La Presse Anarchiste

La philosophie de l’égoïsme

v — Défi­ni­tion de l’Al­truisme. — L’Al­truiste comme esclave men­tal. — Misères indi­vi­duelles résul­tant de convic­tions erro­nées. — L’é­goïsme, syno­nyme de ratio­na­lisme. — Dif­fé­rence entre l’é­goïsme et le dévouement.

L’Al­truisme peut-il être inclus dans l’É­goïsme ? Selon la défi­ni­tion type, la réponse est qu’il le semble. Voi­ci cette défi­ni­tion, telle qu’elle res­sort du dic­tion­naire Webster : 

Altruiste (du latin alter, autre). Rem­pli d’é­gards pour les autres ; pla­çant son orgueil en autrui ; dévoué aux autres ; le contraire d’égoïste. 

Si le mot égoïsme avait un sens aus­si étroit qu’égo­tisme, la réponse à la ques­tion ci-des­sus posée serait dif­fé­rente, mais l’é­go­tisme est, par rap­port à l’É­goïsme, dans la même situa­tion que le per­son­na­lisme ; nous en dédui­rons qu’une accep­tion construc­tive du terme « altruiste » n’est pas néces­sai­re­ment exclue de la phi­lo­so­phie de l’É­goïsme. Mais il convient ici de remar­quer que — les reven­di­ca­tions de l’Al­truisme, basées sur une limi­ta­tion igno­rante ou capri­cieuse de la signi­fi­ca­tion de l’É­goïsme — la glo­ri­fi­ca­tion de la doc­trine du dévoue­ment aux autres, ayant pour objet de créer une habi­tude d’ab­né­ga­tion de soi — sont, selon notre façon de pen­ser, per­ni­cieuses, dues à des obser­va­tions et à un rai­son­ne­ment erro­nés, ain­si qu’aux sub­tiles manœuvres du per­son­na­lisme. Faire montre de sol­li­ci­tude, de bien­veillance pour les autres sans rai­son­ner est, dès l’a­bord, un égoïsme intel­li­gent, mais il ne nous fau­dra pas aller loin pour éta­blir une dis­tinc­tion entre « les autres » qui valent la peine que nous nous inté­res­sions à eux — et « les autres » qui n’ont aucun titre à nos égards. À moins qu’une forme sté­rile et super­sti­tieuse de res­pect inter­vienne et nous impose les « autres » parce que ce sont « les autres » — pro­cla­mant « ver­tu » l’a­bais­se­ment du « moi » devant ce qui lui est exté­rieur. C’est le prin­cipe de l’a­do­ra­tion, de l’as­ser­vis­se­ment men­tal, de la super­sti­tion, de la pen­sée anti-égoïste. Pla­cer son orgueil en autrui ceux qui, pour nous, en valent la peine — est une forme de réjouis­sance égoïste. Lorsque la réflexion a accom­pli effi­ca­ce­ment son œuvre, l’ha­bi­tude de nous occu­per des autres ceux qui pour nous en valent la peine — se pour­suit jus­qu’à ce qu’elle soit inter­rom­pue par une contre-expé­rience ; mais que cette habi­tude s’en­ra­cine, que nous ces­sions de sur­veiller les allées de l’es­time, et le sen­ti­ment d’a­do­ra­tion pren­dra la place du bon sens —alors, c’en est fait de l’E­go. Il est sem­blable au navi­ga­teur qui ayant mis à la voile et fixé son gou­ver­nail, s’en­dort, tan­dis que des vents chan­geants l’en­traînent et le font dériver. 

Cer­tains auteurs altruistes me rap­pellent les théo­lo­giens ortho­doxes. Mis en pré­sence des faits de la science phy­sique, le théo­lo­gien admet bien que toutes choses en ce monde pro­cèdent selon un ordre inva­riable, mais il s’obs­tine à lui attri­buer une ori­gine magique, fan­to­ma­tique. Les auteurs altruistes admettent bien que le choix immé­diat d’une action par l’in­di­vi­du, à chaque tour­nant de son exis­tence, est déter­mi­né, avec pré­ci­sion, par des causes, mais ils réclament une édu­ca­tion altruiste, une impul­sion altruiste, de manière que par suite la réac­tion de l’in­di­vi­du à des causes don­nées puisse lui faire trou­ver son plai­sir dans le bon­heur social. Je pré­tends que s’il y trouve son plai­sir, c’est par égoïsme ; et si les auteurs en ques­tion trouvent leur plai­sir en pro­je­tant un bon­heur social plus grand encore, c’est par égoïsme qu’ils ont entre­pris leurs pre­miers efforts. Toute per­sonne qui réflé­chit peut s’a­per­ce­voir qu’il y a lieu à erreur quand il s’a­git de défi­nir le bon­heur social. Toute doc­trine qui exige qu’une per­sonne renonce à un plai­sir sans être déli­bé­ré­ment convain­cue qu’en agis­sant ain­si elle se déter­mine sage­ment — cette doc­trine-là, sur un point est res­pon­sable d’une cer­taine et immé­diate dimi­nu­tion de bon­heur. Outre cela, ce peut être une illu­sion qui s’ignore. 

