La Presse Anarchiste

Anarchisme et syndicalisme

[/​Je suis cepen­dant, je dois l’a­vouer, entiè­re­ment immer­gé dans la révo­lu­tion — sans me pro­non­cer sur le fait de savoir si j’y suis encore plon­gé ou si j’y replonge déjà.

G. Lan­dauer. La Révo­lu­tion./​]

Les vieux démons sont de retour. Le mythe pro­lé­taire, pur et dur, se fait chair à nou­veau en terre espa­gnole. Dans la ban­lieue de Bar­ce­lone, dans les quar­tiers de Madrid, dans chaque vil­lage d’Es­pagne, l’a­nar­chisme se retrouve dans la puis­sante dyna­mique « syn­di­ca­liste » de la recons­truc­tion de la C.N.T. [[Pour l’ins­tant, la recons­truc­tion de la C.N.T. suit une marche pro­gres­sive constante, pleine de dis­cus­sions et de contro­verses, mais cela est signe de vita­li­té. Fin février de cette année a lieu à Madrid la pre­mière confé­rence de presse convo­quée par le Comi­té Natio­nal. La C.N.T. recon­naît avoir 20 000 mili­tants qui cotisent, dont 80 % a moins de 30 ans. La presse espa­gnole com­mence à par­ler des acti­vi­tés de la C.N.T., des pri­son­niers, des grèves. En France, le silence conti­nue à cre­ver les tym­pans. Au moment d’é­crire cet article, 14 cama­rades du syn­di­cat de l’en­sei­gne­ment de Madrid sont en pri­son depuis la pre­mière semaine de mars, déten­tion dont la presse fran­çaise ne dit pas un mot, alors qu’elle est tou­jours prête et atten­tive pour ana­ly­ser en trois dimen­sions l’é­cho du moindre bor­bo­rigme intes­ti­nal de Carrillo.]]

Les anar­chistes d’I­ta­lie, de France, de n’im­porte où regardent vers l’Es­pagne. Pour­quoi ? Qu’est-ce qui est en jeu ? La réponse est claire : la pos­si­bi­li­té d’exis­tence d’un mou­ve­ment de masses à conte­nu révo­lu­tion­naire. Lais­sons de côté tout triom­pha­lisme : la chose est fra­gile et dif­fi­cile à réus­sir, même si la pas­sion et l’es­poir de mil­liers de gens l’im­pulsent quotidiennement.

De plus, pour celui qui jette un regard lucide, muni du bagage théo­rique et pra­tique qu’on peut avoir aujourd’­hui, l’en­tre­prise est un pari sur le futur, puis­qu’elle doit emprun­ter le che­min de la révo­lu­tion. Autre­ment, ce ne sera qu’un feu de paille, une illu­sion per­due. Si c’est pour deve­nir une cen­trale réfor­miste de plus, il vau­drait mieux lais­ser pour­rir en silence les cadavres de 36.

L’ex­pli­ca­tion du fait qu’il y ait peu ou pas de réper­cus­sion dans la presse bour­geoise ou autre, ain­si que de la rage que sus­cite l’a­nar­chisme ne peut peut-être se faire qu’en termes de refou­le­ment, déné­ga­tion ou autres emprun­tés à la psy­cho­lo­gie clinique.

Mais fai­sons face à notre pro­blème en ayant tou­jours pré­sent à l’es­prit que tout ce qui se dis­cute au long de ces pages n’en est qu’un aspect, que nous croyons cen­tral : c’est-à-dire, la rela­tion entre un large mou­ve­ment popu­laire, de masses, et le pro­jet révolutionnaire.

Qu’est-ce que nous pou­vons rai­son­na­ble­ment attendre de la nou­velle C.N.T. ?

La dis­cus­sion que nous avons eue à Madrid avec Juan Gomez Casas, Secré­taire géné­ral du Comi­té Natio­nal, est par­tie des pré­oc­cu­pa­tions que nous avions déjà ren­con­trées à Paris lors des dis­cus­sions que nous avions eues dans nos milieux plus ou moins antisyndicalistes.

Nos cri­tiques étaient diri­gées contre « le syn­di­cat de masses », contre la fonc­tion du syn­di­cat dans la socié­té indus­trielle. Construire la C.N.T. sur l’i­mage hyper valo­ri­sée, même idéa­li­sée, de la C.N.T. d’a­vant la guerre, n’est-ce pas se condam­ner à l’é­chec pour ne pas tenir compte de l’é­vo­lu­tion de la socié­té espa­gnole, et ne pas voir quelle a été l’é­vo­lu­tion du syn­di­ca­lisme dans les 50 der­nières années ? Le vieux syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ou anar­cho-syn­di­ca­lisme n’existe plus. Qu’est-ce qui reste de la C.G.T. d’a­vant 14 ? Et de l’U.S.I., ou de la F.O.R.A., ou de la I.W.W. ? Et de la A.I.T. des années 30 ? [[La A.I.T. (Asso­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs) fut fon­dée, repre­nant la tra­jec­toire de la Pre­mière Inter­na­tio­nale, au Congrès de Ber­lin qui eut lieu du 25 décembre 1922 au 2 jan­vier 1923. Par­ti­ci­pants : Argen­tine, Fede­ra­ción Obre­ra Regio­nal Argen­tine, deux délé­gués, 200 000 membres. Alle­magne, huit délé­gués, Frei Arbei­ter Union, 120 000 membres. Chi­li, un délé­gué, 20 000 membres. Dane­mark, Asso­cia­tion de Pro­pa­gande Syn­di­ca­liste, 600 membres. Espagne, Confe­de­ra­ción Nacio­nal del Tra­ba­jo, deux délé­gués, 1 000 000 de membres. Hol­lande, Natio­nal Arbeids Secre­ta­riaat, quatre délé­gués, 22 500 membres. Ita­lie, Unione Sin­di­cale Ita­lia­na, deux délé­gués, 500 000 membres. Mexique, Confe­de­ra­ción Gene­ral de Tra­ba­ja­dores, un délé­gué, 30 000 membres. Nor­vège, Norsk Syn­di­ka­lis­tik Fede­ra­tion, un délé­gué, 3 000 membres. Por­tu­gal, Confe­de­ra­cao Gene­ral do Tra­val­ho, 150 000 membres. Suède, Sve­riges Arbe­tares Cen­tra­lor­ga­ni­sa­tion, deux délé­gués, 220 00 membres. Il y avait aus­si d’autres délé­gués sans vote d’autres orga­ni­sa­tions d’Al­le­magne et des Comi­tés Syn­di­ca­listes Révo­lu­tion­naires, ten­dance de la C.G.T.U. Fran­çaise : aus­si deux délé­gués en exil de la mino­ri­té syn­di­ca­liste des syn­di­cats russes. (Don­nées four­nies par R. Rocker dans le Vol. III de son auto­bio­gra­phie : Révo­lu­tion et Régres­sion. 1918 – 1951. Ed. Tupac, Bs. As. 1952)]]

