[*(extraits de son livre, « Anarchisme, Marxisme, existentialisme », 1949)*]
Poète, romancier, mais surtout critique d’art, critique littéraire, philosophe et esthète, Herbert Read, né en 1891, professeur à l’Université d’Edimbourg, a consacré plusieurs de ses œuvres à l’Anarchisme, se faisant le défenseur de l’humain contre toutes les formes d’oppression. Il a également défendu publiquement la cause des anarchistes et tout particulièrement pendant la guerre d’Espagne. En janvier 1953 le titre de « sir » lui ayant été donné par la reine d’Angleterre pour son activité culturelle, d’amères et interminables polémiques se déclenchèrent, dans les milieux libertaires autour de son nom. Nous ne voulons pas y revenir et laissons à l’appréciation de chacun l’attitude actuelle de Read. Tout ce qu’on peut en penser ― et sans être toujours d’accord même avec des idées exprimées dans ses essais politiques ― ne nous empêche pas d’apprécier hautement l’apport de Read à la pensée anarchiste.
C’est donc avec plaisir que nous offrons à nos lecteurs les extraits ― inédits en français ― de « Anarchisme−Marxisme−Existentialisme » d’un exemplaire corrigé et annoté par Herbert Read lui-même en février 1953.
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Après avoir donné quelques perspectives générales de l’attitude existentialiste en philosophie, il constate que l’existentialisme apporte sa plus grande contribution à la philosophie « en éliminant tous les systèmes idéalistes, toutes les théories de la vie qui soumettent l’homme à une idée, à une abstraction de quelque espèce que ce soit. Mais c’est aussi de tous les systèmes matérialistes qui soumettent l’homme au fonctionnement des lois économiques et physiques… De ce point de vue, l’existentialisme a beaucoup de points communs avec l’égotisme de Max Stirner »… C’est là, pense Read, que « la différenciation se fait entre ceux qui croient qu’un idéal particulier déterminerait l’existence de l’homme (ce qui est la position communiste officielle) et ceux qui croient (comme les existentialistes et les anarchistes) que la personnalité de l’homme, c’est à dire sa propre subjectivité est la réalité existante et que l’idéal est une essence vers laquelle il se projette, qu’il espère réaliser dans l’avenir non pas en tirant des plans, mais par son développement subjectif. »
« Les marxistes ont déjà adopté une attitude d’opposition intransigeante à l’existentialisme. Devant l’association des écrivains existentialistes français du mouvement de résistance durant l’Occupation, il est un peu difficile de suivre la pratique habituelle et d’étiqueter l’existentialisme comme une philosophie du fascisme, aussi on semble s’être accordé à l’excommunier comme trotskisme. Quelqu’un de moins existentialiste que Trotsky serait difficile à imaginer, et il est également difficile de voir comment un existentialiste pourrait être trotskyste : ce n’est, bien entendu, qu’un terme utilement injurieux. Mais l’examen de l’existentialisme fait par Georges Lukacz1 [[Ce même Lukacz est le philosophe marxiste hongrois bien connu des cercles Galilée et la révolution des chrysanthèmes. Il a joué un rôle non négligeable dans les évènements précédent la Révolution de Hongrie, notamment dans le cercle Petöfi. Actuellement il fait partie de l’équipe de Nagy.]], que je considère comme le critique marxiste le plus intelligent de notre époque, est plus sérieuse que ne le laisserait supposer de tels procédés. » (Existentialisme ou Marxisme ? Paris, Nagel 1948).