Les convic­tions qui, à une époque don­née, déter­minent ce qui, socia­le­ment par­lant, peut être le bon­heur, le bien-être, dif­fèrent gran­de­ment de celles qui leur suc­cèdent. Jadis on jugeait nui­sible à la socié­té d’ap­prendre à lire à un esclave et par consé­quent nui­sible, dans une com­mu­nau­té escla­va­giste, la pré­sence d’un homme libre qui, obéis­sant à ses incli­nai­sons géné­reuses, se hasar­dait à ins­truire un esclave intel­li­gent et méri­tant. Ceux qui s’in­cli­naient devant cette convic­tion sociale — qui était la leur, d’ailleurs — par­ta­geaient ce qui a été depuis recon­nu comme une mal­fai­sante erreur. De nos jours, les convic­tions régnantes sont que les droits conju­gaux d’une per­sonne sur une autre contri­buent au bien-être social, que les enfants doivent obéis­sance à leurs pro­créa­teurs, que la paren­té engendre des obli­ga­tions par­ti­cu­lières ; que, pour vivre unis, les citoyens ont besoin de liens autres que leurs propres cal­culs inté­res­sés et leur bien­veillance spon­ta­née. Je pour­rais évo­quer une armée de fan­tômes acca­blant de devoirs l’in­di­vi­du convain­cu, pres­cri­vant ce qu’il doit ou ne doit pas faire pour se mon­trer un digne ins­tru­ment du bien-être social. Tout cela, alors que d’une façon géné­rale jamais aucun bon­heur ou bien-être social n’a été conçu ou réa­li­sé, alors que les convic­tions erro­nées qui ont pré­va­lu dans le pas­sé et dans le pré­sent ont rem­pli le monde de misères individuelles. 

Quelques Altruistes main­tiennent que leur homme idéal ne sert nul­le­ment les convic­tions de la Socié­té, qu’il est beau­coup plus sage que cela, qu’il œuvre pour son idéal per­son­nel, gui­dé par sa rai­son indi­vi­duelle. Ils craignent que s’il per­dait le sen­ti­ment urgent du devoir à l’i­déal, il ces­se­rait d’a­gir pour ame­ner un meilleur état des choses. Or, quand cette opi­nion est expri­mée, c’est de leur part un défi insi­dieux, sinon incons­cient, qu’ils nous lancent, pour que nous leur démon­trions que l’É­goïsme est un meilleur Altruisme que l’Al­truisme lui-même. Le fait est que l’Al­truiste se demande si l’É­goïsme à rai­son, s’il vaut mieux pour la Socié­té et ain­si de suite — qu’il en dis­cute. Peut-être l’É­goïsme met­tra-t-il en pièces toutes les socié­tés exis­tantes, crée­ra-t-il de nou­veaux mondes moraux, ren­dra-t-il pos­sible de nou­veaux idéaux ; peut-être la lar­geur, la libé­ra­li­té d’es­prit condui­ra-t-elle plus rapi­de­ment à tout ce que l’Al­truiste le plus intel­li­gent et le plus éclai­ré attend du sen­ti­ment du devoir ? Quoi qu’il en soit, nous autres Égoïstes, nous ne reven­di­quons pas le droit à l’ex­pé­ri­men­ta­tion de l’É­goïsme. Nous nous effor­çons de démon­trer que l’É­goïsme est le fait prin­ci­pal de l’exis­tence orga­nique — sa carac­té­ris­tique universelle. 