Le syn­di­cat s’est inté­gré à la socié­té capi­ta­liste comme un rouage de l’ap­pa­reil d’É­tat, élé­ment régu­la­teur dans le mar­ché de la force de tra­vail, ins­tance inter­mé­diaire entre l’ou­vrier et le pou­voir d’É­tat, inter­lo­cu­teur valable, élé­ment de contrôle et de domes­ti­ca­tion dans la socié­té libé­rale avan­cée aus­si bien que dans les régimes appe­lés, par une iro­nie de l’his­toire, sovié­tiques. Seule­ment la grève sau­vage, incon­trô­lable, est le grand épou­van­tail de la patro­nale et de la bureau­cra­tie syn­di­cale [[Le 22 – 3‑77 au Palais des Congrès du Krem­lin : Sixième congrès des syn­di­cats sovié­tiques. Le cama­rade Bre­j­nev fixe aux syn­di­cats la tâche essen­tielle de « ren­for­cer la dis­ci­pline du tra­vail ». « Je dois dire que les syn­di­cats ne font pas assez d’ef­forts pour mettre au maxi­mum à pro­fit le temps de tra­vail » (Le Monde, 23 – 3‑77). Le 24 – 4‑77 à Paris : « Un pro­blème se pose pour Georges Séguy et Edmond Maire : com­ment accroître la pres­sion syn­di­cale sur le pou­voir tout en évi­tant la mul­ti­pli­ca­tion des grèves sau­vages » ? (Le Matin de Paris).]].

Face à cette sombre vision de l’é­vo­lu­tion de l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale la réponse fut immé­diate : le pro­blème actuel de l’ac­tuelle C.N.T. n’est pas là. Au contraire, le dan­ger que nous devons affron­ter est celui de la « grou­pus­cu­la­ri­sa­tion » de la C.N.T., nous répond Gomez Casas. Les gens qui com­posent l’or­ga­ni­sa­tion sont des jeunes for­més dans la mili­tance anar­chiste des der­nières années du fran­quisme, et leur men­ta­li­té n’est pas fon­da­men­ta­le­ment anar­cho-syn­di­ca­liste, mais par contre ils sont impré­gnés de la méfiance envers la struc­ture bureau­cra­tique et envers la pra­tique syn­di­cale de lutte pour l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de tra­vail, ce qui était carac­té­ris­tique des pre­miers temps du col­lec­ti­visme ou du com­mu­nisme anar­chiste. (Voir 2 l’en­tre­tien avec J. Gomez Casas).

Mais ces deux obs­tacles, ce Cha­rybde et Scyl­la que nous connais­sons tous et que nous crai­gnons, ne consti­tuent-ils pas le pro­blème typique, la contra­dic­tion de base de l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière ?

Aus­si bien le socia­lisme mar­xiste que l’a­nar­chiste ten­ta des solu­tions dif­fé­rentes, la pra­tique révo­lu­tion­naire mon­tra les limites et les contra­dic­tions, dif­fé­rents moments his­to­riques furent mar­qués par l’hé­gé­mo­nie qua­si abso­lue du syn­di­ca­lisme ou de l’ac­ti­visme révo­lu­tion­naire [[Sauf l’as­pect ponc­tuel qu’on pour­rait appe­ler « moment révo­lu­tion­naire » ou « situa­tion révo­lu­tion­naire » dans lequel la rela­tion n’est pas d’op­po­si­tion mais de fusion.]]. Voyons, de façon néces­sai­re­ment sché­ma­tique, quelques aspects — his­to­riques — du problème.

De la première internationale à la critique du syndicalisme

[/​« Pré­oc­cu­pé de res­ter révo­lu­tion­naire tout en étant pris par le tra­vail syndical… »

P. Monatte./]

Dès le conflit entre Marx et Bakou­nine au sein de la Pre­mière Inter­na­tio­nale — fon­da­men­ta­le­ment un conflit entre deux concep­tions de la révo­lu­tion — se pro­file la contra­dic­tion qui va par­cou­rir l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier.

Les socia­listes mar­xistes ont sui­vi, en ce qui concerne le rap­port entre les masses et la révo­lu­tion, une ligne que nous pour­rions défi­nir comme démo­cra­ti­co-jaco­bine ; et leur solu­tion a tou­jours été claire, la dépen­dance de fait, pro­cla­mée ou cachée, de l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière à la direc­tion politique.

Marx vou­lait le ren­for­ce­ment des attri­bu­tions du Conseil Géné­ral et la défi­ni­tion d’une ligne poli­tique obli­ga­toire pour la tota­li­té des Sec­tions. Sous une devise com­mune à tous : « L’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs sera l’oeuvre des tra­vailleurs eux-mêmes », Marx affirme la prio­ri­té de « la conquête du pou­voir poli­tique », « pre­mier devoir de la classe ouvrière », (Adresse Inau­gu­rale) et, à la Confé­rence de Londres en 1871 (à laquelle assis­ta Ansel­mo Loren­zo en tant que délé­gué de la Sec­tion Espa­gnole), il impose le prin­cipe de l’or­ga­ni­sa­tion en tant que par­ti poli­tique. La réso­lu­tion, rédi­gée par Marx lui-même, dit : « le pro­lé­ta­riat ne peut agir comme classe qu’en se consti­tuant en par­ti poli­tique dis­tinct… » [[Sur la Confé­rence de Londres et la mani­pu­la­tion contre Bakou­nine à laquelle elle don­na lieu, voir le Vol. II Bakou­nine. Œuvres com­plètes. Ed. Champ Libre, Paris 1974.]].

Arthur Leh­ning dit, en com­men­tant ce débat : « Les argu­ments oppo­sés aux « abs­ten­tion­nistes » repo­saient sur un mal­en­ten­du ou n’é­taient pas fon­dés. Bakou­nine n’a jamais nié que l’In­ter­na­tio­nale eût un carac­tère poli­tique (…) Le dif­fé­rend ne por­tait pas sur les buts de trans­for­ma­tion radi­cale de la socié­té, mais sur la forme à don­ner à la lutte poli­tique et à l’or­ga­ni­sa­tion de la classe ouvrière. Quant aux « abs­ten­tion­nistes » ils étaient oppo­sés à l’ac­tion par­le­men­taire, à l’or­ga­ni­sa­tion de la classe ouvrière en par­ti poli­tique et à la conquête du pou­voir comme « condi­tion préa­lable de l’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs » [[A. Leh­ning. Intro­duc­tion Vol. II Bakou­nine. Œuvres com­plètes, p. XLVII.]].