Bien entendu il est relativement facile d’établir une relation entre l’impérialisme fasciste et la philosophie de Heidegger. Cette relation fut un fait historique pendant le régime nazi. Mais une telle association peut avoir été fortuite. Il est difficile pour un philosophe de résister aux flatteries dont un état totalitaire semble vouloir le combler. Sur un plan philosophique, nous devons rechercher des liaisons plus fondamentales et nous trouverons certainement dans le nihilisme qui est le mal philosophique de notre époque. »
« Tout d’abord qu’est-ce que ce nihilisme pessimiste sinon un reflet de la faillite du système capitaliste. Il n’a pas de réalité : le néant dont Sartre et Heidegger dissertent est un état d’esprit subjectif. »
« Le marxiste est en réalité plus existentialiste que les existentialistes. En théorie mais pas toujours en pratique il n’admet pas l’existence d’essence. Il n’y a qu’une seule réalité et elle est historique, temporelle. L’homme est un animal qui a évolué historiquement. À une certaine étape de son évolution il a présenté la faculté d’être conscient, mais il n’y a rien là de mystérieux, et sa nature et son rayon d’action changeront encore, certainement, dans l’avenir. « L’homme, dit Lukacz, s’est créé lui-même par son travail. Lorsque l’humanité parviendra à clore sa « préhistoire » et à établir le socialisme d’une manière définitive et complète, on assistera à une transformation fondamentale de l’essence de l’homme. Aucun compromis n’est possible entre la conception existentialiste de la liberté et l’unité dialectique et historique de la liberté et de la nécessité, établie par le marxisme. L’intention de Lukacz semble être par-dessus tout l’accès d’une troisième voie en philosophie comme en politique. Il y a l’idéalisme et il y a le matérialisme dialectique ; si vous n’êtes pas matérialiste dialectique vous devez être, d’une façon ou d’une autre, idéaliste ; si vous êtes matérialiste dialectique, vous devez être marxiste. Je pense que c’est jouer sur les mots. Il y a une opposition fondamentale entre un matérialisme purement mécanique et toutes les formes d’idéalisme, mais Lukacz, comme la plupart des marxistes modernes, prend bien soin de se dissocier de toutes les écoles « mécanistiques ». Mais en devenant dialectique, ce matérialisme aussitôt se lie à la contradiction et les contradictions dans la matière sont les essences. On ne peut être dialectique sur le plan des idées ou sur n’importe quel autre plan à moins de poser au dessus du domaine de la matière un domaine des essences qui s’y oppose. Mais sitôt qu’on admet un domaine des essences on donne une réalité substantielle à un état subjectif, car c’est seulement à l’intérieur de la subjectivité que nous prenons conscience des essences. Si l’homme était le produit de son seul travail, il serait demeuré à l’intérieur d’un monde sensoriel et instinctif, une fourmi. Le développement de la conscience, que je m’accorde à considérer comme un évènement existentiel, historique, signifie que des facteurs subjectifs sont entrés dans le processus dialectique, et seul ce fait peut expliquer l’évolution de l’homme jusqu’à sa « stature » intellectuelle et morale présente. Et naturellement il est ridicule de restreindre les facteurs d’évolution au travail seul. La lutte pour la vie, particulièrement dans les régions à climat défavorable, a toujours été une sale affaire. Mais les plus hautes facultés de l’homme, telles que la conscience morale, se sont probablement développés dans des zones tempérées ― en Égypte et dans le bassin méditerranéen ― et c’est plutôt le JEU que le TRAVAIL qui permit chez l’homme la croissance des facultés plus élevées ― tout ce que nous désignons du terme « culture » ― qui en douterait n’aurait qu’à lire « l’Homo Ludens » de Huizinga. Il n’y a pas d’aspect de la culture langage, guerre, sciences, art ou philosophie, pas même la religion dans l’évolution duquel le jeu n’entre pas comme facteur constituant. Le jeu, c’est la liberté, c’est le désintéressement, et c’est seulement grâce à l’activité libre, désintéressée que l’homme crée ses valeurs culturelles. Peut-être est-ce cette théorie de « tout pour le travail, rien pour le jeu » qui fait du marxiste un gars si ennuyeux… »
