La Presse Anarchiste

Notre analyse et la leur

Il est bien enten­du que l’a­na­lyse mar­xiste, ou dite telle, est seule valable, pour une étude com­plète et sérieuse de situa­tions don­nées. Cette ana­lyse embrasse et résoud auto­ma­ti­que­ment tous les pro­blèmes, humains ou inhu­mains, et quand un « mar­xiste » a par­lé, déduit et bien sûr prou­vé, l’a­nar­chiste n’a plus qu’à se taire. Oui, nous savons cela, on nous le répète depuis des années, et pourtant… 

Et pour­tant les anar­chistes ne veulent pas se taire, c’est aus­si un fait et mal­gré leurs propres erreurs, leur fai­blesse numé­rique, l’ap­port péremp­toire repré­sen­té par la Rus­sie sta­li­nienne pour les sous-mar­xistes du P.C., ils n’ar­rivent pas à se sen­tir ébran­lés par les savantes expli­ca­tions des pro­fes­seurs paten­tés en idéo­lo­gie ouvrière. Mieux, non contents de res­ter imper­méables à la grâce his­to­ri­co-maté­ria­liste, ils se per­mettent, très hum­ble­ment cela va de soi, de trou­ver quelques contra­dic­tions dans l’at­ti­tude de nos maîtres à pen­ser, et plus par­ti­cu­liè­re­ment à l’oc­ca­sion des évè­ne­ments actuels. 

Certes, les mar­xistes peuvent se décom­po­ser en espèces bien dis­tinctes, mais nous n’en retien­drons que deux : l’es­pèce intel­li­gente, avec laquelle on peut dis­cu­ter mal­gré les diver­gences, l’autre espèce appar­tient aux sta­li­niens bor­nés, avec celle-ci pas de dis­cus­sion pos­sible ! Pour cette der­nière, nous le disions plus haut, l’ar­gu­ment « U.R.S.S. » prime tout et le mar­xisme a for­cé­ment rai­son puis­qu’il nous a don­né cette réa­li­té super-éta­tique, dont les Soviets hon­grois sentent par ailleurs aujourd’­hui tout le poids. Qu’ont donc les liber­taires à oppo­ser, disent-ils, à tout ce béton, ces usines, ces crèches modèles ? (les bureau­crates, les flics et l’ar­mée avec son corps pri­vi­lé­gié d’of­fi­ciers ne sont pas sou­vent men­tion­nés, mais il ne s’a­git là que de simples oublis sans impor­tance). Des mots, de simples théo­ries ? et le sou­ve­nir de réa­li­sa­tions syn­di­cales de ce début de siècle, l’é­cra­se­ment de Déni­kine par la Makh­no­vit­chi­na, les cama­rades de Krons­tadt, l’ap­port anar­chiste à la révo­lu­tion hon­groise de 1919, l’ex­pé­rience liber­taire d’Es­pagne, tout cela est aima­ble­ment balayé d’un haus­se­ment d’é­paules désin­volte par notre croyant nou­velle manière. Et comme dirait l’é­di­tion de 1939 d’« his­toire du Par­ti Com­mu­niste (b) de l’U.R.S.S. » en par­lant de l’é­cra­se­ment de Krons­tadt [[ His­toire du Par­ti Com­mu­niste (b) de l’URSS, page 236, sous le titre « les dif­fi­cul­tés (sic) de la période de redres­se­ment ».]] : »… et l’é­meute fut liqui­dée ». Si nous vou­lions vrai­ment dis­cu­ter, nous ne serions pas gênés pour répondre que la construc­tion d’un État n’a rien de spé­ci­fi­que­ment mar­xiste, et que la réa­li­té, de l’URSS vaut bien, à ce compte-là, celle de l’A­mé­rique. Les bour­geois ont aus­si construit des États et n’ont certes pas eu besoin de Marx pour mener leur affaire ! 

Mais lais­sons la deuxième caté­go­rie, nous y revien­drons tout à l’heure, et pas­sons aux mar­xistes intel­li­gents. Là se trouvent même des gens avec qui nous pou­vons sym­pa­thi­ser, que nous consi­dé­rons comme hon­nêtes. Ain­si le groupe « Socia­lisme ou Bar­ba­rie » dont la revue sort régu­liè­re­ment depuis plu­sieurs années. Bien qu’en leurs débuts ces excel­lents cama­rades aient consi­dé­ré les anar­chistes (en bloc avec les trots­kystes et les com­mu­nistes de conseil comme des « sou­ve­nirs his­to­riques, croûtes minus­cules sur les plaies de la classe, vouées au dépé­ris­se­ment sous la pous­sée de la peau neuve qui se pré­pare pro­fon­deur des tis­sus »[[Socia­lisme ou Bar­ba­rie, n°1 page 9.]], des rela­tions ami­cales n’en furent pas moins nouées par la suite entre des membres du groupe et des élé­ments liber­taires dont nous étions déjà. 