Dans la pen­sée de Bakou­nine il y a une dis­cri­mi­na­tion entre l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière et l’or­ga­ni­sa­tion des révo­lu­tion­naires. Dis­cri­mi­na­tion qui, à l’in­té­rieur de la théo­rie géné­rale bakou­ni­nienne — anar­chiste — telle qu’elle se concré­tise à l’é­poque de la scis­sion de l’In­ter­na­tio­nale, aurait pu être taxée de contra­dic­tion logique. Nous ne le croyons pas, puisque pour Bakou­nine il existe, ou se mani­feste comme étant néces­saire, un pre­mier niveau d’or­ga­ni­sa­tion, géné­ral, mas­sif, de tous les exploi­tés, appe­lés par leur propre condi­tion — la place qu’ils occupent dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion capi­ta­liste — à se révol­ter et à chan­ger les bases de la socié­té. Les exploi­tés sont socia­listes (ou col­lec­ti­vistes) sans le savoir, par « ins­tinct ». Ce pré­sup­po­sé est la base du « spon­ta­néisme » révo­lu­tion­naire. Mais en même temps il existe un autre niveau d’une majeure cohé­rence : l’or­ga­ni­sa­tion de ceux par­mi eux qui sont arri­vés à une plus grande conscience et ont, par consé­quent, défi­ni un pro­jet, un pro­gramme : les révo­lu­tion­naires. De notre côté, nous pour­rions ajou­ter que les deux niveaux d’or­ga­ni­sa­tion ne s’op­posent pas mais que, au contraire, ils s’in­ter­pé­nètrent, s’ap­puient l’un sur l’autre, se com­plé­mentent, pour déve­lop­per les condi­tions de la révo­lu­tion sociale. Il ne s’a­git pas de deux enti­tés dif­fé­rentes mais de deux modes d’or­ga­ni­sa­tion jux­ta­po­sés et ouverts l’un sur l’autre, tous les deux déter­mi­nés par les condi­tions géné­rales de l’af­fron­te­ment des classes et le mode d’in­ter­ven­tion poli­tique de l’État.

Bakou­nine dit : « Si les fon­da­teurs de l’In­ter­na­tio­nale avaient don­né à cette grande Asso­cia­tion une doc­trine poli­tique (…) socia­liste, phi­lo­so­phique, déter­mi­née et posi­tive, ils auraient com­mis une grande faute. (Lettre de Bakou­nine à T. G. Mora­go, 21 mai 1872.)

Par contre, dans sa lettre à Céret­ti en mars 1872 « il parle de la néces­si­té de fon­der des nuclei [[Noyaux.]] com­po­sés des mili­tants les plus sûrs, les plus dévoués, les plus intel­li­gents et les plus éner­giques » [[A. Leh­ning. Op. cit. Vol. 2 p. XXXVIII.]]. « Ils for­me­ront le pont néces­saire entre la pro­pa­gande des théo­ries socia­listes et la pra­tique révo­lu­tion­naire » [[Ibid. p. 252.]].

Depuis le moment où l’op­po­si­tion entre Bakou­nine et Marx a lieu jus­qu’à aujourd’­hui, les deux façons de conce­voir le rap­port entre le pro­jet de chan­ge­ment révo­lu­tion­naire et le mou­ve­ment ouvrier conti­nue­ront à exis­ter sous des formes ou des oppo­si­tions pas tou­jours claires mais tou­jours présentes.

La ten­dance socia­liste, social-démo­crate, mar­xiste, au len­de­main du Congrès d’A­miens, de la C.G.T. fran­çaise, se trou­va mal pla­cée pour contrô­ler de l’in­té­rieur le mou­ve­ment ouvrier. La solu­tion fut de sépa­rer clai­re­ment les fonc­tions. La sépa­ra­tion de l’« orga­ni­sa­tion poli­tique » et de l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique » de la classe ouvrière fut défen­due par Lagar­delle, Vaillant et Jau­rès contre les « gues­distes » et votée au Congrès de Nan­cy du Par­ti Socia­liste Fran­çais, en 1907 [[Xavier Cua­drat : Socia­lis­mo y Anar­quis­mo en Cata­luña, los ori­genes de la C.N.T. Ed. de la Rev. del Tra­ba­jo. Madrid, 1976.]].

Quelques jours plus tard a lieu à Stutt­gart le Congrès Socia­liste Inter­na­tio­nal (IIe Inter­na­tio­nale) où fut adop­tée une solu­tion de com­pro­mis qui main­tien­dra la sépa­ra­tion entre l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique ― le syn­di­cat — et l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique ― le par­ti ― : « Le Congrès déclare que l’in­té­rêt de la classe ouvrière est que dans tous les pays s’é­ta­blissent des rap­ports étroits entre les syn­di­cats et le Par­ti et qu’ils deviennent per­ma­nents ». Grâce à cette réso­lu­tion on évite les « liens orga­niques » entre syn­di­cats et Par­ti pro­po­sés par les Belges et les Espa­gnols, ce à quoi s’op­po­sait avec fer­me­té la Sec­tion Fran­çaise puisque la C.G.T. avait déci­dé à Amiens de ne pas entrer en rela­tion avec le Par­ti Socia­liste. Dans le cas de l’Es­pagne, par­mi les six délé­gués se trou­vait Pablo Igle­sias et on connaît bien le pou­voir qu’il exer­çait aus­si bien sur le P.S.O.E. que sur l’U.G.T.

Pablo Igle­sias affir­ma que : « …les Socié­tés de résis­tance, veillant aux inté­rêts de leurs indi­vi­dus, doivent tra­vailler dans les luttes élec­to­rales pour le triomphe des can­di­dats socia­listes avec autant de déter­mi­na­tion que notre propre Par­ti. Mieux encore : l’ac­tion poli­tique de celui-ci, dans toutes les cir­cons­tances où il se mani­feste, doit être sou­te­nu par celles-là puisque tout ce que le Par­ti Socia­liste réa­lise doit être néces­sai­re­ment favo­rable à ceux qui tra­vaillent » [[Ibid, p. 307.]].

La stra­té­gie du par­ti poli­tique — hier aus­si bien qu’au­jourd’­hui — était — et conti­nue d’être — élec­to­ra­liste, c’est-à-dire que les votes se ramassent là où l’on peut, de là la néces­si­té de ne pas faire peur à la bourgeoisie.

