Il existe, chez les écrivains de langue anglaise, un certain nombre d’auteurs aux idées socialement généreuses que l’avant-garde néglige, probablement parce que leurs écrits sont trop humainement extrémistes pour l’orthodoxie révolutionnaire. Parmi eux, l’un des plus intéressants est certainement Herman Melville, romancier américain du 19e siècle, dont les ouvrages nous fournissent un tableau très animé de la vie en ce siècle-là, dans plusieurs parties du monde.
Nous sommes tellement dégoûtés par l’horreur des conditions présentes qu’il existe actuellement une tendance à se tourner, avec une certaine nostalgie, vers le 19e siècle. Il est vrai qu’il ignorait la bombe atomique et que les guerres ne s’avéraient pas aussi meurtrières. Mais, tout comme de nos jours, on y mourait de faim, les épidémies y causaient des ravages et les victimes de l’inhumanité de leurs semblables n’y manquaient pas. À vrai dire, si les formes spectaculaires des massacres étaient moins apparentes, l’oppression des classes pauvres était plus rude qu’elle ne l’est actuellement, par exemple en Angleterre. La lecture des livres de Melville dissipera toute idée qui tendrait à regarder le 19e siècle comme supérieur au nôtre. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le besoin de liberté s’y montrait bien plus conscient que de nos jours : si les pauvres étaient soumis à d’horribles conditions de vie, il se trouvait des hommes, et en nombre, pour protester, et Melville fut l’un de ceux-là. Aujourd’hui, par contre, peu nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour stigmatiser les pires injustices. Nous sommes en retard sur le siècle écoulé, non pas que ceux qui nous gouvernent aient changé de buts et de méthodes, mais à cause de la diminution de nos révoltés, en qualité et en quantité. La fascination du progrès matériel les a écartés de ce qui doit être la véritable fonction du rebelle : extension continuelle de la conscience et réalité concrète de la liberté.
Melville diffère des autres écrivains du 19e siècle précisément en ce qu’il n’attache pas d’importance aux séductions du progrès matériel, qui amenèrent tant d’écrivains de ce temps-là à penser qu’automatiquement la marche de la civilisation aboutirait au millenium.
Melville vit le jour dans une famille américaine appartenant à la classe moyenne : son père était un commerçant qui avait fait faillite et l’adolescence de notre auteur s’écoula dans une pauvreté discrète qui suscita en lui le désir de quitter la maison aussitôt que possible. En 1837, à 17 ans, il se rendit à New York et s’embarqua comme mousse à bord d’un navire de commerce faisant voile pour Liverpool. Douze ans plus tard, dans son quatrième ouvrage, Redburn, il évoquait les souvenirs de ce premier voyage : la vie affreuse, dangereuse des marins, alors mal nourris et tyrannisés — l’existence misérable des classes déshéritées de Liverpool en pleine aurore de la révolution industrielle — les conditions dans lesquelles cinq cents émigrants avaient effectué le voyage de retour de son navire en Amérique, entassés dans des cales malsaines. Toutes les horreurs de cette exploitation sont décrites, comme l’observe William Plomer « avec la vigueur, l’humanité, la passion d’un Daumier. ». Si vous voulez comprendre à quel point cette période industrielle, toute nouvelle encore, s’insouciait de la vie humaine, lisez le chapitre où il décrit cette femme et ses enfants mourant littéralement de faim dans une cave de Liverpool.
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Revenu en Amérique, Melville se fit instituteur, essaya du journalisme indépendant, mais il étouffait dans l’atmosphère de la Nouvelle-Angleterre, des États de l’Est des États unis. Il se rembarqua, mais cette fois à bord d’un baleinier, à destination des mers du Sud. À cette époque, les bons marins ne s’embarquaient jamais sur les baleiniers, soit à cause des dangers présentés par la chasse à la baleine, soit à cause du travail répugnant à accomplir à bord, et surtout parce que ces navires demeuraient quelquefois quatre ou cinq ans sans revenir à leur point de départ, sans compter qu’ils restaient souvent plusieurs mois sans toucher terre. Melville résolut de déserter son baleinier et de débarquer dans une île dépendant de l’archipel des Marquises. Il échoua dans une vallée habitée par une tribu de cannibales, les « Typees », parmi lesquels il résida quatre mois, partageant leur existence primitive, comme s’il était l’un d’eux. Cette période de son existence lui fournit le sujet d’un autre ouvrage, Typee, qui est probablement le meilleur livre qui ait jamais été écrit sur la culture des primitifs des îles du Pacifique avant que l’ait détruite la « civilisation » blanche.