Au fond, nos cama­rades de « S ou B » n’a­vaient pas tort en par­lant d’une classe dont la peau neuve est éga­le­ment un de nos grands sou­cis, mal­gré notre appa­rence croû­teuse. Mais alors pour­quoi faut-il main­te­nant que la classe ouvrière fasse peau neuve en Hon­grie, sous forme de ces Soviets et Conseils ouvriers dont pré­ci­sé­ment « S ou B » niait le rôle déter­mi­nant au cours de longues polé­miques qui oppo­sèrent Chau­lieu, un des prin­ci­paux rédac­teurs de la revue à ses cama­rades, mar­xistes éga­le­ment du groupe hol­lan­dais « Spar­ta­kus » ? Pour­quoi faut-il qu’au cours d’une réunion, un cama­rade très proche de « S ou B » mar­xiste lui aus­si et rédac­teur a la revue anglo-saxonne « Cor­res­pon­dance » s’é­crie à pro­pos de la Hon­grie : « la révo­lu­tion hon­groise a triom­phé parce qu’au­cun par­ti ne la gui­dait ! » et le cama­rade insis­tait sur l’im­por­tance du rôle joué par les Soviets pen­dant l’in­sur­rec­tion. S’il est vrai qu’en tant que liber­taires, nous sommes heu­reux de consta­ter pareille évo­lu­tion, cela n’ex­plique pas les hési­ta­tions et les erreurs des cama­rades soli­daires d’une doc­trine dont l’in­failli­bi­li­té était en prin­cipe démon­trée, et pour en ter­mi­ner avec les cama­rades de « S ou B » nous pen­sons qu’il y a éga­le­ment contra­dic­tion dans l’af­fir­ma­tion selon laquelle « Par ailleurs il est évident que la dis­tinc­tion et l’op­po­si­tion entre les orga­ni­sa­tions poli­tiques pro­pre­ment dites (par­tis) et l’or­ga­ni­sa­tion de la masse en tant que telle (Soviet, Comi­té d’u­sine) per­dra rapi­de­ment son impor­tance et sa rai­son d’être, car sa per­pé­tua­tion serait le signe annon­cia­teur d’une dégé­né­res­cence de la révo­lu­tion »[[Socia­lisme ou bar­ba­rie n°1, page 45.]]. Cette posi­tion était certes expri­mée en 1949 et depuis beau­coup d’eau a pas­sé sous les ponts de la Seine et du Danube, mais il est dif­fi­cile de com­prendre com­ment l’op­po­si­tion entre le Par­ti et les Soviets pour­rait dis­pa­raître par on ne sait quel mira­cu­leux tour de passe-passe ! De deux choses l’une : ou bien le Par­ti diri­ge­ra et la classe ouvrière de quelques pays a déjà appré­cié les magni­fiques résul­tats d’un tel état de choses, ou bien les Soviets s’im­po­se­ront, et ce sera l’é­crou­le­ment à brève échéance du Par­ti et avec lui de tout l’ap­pa­reil de l’É­tat. Empres­sons-nous d’a­jou­ter que les Soviets de Hon­grie, bien qu’ayant fait un for­mi­dable tra­vail pour la démys­ti­fi­ca­tion de la classe ouvrière mon­diale, ne pour­ront fina­le­ment triom­pher parce que pré­ci­sé­ment sous la coupe de la Rus­sie sta­li­nienne et par voie de consé­quence du par­ti com­mu­niste russe et de son valet, le par­ti de Kadar.

Si nous enga­geons cette dis­cus­sion avec de bons cama­rades c’est parce qu’il nous semble utile que cer­taines ques­tions soient fra­ter­nel­le­ment débat­tues et nous serons tou­jours prêts à confron­ter nos points de vue, dans ces cahiers si néces­saire. Par consé­quent, en par­lant de mar­xistes avec les­quels une dis­cus­sion est pos­sible, nous fai­sions une place bien par­ti­cu­lière aux cama­rades pré­ci­tés et il est bien évident que nous ne pour­rions pla­cer toutes les orga­ni­sa­tions poli­tiques, ou les indi­vi­dua­li­tés, sur le même plan. Nous ne croyons pas utile, par exemple, de contro­ver­ser avec « France Obser­va­teur » dont les posi­tions poli­ti­ciennes sont bien connues et nous nous conten­tons de rap­pe­ler pour mémoire les bourdes his­to­riques com­mises par ces mar­xistes ; en sou­te­nant fer­me­ment Men­dès-France, entre autres. La pré­sen­ta­tion de listes aux élec­tions alors que les condi­tions mini­mums d’un maigre suc­cès n’é­taient même pas réunies mon­trait aus­si leur sérieux dans l’a­na­lyse de la conjonc­ture his­to­rique. Dans la série des grands trom­pés après appli­ca­tion rigou­reuse de la dia­lec­tique mar­xiste, nous n’au­rons pas la cruau­té d’in­sis­ter sur le cas des trots­kystes de tout poil. Rap­pe­lons sim­ple­ment le sou­tien for­mel puis l’at­taque tout aus­si for­melle de la You­go­sla­vie titiste, tou­jours aus­si dia­lec­ti­que­ment. Leurs hési­ta­tions fameuses sur le bien-fon­dé d’un gou­ver­ne­ment P.S. – P.C., sur son sou­tien incon­di­tion­né (c’est tou­jours incon­di­tion­né !) ou non sont encore dans toutes les mémoires des mili­tants révolutionnaires. 