Comme exemple de deux men­ta­li­tés dif­fé­rentes nous trans­cri­vons deux para­graphes, l’un anar­chiste l’autre socia­liste, écrits en Espagne à l’oc­ca­sion du 1er Mai 1890 : « La liber­té ne se demande pas, elle se prend… La jour­née de huit heures nous ne l’au­rons pas avec des mani­fes­ta­tions paci­fiques et avec d’i­nu­tiles et ser­viles péti­tions ; nous l’au­rons en nous impo­sant et l’im­po­si­tion est dans la grève. » Los Deshe­re­da­dos, 1890.

« En tenant fidè­le­ment la parole enga­gée devant les très dignes auto­ri­tés, devant le publique et notre humble classe, de ne pas nous mélan­ger à la grève géné­rale ; le fait qu’au­cun de nos cama­rades du métier n’ait souf­fert de la moindre répres­sion de la part des res­pon­sables de l’ordre public donne une idée de notre sagesse… » El eco de los obre­ros tone­le­ros, 1890 [[José Alva­rez Jun­co : La ideo­lo­gia poli­ti­ca del anar­quis­mo español (1868 – 1910). Sigle XXI. Madrid, 1976, pag. 552.]].

Plus de quatre-vingts ans après, dans le numé­ro un du pério­dique C.N.T., qua­trième période, jan­vier 1977, nous lisons : « On fait croire au peuple qu’en votant il exerce une sup­po­sée éga­li­té de droits poli­tiques. Le pire c’est que cette éga­li­té de droits s’exerce dans une socié­té clas­siste qui refuse l’é­ga­li­té éco­no­mique et sacra­lise dans les lois la pro­prié­té pri­vée et l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme ».

Mal­gré des posi­tions si dif­fé­rentes sur le ter­rain poli­tique, l’i­dée de l’u­ni­té de la classe demeure et résiste. Après la dis­pa­ri­tion aus­si bien de la branche bakou­ni­niste que de la branche mar­xiste de la Pre­mière Inter­na­tio­nale, le retour des anar­chistes aux syn­di­cats est relié à une pra­tique révo­lu­tion­naire des Socié­tés de Résis­tance et à une cri­tique des divi­sions idéo­lo­giques. Ain­si, au Congrès de Bar­ce­lone de 1888, on arrive à un Pacte d’U­nion et Soli­da­ri­té entre les Socié­tés de Résis­tance au Capi­tal. Dans ce pacte et « dans les articles et les gloses qui l’ont accom­pa­gné dans la presse anar­chiste, on insis­tait sur la néces­si­té de l’u­nion ouvrière par-des­sus les idéo­lo­gies ». Néan­moins, la même année se créa l’or­ga­ni­sa­tion rivale socia­liste, l’U.G.T., ce qui trans­for­ma en riva­li­té l’u­nion pro­cla­mée avec les socia­listes [[J. Alva­rez Jun­co. Ibid. p. 551.]].

Déjà, dans la consti­tu­tion de « Soli­da­ri­dad Obre­ra » (Local, 1907), par­ti­cipent ensemble socia­listes et anar­chistes, sans avoir réglé tota­le­ment le conten­tieux sur les méthodes d’ac­tion, sur le ter­rain même de la résis­tance ouvrière, par exemple, et, fon­da­men­ta­le­ment, sur la grève géné­rale et sur son uti­li­sa­tion paci­fique ou insurrectionnelle.

Dans le mani­feste par lequel « S.O. » appelle au congrès de 1908 — d’où sur­gi­ra la Confe­de­ra­ción Regio­nal de Socie­dades de Resis­ten­cia — on peut lire : « …ne nous limi­tons plus à une simple action de défense ni à l’as­saut des réformes insuf­fi­santes dans l’a­ve­nir, mais pré­pa­rons-nous à l’as­saut défi­ni­tif du sys­tème capi­ta­liste, en nous appro­priant des ins­tru­ments de tra­vail et des moyens de pro­duc­tion » [[X. Cua­drat. Op. cit. page 222.]].

Immé­dia­te­ment après ont lieu les faits de la Semaine San­glante de Bar­ce­lone, 1909, lourde de consé­quences, avec les accu­sa­tions contre Fer­rer de finan­cer et contrô­ler « Soli­da­ri­dad Obre­ra » et d’a­voir pro­mu l’in­sur­rec­tion, qui conduisent à son exé­cu­tion. L’or­ga­ni­sa­tion conti­nue à se déve­lop­per et, dans le congrès de 1911, est déci­dée la fédé­ra­tion au niveau natio­nal avec le nom de Confe­de­ra­ción Nacio­nal del Trabajo.

Cette uni­té de la classe par des­sus les dif­fé­rentes posi­tions est la base du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire fran­çais dont l’in­fluence dans les for­mu­la­tions théo­riques de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme est indiscutable.

Mais Loren­zo écrit dans Tier­ra y Liber­tad, en 1907, que dans la consti­tu­tion de la C.G.T., il y a eu influence espa­gnole et sur­tout cata­lane. Il est vrai que, aus­si bien dans la C.G.T., Syn­di­ca­liste Révo­lu­tion­naire, que dans la C.N.T. his­to­rique se concré­tise un des conte­nus théo­riques de l’aile anti­au­to­ri­taire de la Pre­mière Inter­na­tio­nale : le « syn­di­ca­liste ». L’autre, spé­ci­fi­que­ment révo­lu­tion­naire, réap­pa­raî­tra dans la C.N.T. d’une façon for­melle et non seule­ment à tra­vers une pra­tique, avec la créa­tion de la F.A.I. en 1927.

Le syn­di­ca­lisme, qui prend corps avec la Charte d’A­miens — 1906 — devien­dra lui aus­si une solu­tion de com­pro­mis, non seule­ment comme on dit géné­ra­le­ment entre anar­chistes et socia­listes (ce à quoi s’op­po­sèrent farou­che­ment les gues­distes) mais aus­si entre deux ten­dances de l’a­nar­chisme. Com­pro­mis sur la base d’une pra­tique consi­dé­rée comme néces­saire et spon­ta­né­ment révo­lu­tion­naire. Par oppo­si­tion à l’ac­tion poli­tique par­le­men­ta­riste et pro­gram­ma­tique — on voit bien là com­ment on retourne à la dis­cus­sion de la Ière Inter­na­tio­nale — le syn­di­ca­lisme réunis­sait tous les ouvriers, tous les exploi­tés sur la base de leurs inté­rêts de classe, lais­sant de côté ce qui les sépa­rait, l’« argu­men­ta­tion phi­lo­so­phique » par le tru­che­ment de l’ex­pul­sion de la « poli­tique » de l’in­té­rieur du syn­di­cat. Pou­get et Grif­fuelhes défi­nis­saient une posi­tion appa­rem­ment favo­rable à l’a­nar­chisme. » La pro­po­si­tion Grif­fuelhes, à laquelle les liber­taires ne pou­vaient trou­ver aucun défaut et qui enve­lop­pait dans des for­mules polies la fin de non-rece­voir oppo­sée aux socia­listes, fut adop­tée à la presque una­ni­mi­té, par 830 voix contre 8. » Et Mer­meix dit ensuite : « S’il est vrai que chaque syn­di­qué est libre de mili­ter poli­ti­que­ment dans le sens qui lui convient, le syn­di­cat n’est ouvert, lui, qu’à la pro­pa­gande d’une seule doc­trine, la doc­trine anti­par­le­men­taire, « anti­ma­jo­ri­taire », « anti­vo­tarde », c’est-à-dire que, ayant atteint un point éle­vé de crois­sance, le syn­di­ca­lisme conti­nue à saper la base popu­laire du par­ti socia­liste » [[Mer­meix, Le syn­di­ca­lisme contre le socia­lisme. Voir X. Cua­drat, Op. cit. pages 294 et 297.]].