Une fois le marxisme et l’existentialisme analysés et comparés, H. Read passe à la partie constructive de son essai en introduisant les conceptions philosophiques anarchistes :
« La philosophie que j’essaie de vous présenter, une philosophie qui repose sur une réaction positive à l’expérience cosmique ― peut à juste titre être appelée un humanisme ― c’est une affirmation de la valeur de la destinée humaine. Humanisme est un terme que Sartre a adopté et que même un marxiste intransigeant comme Lukacz ne dédaigne pas ― il appelle la théorie léniniste de la connaissance un humanisme combatif, mais il nuance le sens du mot en soulignant que cette notion est inséparable du travail et de l’action pratique. Ceci m’amène à la position anarchiste, qui maintenant seulement, à la fin de cette longue digression, peut se présenter dans sa clarté logique. Comme le marxiste, ― dirons-nous comme le léniniste ? ― l’anarchiste rejette le nihilisme philosophique de l’existentialisme. Tout bonnement, il ne ressent pas l’Angoisse, la terreur chavirante au bord de l’univers à laquelle l’existentialiste réagit avec une énergie désespérée. Il se joint au marxiste pour la considérer simplement comme un mythe moderne. Il modère ses prétentions métaphysiques et explore le monde naturel. Il se trouve de nouveau d’accord avec le léniniste pour voir en la vie un processus dialectique, dont la fin est la conquête de ce que Lukacz appelle la « totalité humaine » ce qui signifie, semble-t-il, un monde dominé par les valeurs humaines. Mais alors que le léniniste envisage cette conquête sous l’aspect d’une lutte consciemment dirigée ― travail et action pratique ― l’anarchiste la conçoit en terme d’aide mutuelle, de symbiose. Le marxisme se fonde sur l’économie, l’anarchisme sur la biologie. Le marxisme s’accroche encore à un darwinisme vermoulu, et voit dans l’histoire et la politique des illustrations de la lutte pour l’existence entre classes sociales. L’anarchiste ne nie pas l’importance de telles forces économiques mais il affirme avec force qu’il y a quelque chose de plus important : la conscience d’une solidarité humaine qui surmonte tous les obstacles. « C’est ― dit Kropotkine ― la reconnaissance inconsciente de cette force que chacun emprunte à l’entr’aide ; de la dépendance étroite du bonheur de chacun et du bonheur de tous ; et du sens de la justice, de l’équité, qui amène chaque individu à considérer les droits de n’importe quel autre individu comme égaux aux siens. Sur ces fondations larges et indispensables s’édifient les sentiments moraux plus élevés. » (Kropotkine, dans l’Introduction à « L’entr’aide »).
« Il est inutile de répéter ici les preuves tirées de la biologie, de l’anthropologie, de l’histoire sociale que Kropotkine apporte à l’appui de sa thèse. Même l’existentialiste Sartre reconnaît que la liberté qu’il désire pour lui implique qu’il doit désirer la liberté des autres. Même les marxistes parlent de la solidarité humaine, à laquelle seul le capitalisme fait obstacle. »
« Ce qu’il est important de souligner dans tout cela c’est la présence, tout au long de ce processus vital de la LIBERTÉ. La présence de cet élément est indiquée dans le processus même de l’évolution, qui est un processus ascendant, qui nous conduit à des états physiques élémentaires du cosmos, à la différenciation inorganique, puis à la vie, simple et de plus en plus différenciée, jusqu’aux évènements spirituels, créativité spirituelle et liberté spirituelle. Tout au long de l’évolution se manifeste le pouvoir de création originale. La liberté n’est pas le fait seulement du système nerveux de l’homme ― nous le voyons à l’œuvre en germe chez tous les êtres vivants comme spontanéité et comportement autoplastique ».