Nous pas­se­rons sur diverses autres nuances se récla­mant du mar­xisme et ter­mi­ne­rons cet article par un cas, celui d’une indi­vi­dua­li­té dont nous avions déjà par­lé dans le nº 1 de nos cahiers, le très dis­tin­gué pro­fes­seur André Ribard, plus sta­li­nien que les pires sta­li­niens, quoique non-membre du Par­ti. Pour ce mon­sieur, clas­sable dans la caté­go­rie nº 2 car fai­sant par­tie de ces gens qui dis­cutent à condi­tion qu’on par­tage leur avis, la situa­tion actuelle per­met de four­nir aux anar­chistes que nous sommes des expli­ca­tions mar­xistes irré­fu­tables. Ain­si, et tenez-vous bien, si les tra­vailleurs hon­grois se sont révol­tés, s’ils ont com­bat­tu dans la rue, s’ils se sont consti­tués en Conseils, s’ils sont morts les armes à la main, c’est parce qu’ils man­quaient de… pas­sion révo­lu­tion­naire ![[Confé­rence à la Mutua­li­té, 3 déc. 1956.]] Tout est là, et nul doute que Marx n’ait consa­cré de per­cu­tantes pages à la Pas­sion consi­dé­rée comme science spé­ci­fi­que­ment maté­ria­liste. On demande tout de même à voir, car dans notre naï­ve­té nous n’au­rions jamais pen­sé que de telles valeurs puissent être reven­di­quées par un grave magis­ter pour qui l’a­nar­chisme est un phé­no­mène impu­table… au désert ! Oui, et si les Arabes ont une ten­dance anar­chiste (mer­ci, Mr Ribard) c’est parce que la soli­tude déve­loppe leurs ins­tincts indi­vi­dua­listes, donc anar­chistes, C.Q.F.D. ! Il est vrai que le même pro­fes­seur ne peut expli­quer (à une de nos ques­tions pré­cises) com­ment nos cama­rades espa­gnols s’é­taient regrou­pés à plus d’un mil­lion dans la CNT et dans la FAI, puis avaient com­bat­tu et construit d’une manière on ne peut plus col­lec­tive, com­mu­nau­taire, de 1936.à 38. Il est de ces mys­tères devant les­quels le mar­xiste le plus prouve reste coi. Ces énigmes n’empêchent d’ailleurs pas les élé­gantes assem­blées devant les­quelles dia­lec­tise notre homme d’a­voir conscience de leur valeur et quand à pro­pos de la Hon­grie un inno­cent posa la ques­tion : « Ne croyez-vous pas que la règle sui­vant laquelle la fin jus­ti­fie les moyens soit payée d’un poids de sang par­fois trop lourd ? » Il faut entendre et savou­rer l’ex­cla­ma­tion mi-indi­gnée mi-amu­sée de la mul­ti­tude qui, cra­vate de soie savam­ment nouée et four­rures en bataille, s’a­pi­toie iro­ni­que­ment sur de telles brou­tilles. Parce qu’eux, les Ribard et ses amis, ils l’ont, la Pas­sion ! Et autre­ment che­villée au corps que les misé­rables membres d’un quel­conque Soviet ouvrier. 

Mais lais­sons nos héros à leur place, c’est à dire dans leur fau­teuil et rap­pe­lons que l’a­na­lyse liber­taire, si elle paraît et est moins sys­té­ma­tique que maints lourds sché­mas sou­vent en défaut devant les faits, cette ana­lyse per­siste et per­sis­te­ra dans sa dénon­cia­tion impi­toyable de l’É­tat. ce fai­sant, elle atta­que­ra for­cé­ment tout sys­tème gou­ver­ne­men­tal et tout par­ti puisque le vrai pou­voir est celui des tra­vailleurs, grou­pés en Conseils et fédé­rés. Il aura fal­lu que de loin­tains cama­rades (parce qu’ils prirent spon­ta­né­ment cette forme d’or­ga­ni­sa­tion) luttent et meurent enve­lop­pés dans un rideau de silence plus épais que tous les rideaux de fer, pour que cer­taines « ana­lyses » s’a­vèrent pitoyables devant la simple action des hommes.

Chris­tian

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