Pour le point de vue syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire les ouvriers, en tant que classe, sont liés par l’in­té­rêt com­mun face au capi­ta­liste et à l’É­tat ; ce der­nier, en inter­ve­nant dans les conflits de tra­vail — qui sont vus à l’é­poque sur­tout sous la forme de grèves — ne peut le faire que du côté de l’ordre éta­bli, c’est-à-dire de la classe patronale.

Ain­si « …l’ac­tion syn­di­cale, l’ex­pres­sion la plus pure de la lutte des classes, pour­suit pure­ment et défi­ni­ti­ve­ment la lutte directe, à savoir, la lutte des oppri­més contre les oppres­seurs, des exploi­tés contre les exploi­teurs, des sala­riés contre les capi­ta­listes » [[J. Alva­rez Jun­co. Op. cit. page 558.]].

Consé­quent avec sa posi­tion d’ac­tion directe entre sala­riés et capi­ta­listes, le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire refuse la péti­tion de solu­tions « légales » aux pou­voirs publics. Pour Grif­fuelhes, Mer­rheim, Pou­get ou Dele­salle, dans les années héroïques de la C.G.T. fran­çaise, le grand dan­ger pour le mou­ve­ment ouvrier était de se lais­ser domes­ti­quer. Ils croyaient, avec une remar­quable luci­di­té, si nous les jugeons en fonc­tion de ce que sont deve­nus les syn­di­cats, ils croyaient, nous disions que, depuis la loi du 21 mars 1884 (léga­li­sa­tion des orga­ni­sa­tions syn­di­cales) et le minis­tère Wal­deck-Rous­seau de 1899, les socia­listes réfor­mistes avaient com­men­cé à ama­douer les syn­di­cats ouvriers avec des conces­sions appa­rentes et des réformes sociales trompeuses.

Au fond les anar­chistes et les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires de l’é­poque don­naient à la lutte syn­di­cale une valeur poli­tique en elle-même, avec l’es­poir que les tra­vailleurs ne peuvent sou­hai­ter autre chose que leur éman­ci­pa­tion et que la grève, sur­tout la grève soli­daire et la grève géné­rale, sont une bataille de la guerre sociale qui se ter­mi­ne­ra avec l’a­bo­li­tion du sala­riat et la dis­pa­ri­tion des classes.

Et ce prin­cipe d’u­ni­té de la classe sans dif­fé­rences idéo­lo­giques était consti­tu­tif de Soli­da­ri­dad Obre­ra, mère de la C.N.T. « Soli­da­ri­dad Obre­ra ne sui­vra aucune ten­dance poli­tique de par­ti, même si nous res­pec­tons celle de tous les asso­ciés. En tant que classe ouvrière nous ne pou­vons avoir qu’un but com­mun : la défense de nos inté­rêts et seule­ment un idéal peut nous unir : notre éman­ci­pa­tion éco­no­mique ». « On a dit pour com­battre cette Fédé­ra­tion qu’elle est com­po­sée seule­ment et exclu­si­ve­ment d’a­nar­chistes ; ce n’est pas vrai, puisque dans les déci­sions des Socié­tés on observe la plus stricte neu­tra­li­té, les socié­tés étant consti­tuées par des ouvriers de toutes les nuances… » [[Ibid. page 560.]].

Mais l’un des élé­ments consti­tuants de la doc­trine syn­di­ca­liste va plus loin que l’or­ga­ni­sa­tion de classe contre le capi­tal ; un des para­graphes de la Charte d’A­miens dit : « le syn­di­cat, aujourd’­hui grou­pe­ment de résis­tance, sera, dans l’a­ve­nir, le grou­pe­ment de pro­duc­tion et de répar­ti­tion, base de réor­ga­ni­sa­tion sociale ». Et ce point sera déve­lop­pé par cer­tains anarcho-syndicalistes.
La réponse anar­chiste à la concep­tion syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire est clai­re­ment repré­sen­tée par Mala­tes­ta dans la polé­mique qui l’op­po­sa à Monatte au Congrès Anar­chiste Inter­na­tio­nal d’Am­ster­dam en 1907. Toute la cri­tique du syn­di­ca­lisme, telle qu’elle se déve­lop­pe­ra après est déjà pré­sente. Monatte fait une véhé­mente défense du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Mala­tes­ta fait la cri­tique du réfor­misme : le syn­di­cat « n’est et ne sera jamais qu’un mou­ve­ment léga­li­taire et conser­va­teur, sans autre but acces­sible — et encore ! — que l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de tra­vail ». La cri­tique de la grève géné­rale paci­fique. Du syn­di­cat en tant qu’or­gane de restruc­tu­ra­tion de l’é­co­no­mie et base de la socié­té future : le syn­di­cat est une orga­ni­sa­tion de résis­tance à l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste, un orga­nisme de com­bat qui doit dis­pa­raître en même temps que la vieille société.