« La joie de créer des choses qui valent, la conquête de soi (s’affranchir de l’égoïsme et de ses instincts) le mouvement qui nous élève au dessus du monde, et finalement, la génération spontanée de formes nouvelles, de nouvelles normes, de nouvelles idées dans l’esprit des hommes ― voici des résultats possibles de la LIBERTÉ POSITIVE de l’homme. »
« La liberté, dit le marxiste, est la connaissance de la nécessité. La liberté, dit Engels, c’est le contrôle sur nous-mêmes et sur le monde extérieur, qui est basé sur la connaissance de la nécessité naturelle : elle est donc nécessairement un produit du développement historique. La seule chose qui n’aille pas dans cette définition, c’est qu’elle est trop étroite. Le poussin qui à coups de bec sort de sa coquille n’a pas de connaissance de la nécessité naturelle : seul un instinct spontané le pousse à se comporter d’une façon qui le libérera. C’est la distinction importante parce que c’est la distinction sous-jacente aux philosophies marxistes et anarchistes. Du point de vue anarchiste le CONTRÔLE de nous-mêmes et du monde n’est pas suffisant ; nous devons laisser la voie libre aux développements spontanés. De telles possibilités ne se présentent que dans une société OUVERTE, elles ne peuvent se développer dans une société formée comme celle que les marxistes ont instituée en Russie. On doit aussi remarquer chez Marx et Engels une confusion fondamentale entre la Liberté (freedom) et la liberté (liberty) : ce qu’ils entendent par liberté est la liberté politique, les relations de l’homme avec le milieu économique ; la Liberté est la relation de l’homme à la totalité du processus vital »
« Je crains que ces remarques ne puissent paraître quelque peu éloignées des problèmes pratiques de la vie, mais c’est une façon de penser dangereuse. Le marxisme comme politique militante de par le monde tire origines de telles distinctions philosophiques et reste aujourd’hui inébranlable sur de telles bases philosophiques. Nous ne pouvons faire face au marxisme et nous attendre à le dépasser, à moins d’avoir une philosophie de force égale. Je ne crois pas qu’aucun des systèmes idéalistes qui dominent aujourd’hui puisse nous servir dans ce but : les marxistes ont fait preuve qu’ils avaient des armes assez puissantes pour démolir ce genre de constructions. Ils ont montré que, à leurs yeux, l’existentialisme ne constitue pas un danger pour leurs positions philosophiques. Je crois qu’une autre attitude philosophique est possible qui maintienne le concept de liberté sans lequel la vie devient dénuée de sens. C’est une philosophie matérialiste, mais c’est aussi une philosophie idéaliste ; une philosophie qui combine l’existence et l’essence en une dialectique du choc en retour.
Si vous me demandez s’il existe une liaison nécessaire entre cette philosophie et l’anarchisme, je répondrai qu’à mon avis l’anarchisme est la seule théorie politique qui combine une attitude contingente et essentiellement révolutionnaire avec une philosophie de la liberté. C’est la seule doctrine libertaire militante qui reste au monde et de sa diffusion dépend l’évolution progressive de la conscience humaine et de l’humanité elle-même. »
Herbert Read (Existentialisme-Marxisme-Anarchisme, traduit et présenté par Paul Zorkine)
Bibliographie des œuvres de H. Read :
Poésie : Poems 1914 – 34. A World within a war . Thirty-five poems (Sesame Books). Collected poems.
Romans : The green child
Essais :
– Reason and Romanticism. English Prose Style (1928).
– The sense of glory (1929). Wordsworth (1930). The Meaning of Art (1931).
– Form in modern Poetry (1932)
– The innocent Eye (1933). Art Now (1933).
– The End of a War (1933).
– Art and Industry (1934)
– In defence of Shelley (1935).
– Art and Society (1935).
– Poetry and Anarchism.
– Collected Essays (1938).
– Ambush.
– The Knapsack (Anthologie 1939).
– Annals of Innocence and Experience (Faber and Fabor-Ltd 1940).
– Phases of English Poetry.
– A Coat of Many. Colours. The Politics of the Unpolitical (Ed.Routledge).
– Education through Art (1943).
– The Education of Free Men (1944).
– Existentialism, Marxism, Anarchism (1949)
– The Philosophy of Anarchism.
Traductions en français :
– un essai sur Henry James dans « Aspects de la Littérature anglaise 1918 – 46 » (Ed. Fontaine, 1947) ;
– un extrait de « The politics of the Unpolitical » sous le titre « L’art dans une atmosphère électrique » dans la revue « Choix » (1947)
– un texte d’introduction dans l’Histoire la Peinture moderne, Tome I (de Baudelaire à Bonnard ― L’Impressionisme) Ed.Skira.
Introduction critique dans l’œuvre de Read :
– Herbert Read, an introduction to his work par Henry Treece, Robert Melville, J.F. Hendry, E. Hartley Ramsden et H.W.Hanserman (Ed.Treece).
– En français : « Conception de la culture dans l’oeuvre de Read » (Thèse de M. Robert Lallouette Sorbonne 1954).
La plupart des œuvres de H. Read ont été publiées ou rééditées par Freedom Press, 27 red lion street, London WC I.