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91 : Pensée et existence
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Dans tout ce qui existe au monde, il y a de la pensée, ai-je lu chez un de vos philosophes les plus pénétrants [[Leibniz.]], il y en a même dans la pierre ; seulement, là, elle est dénuée de souvenir. Géniale intuition de la vie universelle ! Oui, tout est vivant ; tout ce qui peuple l’espace cosmique, tout ce qui existe, est plus ou moins sensible, c’est-à-dire conscient…
Cette assimilation vous surprend ?… Je m’explique, afin de compléter et de préciser à ma façon la magnifique leçon de votre métaphysicien. Minéral, plante et bête ont chacun une âme, selon lui. Mais quel sort différent leur assure le Temps ! Celle du rocher somnole, étroitement engeôlée dans un « Présent éternel ». Et celle de l’arbre, bien que murée, elle aussi, dans une Actualité sans issue, possède, du moins du côté de l’Avenir — souvenir embryonnaire, expérience biologique naissante — une sorte d’œil-de-bœuf donnant sur le Passé. Enfin, c’est le privilège de l’animal de pouvoir, à chaque moment, « faire son point » de destinée : conjecturer où il se trouve sur le cours du Devenir, d’où il arrive — et où il lui semble se diriger…
« Privilège » ?… Le mot a fait sourire quelques-uns d’entre vous : bien à bon droit ! La singulière faveur que nous dispense la Vie — de pair avec la motricité ! La hantise du Futur, prévu, ou simplement pressenti, a aiguisé nos vieux émois jusqu’à l’angoisse frénétique ! Bien autrement vertigineux son double versant passionnel, crainte et espérance, que le mélancolique regret des joies révolues ou le contentement d’avoir, enfin, doublé quelque redoutable cap de notre traversée vitale !…
Un des plus élégamment sceptiques de vos écrivains [[A. France.]] — presque un inaniste, déjà — méditant la préoccupation, si répandue, de la mort, se demandait : « Pourquoi donc le
Bref, fort médiocre avantage — accablant honneur — que ce troisième grade dans l’intuition de la Durée, conféré aux seuls êtres vivants doués déjà du pouvoir d’aller et venir à leur gré dans l’Étendue !…
« Il vaut mieux être assis que debout, couché qu’assis, mort que couché ». Paraphrasant cet adage de notre vieille sagesse d’Asiatiques, du temps où, en Occident, vous possédiez encore quelques sages, l’un des plus avisés [[Max Daireaux.]], vous a dit : « Il vaut mieux être plante qu’animal et pierre que plante ». Dans son équité, il ajoutait, d’ailleurs : « La vie n’est pas un mal : c’est une chose inutile, c’est-à-dire à réduire le plus possible ».
Écho amplifié de la boutade d’Ocnèr [[Émile Tardieu.]] : « Dormir ? La plus magnifique manière de passer le temps ! »…
Mais, pour rapporter au complet les propos de votre sage, je dois vous dire que l’assurance proférée par lui débutait ainsi : « Il vaut mieux être animal qu’homme ! » Telle n’est pas ma préférence, je vous le déclare :
D’abord, une régression dans la série biologique, fût-elle enviable, est-elle possible ?
Et puis : reprenons le critère de l’Existence qu’on ressasse dans vos écoles : « Je pense : donc, je suis ». C’est l’expressive réciproque de la conviction doctrinale qui, aujourd’hui, a amorcé notre entretien : celle de l’universalité de la pensée, — de cette « pensée » qui prétend monopoliser l’existence, en occupant le champ de la conscience tout entier. En quoi consiste-t-elle, cependant ? Je n’y vois qu’une tardive décantation de la trouble affectivité primordiale. C’est pourquoi, détrônant cette traînarde, j’ose rectifier votre classique
Combien il s’en faut, d’ailleurs, que tous les êtres soient déjà parvenus à leur phase « cogitative » ! Voyez-les péniblement s’échelonner, si distants les uns des autres, sur la longue voie qui mène du « sensible » à l’« intelligible ». Néanmoins, tous y sont déjà engagés… Qu’ils persévèrent, au lieu de tenter une rétrogradation stérile, dans leur évolution « naturelle » : ce vieux chemin montant, où l’on ne peut que ramper, d’abord, avant d’y progresser tète haute — et d’y courir — c’est celui de la grande Délivrance, — celui où le soleil de la Méditation finit par dissiper le brouillard de l’Être, et, anticipant sur le bienfait de la Mort, résout les incessantes tribulations de la Vie
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92 : prière buddiste
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Comme le vaste azur boit la frêle nuée,
Arrache aux Avatars notre âme importunée ;
Qu’elle s’évade — enfin — de l’orbite infernale !
Aussi bien qu’au tourment, trêve au plaisir brutal
Sors de son « bain de sang » [[Saisissante image des « tantras » pour exprimer la féroce alternative :
À souffrir — ou jouir — sans répit condamnée :
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[/à suivre
P.C.C. : Louis