Mala­tes­ta, quinze ans plus tard dans un numé­ro de Uma­ni­tà Nova (n° 82, 6 avril 1922 [[Erri­co Mala­tes­ta. Pagine di flot­ta quo­ti­dia­na Scri­ti. 1er Volume 1920 – 1922. Car­ra­ra, 1975.]]) publie un article inti­tu­lé Syn­di­ca­lisme et Anar­chisme où sont résu­mées quelques-unes des cri­tiques capi­tales contre le syn­di­ca­lisme. Mala­tes­ta a été toute sa vie par­ti­san du syn­di­cat comme un moyen de lutte fon­da­men­tal car il réunis­sait les exploi­tés et les oppri­més, mais à condi­tion de ne pas le prendre comme une fin en soi-même et étant conscient de ses limi­ta­tions et de ses dan­gers. D’a­bord, le fait posi­tif : l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière est l’élé­ment indis­pen­sable au déve­lop­pe­ment d’un mou­ve­ment de masses. « Et la révo­lu­tion telle que nous la vou­lons, faite par la masse et se déve­lop­pant grâce à la masse, sans impo­si­tion ni dic­ta­ture ouverte ou lar­vée, ne pour­rait se pro­duire et se conso­li­der sans l’exis­tence préa­lable d’un large mou­ve­ment de masses. » Mais en même temps atten­tion ! il ne faut pas prendre pour « un moyen unique et sûr de révo­lu­tion, une forme de lutte qui a en elle-même une grande puis­sance révo­lu­tion­naire, mais qui peut aus­si, si elle est aban­don­née à ses ten­dances natu­relles, deve­nir un ins­tru­ment de conser­va­tion du pri­vi­lège et d’a­dap­ta­tion de la masse plus évo­luée aux ins­ti­tu­tions sociales pré­sentes ». (Le mou­ve­ment ouvrier) « peut, toute orga­ni­sa­tion nou­velle peut dans l’es­prit de ses ini­tia­teurs et dans la lettre de ses sta­tuts, avoir la plus haute aspi­ra­tion et les pro­pos les plus radi­caux, mais s’il veut exer­cer la fonc­tion propre au syn­di­cat ouvrier, qui est la défense actuelle des inté­rêts de leurs membres, il doit recon­naître de fait l’ins­ti­tu­tion qu’il a niée en théo­rie, et il doit s’a­dap­ter aux cir­cons­tances et essayer d’ob­te­nir, à chaque fois, le plus pos­sible, négo­ciant et tran­si­geant avec les patrons et avec le gou­ver­ne­ment. En un mot, le syn­di­cat ouvrier est par nature réfor­miste et non pas révolutionnaire. »

Cette contra­dic­tion entre le pro­jet révo­lu­tion­naire et les ten­dances natu­relles du syn­di­cat appa­raissent au grand jour à plu­sieurs reprises dans l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier. Contra­dic­tion qui tend constam­ment à se résoudre du côté de l’in­té­gra­tion ins­ti­tu­tion­nelle, appuyée par la bureau­cra­tie et favo­ri­sée par l’a­dap­ta­tion du pro­lé­ta­riat aux condi­tions idéo­lo­giques et légales du réfor­misme à l’in­té­rieur du système.

La C.N.T. n’est pas la seule orga­ni­sa­tion ouvrière révo­lu­tion­naire dans laquelle la pré­sence des anar­chistes contre­car­ra le carac­tère éco­no­miste et prag­ma­tique du syn­di­ca­lisme. Mais elle est la seule qui réus­sit à le faire en gar­dant sa com­po­si­tion de masse.

Xavier Cua­drat affirme, dans son his­toire récem­ment publiée du socia­lisme et de l’a­nar­chisme en Cata­logne, que « les ten­sions entre les anar­chistes purs ou ortho­doxes et le cou­rant stric­te­ment syn­di­ca­liste devaient se résoudre, à plu­sieurs reprises, en faveur des pre­miers, en par­ti­cu­lier après l’as­sas­si­nat de Sal­va­dor Segui en mars 1923 » [[Op. cit. page 177.]]. Ce type de réso­lu­tion don­na à la C.N.T. une phy­sio­no­mie par­ti­cu­lière, ain­si qu’une capa­ci­té de mobi­li­sa­tion jus­qu’en 36 et sur laquelle elle se recons­truit aujourd’hui.

Action directe et autonomie ouvrière

[/​« Les syn­di­cats seront très utiles dans la période révo­lu­tion­naire, à condi­tion d’être… le moins syn­di­ca­listes possible. »

Mala­tes­ta. Uma­ni­ta Nova, Roma, n° 83, avril 1922./]

La situa­tion sociale a beau­coup chan­gé en 50 ans. Aus­si bien, la com­po­si­tion intrin­sèque du pro­lé­ta­riat que sa posi­tion rela­tive aux classes domi­nantes n’est plus la même qu’à l’é­poque du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ; les sché­mas orga­ni­sa­tion­nels ne peuvent pas être les mêmes.

La pra­tique du syn­di­ca­lisme d’ac­tion directe, avec son conte­nu immé­dia­te­ment et spon­ta­né­ment révo­lu­tion­naire est pos­sible tant que la classe ouvrière est exclue du sys­tème ins­ti­tu­tion­nel en vigueur et en consé­quence, confron­tée à ceux qui exercent le pou­voir. À par­tir du moment où appa­raissent les méca­nismes de média­tion qui vont per­mettre à des frac­tions de la classe ouvrière d’a­gir en tant que groupes de pres­sion — et le syn­di­cat est deve­nu l’un de ces méca­nismes — la pra­tique de l’ac­tion directe ne peut être main­te­nu que par son rap­port évident à la fina­li­té révo­lu­tion­naire. Ou parce que des conjonc­tures pré­cises démys­ti­fient cer­tains aspects idéo­lo­giques qui per­mettent l’illu­sion d’une rela­tive inté­gra­tion au système.

Comme nous le disions au début de cet article, l’ac­tuelle C.N.T. a la force de convic­tion que lui donne sa mili­tance révo­lu­tion­naire mais elle doit se déve­lop­per comme un syn­di­cat de masses et non pas se réduire à un groupe idéo­lo­gique anar­chiste. Com­ment le faire dans des cir­cons­tances telles que la situa­tion espa­gnole, qui tend vers une « sta­bi­li­sa­tion démo­cra­tique », insé­rée dans le Mar­ché Com­mun Euro­péen ? Dans une situa­tion qui n’est pas révolutionnaire ?

La C.N.T. donc, pour conti­nuer à être, doit faire face à dif­fé­rents pro­blèmes actuels, par­mi les­quels il y en a un de taille : celui de la légalisation.

Dans la pre­mière confé­rence de presse du Comi­té Natio­nal il a été dit que « L’or­ga­ni­sa­tion étu­die­ra la mise au point des sta­tuts devant la pos­si­bi­li­té d’une immi­nente léga­li­sa­tion des cen­trales syn­di­cales. Bien sûr, la C.N.T. accep­te­ra la léga­li­sa­tion à condi­tion que lui soit recon­nue toute sa per­son­na­li­té et ses conte­nus. » [[Frente Liber­ta­rio, mars 1977.]]

