Brasser les idées, provoquer des controverses sur ces idées, et par cela même rendre le journal vivant, est un des buts de Contre-courant. Les articles insérés dans cette rubrique n’auront certes point l’agrément de tous nos lecteurs, mais il ne peut en être autrement si nous voulons avoir dans notre organe un coin réservé à la libre discussion ou à la controverse courtoise.
Chacun sait que les peuples n’ont jamais eu un goût marqué pour la guerre, et qu’aujourd’hui comme autrefois ils aspirent à la paix. Cette vérité de La Palice, que nul n’ignore, les beaux parleurs s’évertuent à en faire leur propre découverte, « révélant », à qui veut bien les écouter, que des populations entières sont lasses de la guerre.
Mais ces faux apôtres, se gardant bien d’aller trop loin dans l’analyse d’un problème pour lequel l’éloquence ne résout rien, omettent d’ajouter : si les peuples n’ont jamais désiré la guerre, cela ne les a pas empêchés de la faire chaque fois que leurs dirigeants l’ont décidée. Ils ne l’ont jamais appelée de leurs vœux, mais toujours ils ont accepté de la faire. Admettons même, pour être indulgent, que ne l’ayant jamais vraiment acceptée, ils l’ont subie, ce qui atténue la portée de leur responsabilité. Peu importe. Ce qui compte ici, c’est d’avoir à constater qu’ils l’ont faite, et que le cas échéant (trêve de romans-feuilletons), dans la conjoncture économique et sociale actuelle, si leurs dirigeants en décidaient ainsi, ils la referaient !
Si cette conjoncture économique et sociale, sous tous les cieux et dans tous les régimes existant à ce jour, doit être à l’origine d’un nouveau conflit mondial, c’est donc à elle, qu’il faut s’en prendre au lieu d’affirmer, avec grandiloquence, vouloir développer un désir de paix qui existe effectivement, et que le bon sens naturel empêchera toujours de disparaître. Ce désir, il n’est plus que de le satisfaire, non pas seulement par des formules verbales et sans portée, exprimant cette aspiration individuelle commune à tous les hommes : vivre en paix, mais par une action qui rende la paix possible en supprimant les causes morales, matérielles et politiques de la guerre.
Les hommes d’État, qu’ils soient « orientaux » ou « occidentaux », ont tellement bien compris les sentiments pacifiques des peuples, qu’ils sont les premiers, pour grandir leur prestige et renforcer leur puissance, à adopter ce slogan galvaudé par les pires ennemis de la paix : « À bas la guerre ! » Leur puissance se traduisant par l’oppression économique, sociale, politique et morale des peuples, leur « paix » n’est autre chose que la guerre sociale dont ils sont les bénéficiaires — et dont la guerre « impérialiste » n’est qu’un des aspects. Tout en ne désirant pas la guerre pour elle-même, dont l’issue réserve toujours des surprises, ils sont en tout temps prêts à la déclencher, si de son déclenchement peut dépendre le maintien ou l’extension de leur puissance. Elle constitue en soi un pis-aller auquel les dirigeants recourent bien volontiers. Non par plaisir, certes, mais par nécessité. Il n’y a donc pas lieu de s’attarder aux initiatives « pacifistes » des puissants, car elles tendent à cacher de bien cruelles réalités.
Cependant, au-dessus des fractions politiques, des hommes d’État, des cartels industriels et financiers, il existe un courant d’idées profondément pacifiste, dénué de toute arrière-pensée politique, de toute volonté de domination : c’est celui qui, englobant une partie de ceux qui suivirent Garry Davis, va jusqu’aux objecteurs de conscience. C’est le seul courant auquel nous accorderons assez de crédit pour lui consentir des explications détaillées, afin de démontrer son inconsistance et les dangers qu’il présente.
Ce courant présente des dangers parce qu’il s’adresse à la partie la plus saine de l’opinion, parce que chez les mieux intentionnés il entretient des illusions qu’il faut absolument détruire pour que soit atteint le but qu’il se propose : réaliser la paix. Ses adeptes surgissent de milieux forts divers, et se rencontrent chez les athées les plus résolus comme parmi les déistes les plus enracinés dans leur foi. Pour les uns et les autres, et à quelques nuances près, la guerre peut être évitée dans le cadre social actuel, ou tout au moins sans qu’il soit nécessaire de procéder avant tout à la révolution sociale. Ce qui revient au même.
Il suffirait, selon eux, que tous les hommes de bonne volonté décident d’organiser la paix. Mais les choses ne sont pas si simples, et la bonne volonté ne suffit pas.
Étant établi que la réalisation d’une paix durable dépend de la disparition des forces d’oppression qui causent ou déclenchent les guerres, c’est à la destruction de ces forces qu’il faut travailler sans délai. Si les « hommes de bonne volonté » continuent à se contenter de clamer bien haut leur amour de la paix, sans s’engager dans l’action révolutionnaire qui détruira les causes de guerre, ils seront, comme par le passé, submergés, détruits eux-mêmes par cette guerre, contre laquelle ils n’auront rien fait d’efficace.
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