Ana­ly­sons l’Al­truisme en nous pré­oc­cu­pant de ses inten­tions au lieu de nous limi­ter aux indi­vi­dus. Pour l’E­go, il n’y a pas de dif­fé­rence entre une ami­tié nou­velle et un objet nou­veau. Son but est de les uti­li­ser. La capa­ci­té de l’E­go, ses pré­fé­rences, son héré­di­té, ses habi­tudes en ce qui concerne l’as­so­cia­tion, — ce qui le dis­tingue comme indi­vi­du — se révèlent par son appré­cia­tion de cer­tains objets uti­li­sables, soit pour son pro­fit per­son­nel, soit pour se pro­cu­rer d’autres objets. Celui qui réflé­chit moins trouve du grain et le consomme dans sa tota­li­té, ren­contre du bois et s’en sert comme com­bus­tible sans se pré­oc­cu­per des espèces. Celui qui réflé­chit davan­tage met du grain de côté pour la semence, le cultive et en obtient une plus grande quan­ti­té ; il met de côté le bois le plus dur aux fins d’u­sages durables, fabrique des outils de métal et ajuste les moyens aux fins au lieu de vivre au jour le jour. Donc, si ayant affaire à des per­sonnes ou à des choses, il ne perd pas de vue qu’en ajour­nant ou aban­don­nant tel plai­sir immé­diat, cela lui sera plus com­mode, cet acte rai­son­nable est égoïste et doit être jugé comme tel. De même quand ayant éprou­vé une série de phé­no­mènes, il se fixe une règle de conduite, adopte cer­taines habi­tudes lui épar­gnant la peine de véri­fi­ca­tions renou­ve­lées, il agit encore en Égoïste. Mais s’il perd le contrôle nor­mal de ses efforts concer­nant des objets et des fins que, dès l’a­bord, il devait uti­li­ser comme moyens pour par­ve­nir à d’autres fins, il dévient un Altruiste dans le sens où Altruisme se dif­fé­ren­cie d’É­goïsme. Autre­ment dit, il est deve­nu irra­tion­nel ou insensé. 

Cer­tains indi­vi­dus ont assez de bon sens pour être ordi­nai­re­ment rem­plis d’é­gards pour les autres selon leur mérite — comme cer­tains arti­sans prennent, habi­tuel­le­ment grand soin de leurs outils, se montrent plus sys­té­ma­tiques, plus appli­qués que d’autres dans leurs méthodes de tra­vail. Cela prouve-t-il qu’ils soient moins per­son­nels ou sim­ple­ment qu’ils sont plus consé­quents avec leurs théo­ries — démon­trant ain­si, par l’exemple, — avec un rai­son­ne­ment excellent à la base — le bien fon­dé de la loi du carac­tère qui veut que telle une chaîne rigide, le pro­ces­sus de rai­son­ne­ment ayant été adop­té une fois pour toutes, les chaî­nons inter­mé­diaires deviennent si fami­liers qu’ils se suc­cèdent sans que nous et ayons conscience ? L’é­goïsme d’un fer­mier qui sort de chez lui, par un froid rigou­reux, pour sau­ver ses bêtes, même s’il en éprouve quelque incon­vé­nient, n’est pas moindre en quan­ti­té, mais révèle plus d’in­tel­li­gence que celui, qui par crainte du froid, laisse périr son trou­peau. Mais un fer­mier peut être si avare qu’il ris­que­ra de se geler pour sau­ver une jeune bête sus­cep­tible de lui rap­por­ter à peine quelques dol­lars. L’a­mour de l’argent sans rai­son est évi­dem­ment une mani­fes­ta­tion égoïste, mais quand cette pas­sion s’empare d’un homme, quand l’argent devient son dieu, son idéal, nous pou­vons le clas­ser par­mi les Altruistes. C’est la carac­té­ris­tique du dévoue­ment à autrui, peu importe que cet autrui ne soit ni une per­sonne ni le bien social, mais l’en­sor­ce­lant veau d’or ou une ran­gée de chiffres. Nous autres Égoïstes savons faire la dif­fé­rence entre l’É­goïste et le fana­tique. Il en est de même lorsque quel­qu’un devient tel­le­ment acca­pa­ré par son amour pour une per­sonne du sexe oppo­sé qu’il en perd le juge­ment et le contrôle de soi, quoique cette espèce de fas­ci­na­tion soit gué­ris­sable par l’ex­pé­rience, alors que la folie de l’a­vare est incu­rable. L’homme ou la femme malade d’a­mour voit son illu­sion s’é­va­nouir par le contact avec la per­sonne qui est la cause de la mala­die ; mais, dans cer­tains cas, la mort ou l’ab­sence empêchent que le remède agisse et il y a des cas où la mala­die men­tale dure toute la vie. Le « dévoue­ment à autrui » pour­rait four­nir un texte à d’autres ser­mons que ceux que prêchent ces aimables Mora­listes qui s’e­nor­gueillissent de la pré­ten­due supé­rio­ri­té d’un mode de pen­sée iné­luc­ta­ble­ment altruiste.

(À suivre).

[/​James L. Wal­ker

Tra­duc­tion E. Armand/]

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