Le Monde Liber­taire du mois de mars publie une inter­view d’un délé­gué du Comi­té Régio­nal de Cata­logne, dans lequel se pré­cisent cer­tains aspects du pro­blème. Par exemple, les négo­cia­tions en cours entre le pou­voir et l’op­po­si­tion démo­cra­tique amènent le Par­ti Com­mu­niste et le P.S.O.E, à tra­vers les cen­trales qu’ils contrôlent, à évi­ter toute pos­si­bi­li­té d’ac­tion auto­nome des tra­vailleurs. « S’ils réus­sissent — et ils ont pas mal d’a­touts pour y arri­ver — à nous entraî­ner tous dans cette sorte d’is­sue qu’est la démo­cra­tie de style euro­péen, alors on peut peut-être dire que l’a­ve­nir du mou­ve­ment ouvrier est fou­tu ». Et plus loin : « L’u­nique accord qui existe pour l’ins­tant est de refu­ser abso­lu­ment la léga­li­sa­tion sous condi­tions. Toute léga­li­sa­tion implique cer­taines condi­tions, une accep­ta­tion du sys­tème exis­tant, mais on refuse tota­le­ment une léga­li­sa­tion avec des condi­tions poli­tiques » (…) « il y a des par­ti­sans de la léga­li­sa­tion et des par­ti­sans de la non-léga­li­sa­tion, c’est inévitable ».

Et après vien­dront les contrats col­lec­tifs, la négo­cia­tion, etc.

Mais pour l’ins­tant il se déve­loppe une ten­dance qui s’ap­puie sur les assem­blées d’u­sine et sur les délé­gués directs de l’as­sem­blée dans chaque conflit. Nous lisons, par exemple, dans un tract de la C.N.T. appe­lant à la grève de Roca de Gavá : « À Roca s’est cris­tal­li­sé un pro­ces­sus qui rompt avec tous les sché­mas de média­tion poli­tique des luttes ouvrières (…) On est en train de se jouer le droit d’é­lire nos propres délégués ». 

Cette posi­tion s’ar­ti­cule avec un pro­fond conte­nu « syn­di­ca­liste », de classe, jamais nié par la C.N.T. Ce conte­nu est sur­tout expri­mé à tra­vers la défense de l’u­ni­té des tra­vailleurs et l’in­dé­pen­dance des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Nous lisons dans un mani­feste : « Nous pro­po­sons l’u­ni­té dans les assem­blées et dans la pra­tique quo­ti­dienne du tra­vail, refu­sant les alliances entre lea­ders qui condi­tion­ne­raient nos actions. Nous reje­tons donc la « Coor­di­na­do­ra de Orga­ni­za­ciones Sin­di­cales » (C.O.S.) récem­ment créée, car elle n’est que le reflet de la Coor­di­na­tion Démo­cra­tique, dans laquelle les par­tis et les per­son­na­li­tés de la droite la plus pure ont pac­ti­sé avec des par­tis qui se disent ouvriers, au niveau des diri­geants et der­rière le dos des tra­vailleurs ». La C.N.T. sou­ligne « la néces­si­té d’une véri­table indé­pen­dance de la part des orga­ni­sa­tions syn­di­cales (indé­pen­dance aus­si bien de l’É­tat que des par­tis poli­tiques) comme condi­tion indis­pen­sable pour que l’u­ni­té de la classe ouvrière fasse des pro­grès… » Rap­pe­lons-nous des ori­gines : « néces­si­té de l’u­nion des ouvriers par des­sus les idéologies ».

Voyons deux exemples récents de magouilles poli­ti­cardes aux­quelles doit faire face la C.N.T. avec sa ligne d’ac­tion directe : devant la situa­tion pro­duite par la grève de Roca Radia­dores les cen­trales syn­di­cales C.C.O.O., U.S.O., U.G.T. et C.N.T. décident d’ap­pe­ler à une mani­fes­ta­tion tous ensemble à Cor­ne­liá comme démons­tra­tion active de sou­tien aux gré­vistes. Bien que le Gou­ver­ne­ment Civil refuse la per­mis­sion, les quatre cen­trales déci­dèrent de main­te­nir la convo­ca­tion. Après, à l’in­su des tra­vailleurs, C.C.O.O. et U.S.O. négo­cient un accord avec le délé­gué pro­vin­cial des syn­di­cats et avec le Gou­ver­ne­ment Civil : si la mani­fes­ta­tion n’a pas lieu à la date pré­vue, une autre sera per­mise ain­si qu’une assem­blée des tra­vailleurs de la Roca au siège de la Délé­ga­tion de la C.N.S. pour dis­cu­ter du juge­ment de 38 ouvriers par­mi les 43 licen­ciés. Ni l’U.G.T. ni la C.N.T. n’ac­ceptent cet accord. À 19 heures, le jour de la mani­fes­ta­tion, les C.C.O.O. et l’U.S.O. négo­cient encore avec la police. Devant la déter­mi­na­tion des tra­vailleurs sur­vient l’a­gres­sion poli­cière et une heure et demie d’af­fron­te­ments, de bar­ri­cades, de charges, etc [[Soli­da­ri­dad Obre­ra. Suple­men­to Espe­cial n° 8, Bar­ce­lo­na, jan­vier 1977.]].

Les 23 et 24 jan­vier, au cours de deux mani­fes­ta­tions, sont assas­si­nés par les bandes fas­cistes et par la police Artu­ro Ruiz Gar­cia, cof­freur et étu­diant de 19 ans, et Luz Naje­ra, étu­diante. Le 24 éga­le­ment, pen­dant la nuit, cinq avo­cats sont assas­si­nés par les fas­cistes. En Cata­logne, les cinq orga­ni­sa­tions syn­di­cales (C.C.O.O., U.S.O., U.G.T., S.O.C. et C.N.T.) se mettent d’ac­cord pour réa­li­ser une jour­née de grève le jeu­di 27. Avec l’op­po­si­tion de la C.N.T. les quatre autres cen­trales ont un entre­tien avec le Délé­gué pro­vin­cial de la C.N.S. et règlent ensemble la façon dont cette pro­tes­ta­tion doit avoir lieu. Après. un com­mu­ni­qué com­mun des cinq orga­ni­sa­tions est publié. La C.N.T. ne sous­crit qu’à la pre­mière par­tie du docu­ment qui appelle à la grève. Les quatre autres cen­trales donnent des ins­truc­tions aux tra­vailleurs sur la conduite à tenir pen­dant la jour­née de lutte : ne pas sor­tir dans la rue, négo­cier les jour­nées d’ar­rêt avec la patro­nale, etc. Elles font fina­le­ment un appel à la force publique pour qu’elle ait « un com­por­te­ment consé­quent avec le carac­tère res­pon­sable de notre action ». Le comi­té régio­nale de Cata­logne de la C.N.T. publie un com­mu­ni­qué dans lequel il appelle à « réa­li­ser des actions de pro­tes­ta­tion telles que : arrêts de tra­vail, mani­fes­ta­tions et mobi­li­sa­tions, en par­ti­cu­lier la grève géné­rale du 27… » « La C.N.T. pré­cise qu’elle ne sous­crit pas aux cinq para­graphes dudit docu­ment, où l’on donne aux tra­vailleurs des ins­truc­tions sur cette jour­née. Nous croyons que la classe ouvrière est capable et mûre pour affron­ter avec séré­ni­té ces évé­ne­ments, et per­sonne ne peut pré­tendre don­ner des ins­truc­tions sur les acti­vi­tés qui doivent se déve­lop­per » [[Soli­da­ri­dad Obre­ra, n° 9, Bar­ce­lo­na, février 1977.]].

