Ceux-là mêmes qui pensent que les temps modernes ont fait de vastes enjambées dans la direction d’une force de productivité plus sûre, ne sauraient nier que le travail actuel diffère de ce qu’il était jadis. Car la vapeur et l’électricité se situent entre le travail et l’homme qui en a besoin et doit l’exécuter. Jadis, ses mains le mettaient en contact étroit avec le miracle toujours renouvelé de l’œuvre des Saisons. La charrue se confectionnait au village et on y façonnait la meule ; les voisins accouplaient des bœufs pour alléger leurs travaux et construisaient des moulins à vent pour capter la force de l’air. On ne perdait jamais de vue la nature et on comprenait exactement ses voies, tandis que des outils très simples, faits à la main — bêche, roue de, moulin, scie — initiaient le paysan et l’artisan aux lois mécaniques. De nos jours, des machines complexes, actionnées par la vapeur, l’explosion, l’électricité, — ont entièrement transformé les rapports de l’homme avec la Nature. C’est brutalement que l’homme la réduit en esclavage et sans s’en soucier tant qu’il en tire sa subsistance. En admettant même les affirmations des gens ignorants que les produits manufacturés sont aussi sains que ceux faits à la main ; que les charrues à moteur retournent le sol aussi bien que les bœufs ; que les broyeurs à vapeur moulent aussi bien que les pierres actionnées par le vent ; que les métiers mécaniques fournissent aux multitudes d’aussi bonne vêture que celle tissée jadis par le campagnard pour les siens ; ceci même étant accordé, nos prétentions subsistent toujours. Et nous prétendons ceci : que l’homme pour le bien duquel est apparemment advenu l’industrialisme, que l’homme, par cela même, gît sur un lit de douleurs ; il souffre, — comme il ne souffrit jamais autrefois de la féodalité, des guerres, des épidémies, de l’esclavage, — il souffre d’une dégénérescence physique et morale qui rayonne, comme un fléau, des grandes cités vers les campagnes. Et nul en quête sincère de vérité ne le niera.
On nous accuse constamment de vouloir retarder les aiguilles de l’Horloge. Notre jugement est devenu si mécanique que nous en sommes venus à adorer ces symboles dorés de la précision du Temps ; pour les villes industrielles ce sont de véritables Dieux, des tyrans ; sans elles ne sauraient fonctionner nos trains, nos moteurs, nos cuisines ou nos écoles. Or, dans l’ancien ordre de choses, au contraire, l’heure était indiquée par la constance des saisons.
Le printemps, enfance de l’année, nous arrive avec les mâts de mai et les guirlandes, le soleil et les larmes de la rosée ; sa joyeuse floraison se rit des économies et les longues nuits la fortifient. Les joies de l’été succèdent : les inclémences de la température ne les ternissent point ; les fruits sauvages abondent, les blés montent, les vergers resplendissent, les uns et les autres symboles d’une fidélité éternelle. Le sage automne, plus tard, nous tend sans compter ses mains pleines des produits de ses œuvres mystérieuses ; ses dons amènent des gloires, renouvelant celles du Printemps : riche en beautés qui se prodiguent en sommets d’arbres étincelants, en vents turbulents, l’automne marque la feuille mourante de lettres de flamme à l’usage de l’Homme qui doit alors ralentir sa marche et attendre. Et voici que, vieillie, l’année connaît sa douleur ; lorsque le vent glacial du septentrion a emporté le dernier de ses haillons, elle s’ensevelit dans les feuilles brun doré du hêtre et s’enterre encore une fois au sein des perce-neige et des primevères, des campanules et des narcisses.
C’est de cette façon exubérante que la nature a indiqué les heures de ses travaux en son éternel atelier, mais elle n’est pas plus inexacte qu’il ne faut, car ce qui tient lieu d’horloge à l’Éternité, c’est justement cette succession ininterrompue de danses et de cultures, de chants et d’enseignements, de louanges à la nature et de récoltes, de retours au sein maternel et d’hivernages.
Tout en haut de la tour de sa foi, l’Homme a placé les aiguilles de l’Horloge, il les a dorées afin qu’elles captent la lumière solaire : obéissantes à ce stratagème, elles l’entretiennent de maintes choses auxquelles il n’a pas besoin de croire comme aussi de quelques-unes dont il ne peut être nuisible de se rappeler. En grande partie, par la faute de ces aiguilles mêmes et de leur éclat, il oublie que la puissance qui les fait mouvoir ne saurait en rien altérer la marche du temps : il oublie que ce sont les saisons et non l’Heure qui l’ont assisté à son berceau. Il oublie que quand bien même la machine mise à la place du laboureur et de ses bœufs usurperait son privilège, l’homme ne peut pas vivre de pain seulement sans que l’humain en lui périsse d’inanition.
Nous nous sommes adonnés à la tâche, nullement impossible, de retarder les aiguilles de l’Horloge. Aider l’homme à comprendre que sa vie, sans désastre, ne peut pas être séparée de celle de sa Mère ; que dépendre du machinisme au lieu de se reposer sur le miracle éternellement renouvelé de la nature c’est ruiner la virilité de ses enfants ; que l’existence d’une coutume, même quand elle est établie aussi fermement que l’est notre industrialisme, ne justifie pas son utilité ; tout ceci, en effet, n’est point marcher de conserve avec les Aiguilles de l’Horloge, mais au contraire insister sur ce fait que les saisons bienfaisantes nous tiennent toujours compagnie lorsqu’elles font appel au cœur et à la main de l’homme plutôt qu’à ce qu’il invente pour en ignorer le besoin. « La Coutume sans la vérité », a écrit Saint-Cyprien, « n’est que la vieillesse de l’Erreur ».
S’il n’est pas d’autre stimulant que l’Horloge, d’autre symbole du temps que ses aiguilles métalliques, le monde peut avoir raison en considérant le progrès mécanique — malgré qu’il a détruit la vie d’intérieur et le travail à la main, — comme le summum de la prospérité. Mais il y a un cœur qui vibre quelque part dans le vieux bâtiment dont la tour contient l’Horloge, si dans la musique de la sonnerie il y a autre chose que l’indication de l’heure ; si la girouette du clocher insiste encore pour que son avertissement ait autant de répercussions dans nos vies quotidiennes que les Aiguilles de l’Horloge, alors, nous sommes dans le vrai en niant le progrès dont ce siècle fait parade. On ne peut pas nous accuser de tenter l’impossible en encourageant ces modes de travail et d’enseignement qui, non seulement ont subi l’épreuve du temps, mais qui, ayant encore fait l’Homme ce qu’il est, ne doivent pas moins subsister éternellement en lui qu’en les lois de son évolution.
Nous voudrions être les serviteurs des saisons et non les esclaves de l’horloge, les enfants des Hommes et non les outils de l’heure mécanique. Nous voudrions labourer, semer et récolter, filer, tisser, nous couvrir de chaume, afin de recevoir notre part des dons naturels et leur rendre leur dû à la saison convenable. Nos tombes alors seraient vertes, et les troupeaux y trouveraient la pâture, au lieu de se réduire à de petits tas de fragments horribles et noircissant le sol. Nous laissons les aiguilles de l’Horloge à leur propre tache. Ce n’est ni en les retardant ni en hâtant le balancement du pendule qu’on pourra modifier les joies et les tâches traditionnelles de l’homme.
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