelles ont joué dans ces luttes un cer­tain rôle, comme il arrive presque tou­jours en pareils cas. Ce sont sur­tout Marx et Engels qui ont fait dans leurs attaques contre Bakou­nine tout ce qui est humai­ne­ment pos­sible ; un fait que le bio­graphe de Marx, Fany Meh­ring, lui-même, n’a pas pu pas­ser sous silence. Mais ce serait là une grave erreur, que de voir, dans ces fâcheuses que­relles, la vraie cause de la grande oppo­si­tion entre ces hommes. Il s’agissait là, en réa­li­té, de deux concep­tions dif­fé­rentes du socia­lisme, et sur­tout des che­mins qui doivent y conduire. Marx et Bakou­nine ont été sim­ple­ment les plus mar­quants dans cette lutte pour des prin­cipes fon­da­men­taux ; mais le conflit lui-même se serait pro­duit éga­le­ment sans eux. Car ce n’était pas là une oppo­si­tion entre deux per­sonnes, mais une oppo­si­tion entre des cou­rants d’idées, qui avait et qui garde encore son impor­tance jusqu’à présent.

Les ouvriers des pays latins, où l’Internationale a trou­vé son prin­ci­pal appui, ont déve­lop­pé leur mou­ve­ment en par­tant des orga­ni­sa­tions de lutte éco­no­mique. L’État n’était, à leurs yeux, que l’agent poli­tique et le défen­seur des classes pos­sé­dantes ; aus­si visaient-ils non plus à la conquête de la puis­sance poli­tique, mais à la sup­pres­sion de l’État et de tout pou­voir poli­tique, sous quelque forme que ce fût, car ils n’y voyaient jamais qu’un pré­lude à la tyran­nie et à l’exploitation. Aus­si ne vou­laient-ils pas imi­ter la bour­geoi­sie, en fon­dant un nou­veau par­ti poli­tique, ori­gine d’une nou­velle classe de poli­ti­ciens pro­fes­sion­nels. Leur but était de s’emparer des machines, de l’industrie, du sol et du sous-sol ; ils pré­voyaient très bien que ce but les sépa­rait com­plè­te­ment des poli­ti­ciens radi­caux bour­geois, qui sacri­fient tout à la conquête du pou­voir poli­tique. Ils ont com­pris qu’avec le mono­pole de la pos­ses­sion doit tom­ber aus­si le mono­pole de la puis­sance ; que la vie tout entière de la socié­té future doit être fon­dée sur des bases entiè­re­ment nou­velles. En par­tant de l’idée que la « domi­na­tion de l’homme sur l’homme » a fait son temps, ils ont cher­ché à se péné­trer de l’idée de l’« admi­nis­tra­tion des choses ». À la poli­tique des par­tis au sein de l’État, ils ont sub­sti­tué une poli­tique éco­no­mique du tra­vail, lis ont com­pris que la réor­ga­ni­sa­tion de la socié­té dans un sens socia­liste doit être réa­li­sée dans l’industrie même, et c’est de cette notion qu’est née l’idée des « Conseils » (Soviets).

(À suivre.)

[/​R. Rocker./​]

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