En plus de son aspect syn­di­ca­liste, le conte­nu anar­chiste de la C.N.T. est actuel­le­ment recon­nu par tout le monde. Ce pro­jet anar­chiste qui trans­pa­raît dans la pra­tique de sou­tien à l’as­sem­blée ouvrière et aux délé­gués directs des ouvriers en conflit, ain­si que dans de nom­breux articles de la presse confé­dé­rale ou dans des articles cri­tiques du « syn­di­ca­lisme » dépasse à notre avis la clas­sique posi­tion anar­cho-syn­di­ca­liste de la C.N.T.

Et en même temps il existe un cou­rant qui se fraye un che­min, celui des groupes liber­taires de quar­tier. « Les Fédé­ra­tions Liber­taires des quar­tiers dans les grandes villes, com­mu­nales dans les régions, consti­tuent la conti­nui­té indis­pen­sable d’une C.N.T. anar­cho-syn­di­ca­liste et liber­taire » [[Du Comi­té de Cata­logne. Publié dans Soli­da­ri­dad Obre­ra n° 9.]]

Évi­dem­ment, encou­ra­ger l’As­sem­blée Géné­rale et appuyer les délé­gués d’as­sem­blée, c’est-à-dire sti­mu­ler l’au­to­no­mie ouvrière en même temps que l’ac­tion directe à tous les niveaux, est une posi­tion pro­fon­dé­ment anarchiste.

Il est impor­tant qu’elle ne soit pas oppor­tu­niste. Nous vou­lons dire par là que, dans la situa­tion actuelle, face aux dif­fi­cul­tés d’im­plan­ta­tion dans la masse des tra­vailleurs, qui com­mence à se libé­rer du syn­di­cat ver­ti­cal C.N.S. et face aux com­bines de toutes sortes des C.C.O.O., U.S.O. et U.G.T., la défense de l’au­to­no­mie de l’as­sem­blée d’u­sine est aus­si une bonne poli­tique. Si la C.N.T. devient une puis­sante cen­trale syn­di­cale, cela sera-t-il pareil ?

Il ne s’a­git pas de faire un pro­cès [[Ce pro­cès d’in­ten­tion nous le trou­vons dans le der­nier numé­ro d’Echanges. Ces cama­rades ne peuvent pas cri­ti­quer la posi­tion de la C.N.T. parce que c’est la leur, aus­si cri­tiquent-ils le fait que ce soit la C.N.T. qui impulse la pra­tique de l’au­to­no­mie ouvrière. Pour eux la confé­dé­ra­tion est dou­ble­ment redou­table : parce que syn­di­ca­liste et parce qu’anarchiste !

Qu’ils sou­lignent les dan­gers de l’exis­tence même de la C.N.T., c’est leur droit, il n’y a rien a dire, mais qu’ils l’ac­cusent de pac­ti­ser avec les autres cen­trales pour négo­cier avec les patrons et ne s’oc­cu­per des grèves que par inté­rêt déma­go­gique, c’est faux.

Dans cette brève note, Echanges appelle « bat­tage anar­chiste » la cam­pagne pour sou­te­nir, sans contra­dic­tions, les ouvriers de la Roca dans leur conflit et ajoute, comme preuve de ses affir­ma­tions : « le silence sur Tar­ra­bu­si ». Nous vou­lons seule­ment, sou­li­gner, sur cette der­nière affir­ma­tion que non seule­ment la C.N.T. appuie acti­ve­ment sur place les gré­vistes de Tar­ra­bu­si mais que, en plus, « Soli­da­ri­dad Obre­ra » de Cata­logne consacre toute la der­nière page de son sup­plé­ment spé­cial de jan­vier à la lutte des ouvriers de Tar­ra­bu­si en grève.]] d’in­ten­tion mais de sou­li­gner une ten­dance qui est inhé­rente à la néces­saire défense des inté­rêts ouvriers à l’in­té­rieur d’un sys­tème qu’il faut détruire mais que la vie quo­ti­dienne oblige d’ac­cep­ter car il existe.

L’a­nar­chisme est un pro­jet, une théo­rie de la révo­lu­tion ; il demeu­re­ra, il res­te­ra néces­sai­re­ment mino­ri­taire pen­dant les périodes d’une cer­taine sta­bi­li­té sociale ; toute sa lutte c’est de déve­lop­per les condi­tions d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire qui s’ex­pri­me­ra et l’ex­pri­me­ra, lui-même, dans le moment révolutionnaire.

Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire a pré­ten­du conju­guer dans la théo­rie et la pra­tique aus­si bien le mou­ve­ment de masse que le pro­jet révo­lu­tion­naire. Mais, dans la situa­tion non révo­lu­tion­naire, il y a oppo­si­tion, contra­dic­tion conflic­tuelle entre mou­ve­ment de masse et pro­jet révo­lu­tion­naire. Seule­ment, dans une situa­tion révo­lu­tion­naire il peut y avoir coïn­ci­dence ou, si l’on pré­fère, une situa­tion est révo­lu­tion­naire quand une telle coïn­ci­dence existe.

La situa­tion actuelle exige de la C.N.T. l’é­norme tâche de mener à bien l’un et l’autre (être un mou­ve­ment de masse et avoir un pro­jet anar­chiste), en accep­tant la ten­sion de la contra­dic­tion, en ima­gi­nant de nou­velles formes d’action.

Récem­ment, un cama­rade cri­ti­quait une infor­ma­tion qui venait d’Es­pagne disant : « ils confondent action syn­di­cale avec action poli­tique ». Il y a cent ans déjà Giu­seppe Fanel­li fut accu­sé de confondre l’In­ter­na­tio­nale avec l’Al­liance. Confu­sion fruc­tueuse que les cama­rades d’Es­pagne sont en mesure de développer.

Nico­las

La Presse Anarchiste