Il s’échappa de Typee et s’embarqua sur un autre baleinier, australien celui-là. Il se trouva compromis dans une mutinerie causée par les mauvaises conditions régnant à bord et, arrivé à Tahiti, on l’emprisonna. Toutefois, la surveillance étant peu sévère, il put se mêler aux Tahitiens et observer le changement produit en leur vie par la présence des troupes d’occupation françaises et les missionnaires. Dans un nouvel ouvrage, Omoo, il raconte ses expériences et décrivit les résultats de l’œuvre des blancs, particulièrement des missionnaires. Ce livre eut un grand retentissement, car il fut le premier où l’on critiquait l’activité des missionnaires, démontrant qu’ils détruisaient la véritable culture des indigènes, ne leur présentant, en remplacement, qu’une civilisation pour laquelle ils n’étaient pas faits. Son ouvrage lui valut d’être attaqué violemment par les églises, qui le taxèrent d’imposture et d’immoralité, simplement parce qu’il affirmait que les coutumes sexuelles des indigènes étaient bien plus saines que les mœurs hypocrites introduites chez les Tahitiens par une adhésion extérieure à la morale chrétienne. Le temps a donné raison à Melville et il n’est aucun anthropologiste sérieux qui n’opine aujourd’hui dans son sens.
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Après une croisière à bord d’un autre baleinier, qui l’amena sur les côtes du Japon, Melville embarqua sur un vaisseau de ligne américain, où son séjour lui fournit l’occasion de composer un nouvel ouvrage : Whitejacket (Veste blanche) ; il y décrit l’existence des marins au service de l’État en 1840, et elle n’a guère changé depuis. Melville y satirise amèrement les officiers de la marine des États-Unis et démontre les injustices de la discipline navale. À cette époque on fouettait les marins américains pour leurs fautes contre ladite discipline et Melville souleva une telle protestation en décrivant les horreurs de cette pratique que le gouvernement fut forcé d’y renoncer. En dehors de cela, Whitejacket est rempli de sentiments antimilitaristes et contient maints passages piquants se référant à la folie de la guerre.
Jusqu’ici je n’ai parlé que des livres de Melville qui relatent ses expériences. Mais il a composé d’autres ouvrages vraiment remarquables, dont le meilleur est indubitablement Moby Dick, la plus belle de toutes les histoires de mer, écrite dans un anglais magnifique, qui relate la poursuite insensée d’une baleine blanche par le capitaine déséquilibré d’un baleinier, et s’achève par la destruction du navire par ladite baleine. Il faut citer également Mardi, curieuse histoire allégorique et à demi mystique : Melville y consacre une partie à un voyage satirique à travers le monde de son temps et, parmi d’autres choses, il y dénonce les maux de l’Angleterre durant la révolution industrielle et la barbare oppression de la classe ouvrière, de même que la rapacité de l’impérialisme britannique et les injustices perpétrées à l’égard des nègres en Amérique.
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À la fin de ses voyages, Melville entreprit d’écrire ses grands ouvrages, mais c’était un homme qui n’était pas de son temps et ses idées allaient à l’encontre de celles des Américains d’alors. Les livres n’étaient tirés et vendus qu’à un nombre restreint d’exemplaires ; il était toujours endetté vis-à-vis de ses éditeurs. Ses voisins se méfiaient de lui — comme il le dit — parce qu’il était trop « extrémiste », de même son ami littéraire intime, Nathaniel Hawthorne, trouvait ses idées déconcertantes. Finalement, après avoir voyagé en Europe et en Palestine, il se retira dégoûté du monde littéraire et il passa les trois dernières décades de sa vie à New York, comme fonctionnaire obscur. De temps à autre, il écrivait des ouvrages pessimistes comme L’Homme de confiance et Billy Bud, où il exposait dans un langage sombre, mais non dénué parfois de grandeur, son dégoût du monde où il évoluait.
Dans son introduction à Redburn William Plomer a dit de Melville qu’il aspirait à « un état de perfection et de liberté », qu’il « était resté dans toute sa vie et dans tous ses écrits quelqu’un qui questionne plutôt qu’il accepte, un proscrit et un anarchiste ». À vrai dire, Melville fut l’un des rebelles les plus conséquents qu’aient connus l’histoire de la littérature, un de ces êtres agités, que leur siècle n’accepte jamais, mais qui agissent cependant sur lui comme un ferment et une force en faveur de la liberté de pensée et d’action. Quand on lit ses ouvrages, cent ans après qu’ils ont été écrits, il semble qu’on se trouve en contact avec un esprit contemporain, dévoré d’inquiétude, un homme qui a vécu jadis dans le Paradis d’une société harmonieuse et qui est maintenant forcé de vivre dans l’enfer d’un monde capitaliste et autoritaire [[« Moby Dick » et « Pierre et les Ambiguïtés », autre ouvrage de Herman Melville, ont paru, traduits en français, aux éditions Gallimard.]]
[/George