Les travaux effectués sur cette question reposent sur une hypothèse de base qui est la suivante : les mécanismes nerveux mis en jeu au cours des manifestations de l’instinct maternel sont déclenchée par des hormones. Mais l’expérimentation instituée sur ce thème n’a pas tardé à démontrer que d’autres facteurs, des facteurs externes, peuvent donner les mêmes résultats que les excitants endogènes du système nerveux. De sorte qu’à l’heure actuelle, pour avoir une vue d’ensemble du problème, il est nécessaire de passer en revue successivement les stimulants internes et les stimulants externes qui interviennent dans la nature ou au laboratoire dans le déterminisme de l’instinct maternel chez les animaux.
a) Stimulants internes. — Les stimulants internes ne sont pas forcément tous de nature hormonale et il est possible que des sensations internes provoquées par des stimulants locaux (le poids de la portée, la distension de l’utérus, les mouvements des petits, etc.) participent dans une certaine mesure à l’apparition de l’instinct maternel, Mais nous ignorons tout de cette question qui peut d’ailleurs être abordée par la voie expérimentale.
Les stimulants hormonaux sont mieux connus et ont donné lieu en ces dernières années à des recherches suggestives.
On a remarqué depuis longtemps qu’il existe un parallélisme étroit entre la lactation et l’instinct qui, chez les animaux, disparaît avec la fin de l’allaitement. Dès 1906, Loisel publiait l’exemple d’une chienne bâtarde qui, après chaque période de rut, traversait une période de pseudo-gestation typique avec sécrétion de lait. Dans cet état, la chienne devenait maternelle, c’est-à-dire entourait de soins des « jeunes de rechange », tels que de petits lapins.
Depuis la découverte de la prolactine, on a donc pensé que les manifestations maternelles étaient engendrées par cette hormone et on s’est efforcé de vérifier cette hypothèse. De fait, on obtient l’apparition de l’instinct maternel chez le rat par des injections de prolactine purifiée (Riddle, Bates et Lahr).
Mais les injections de prolactine ont un effet complexe sur l’hypophyse et les gonades des animaux et provoquent notamment. un arrêt du cycle œstral[[Cycle œstral, cycle de désir génésique.]], une lutéinisation[[La lutéine est une matière colorante jaune qu’on rencontre dans un certain nombre de corps, entre autres le sérum du sang et le pollen des fleurs.]] de l’ovaire et une véritable pseudo-gestation, de sorte qu’aujourd’hui, on se demande si l’instinct maternel est déterminé par l’action directe de la prolactine ou par la diminution brusque du taux des hormones sexuelles dans l’organisme :
« Il est actuellement difficile de trancher cette question, dit C,-P. Leblond, car ces deux phénomènes hormoniques se balancent mutuellement et vont généralement de pair ; l’arrêt d’injections de folliculine est suivie de la mise en circulation de prolactine (Nelson) ; c’est ce qui arrive normalement au moment de l’accouchement. D’autre part, la présence de prolactine dans l’organisme détermine l’arrêt des sécrétions sexuelles (Bates, Riddle et Lahr). Si ces deux lois sont générales, comme il pareil à première vue, on voit que la difficulté de déterminer la cause de l’instinct maternel est moins importante qu’il ne parait, puisque les deux causes possibles se conditionnent mutuellement. »
Admettons donc que dans les conditions naturelles, c’est un équilibre hormonal déterminé qui est à la base de cet intérêt pour les petits que manifestent les femelles des mammifères. Mais dans quelle mesure les petits eux-mêmes sont-ils responsables de l’instinct maternel ? Cette dernière faculté s’accompagne-t-elle de quelque lueur de discernement, ou n’est-elle qu’une tendance aveugle qui surgit en présence de n’importe quel petit ?
Il semble bien que dans les limites des données expérimentales, une femelle s’occupe des jeunes, non pas parce qu’ils sont les siens, mais parce qu’ils sont des jeunes : « dans le cas de la souris, une femelle en lactation acceptera immédiatement les jeunes d’autres femelles qui lui seront présentés. Elle en rapportera cinquante au nid, si on lui en donne cinquanteÈ. Il semble que dans bien d’autres espèces (rats, cobayes), les animaux ne font aucune distinction entre leurs jeunes et ceux d’autres mères, surtout lorsqu’on les change assez tôt après la parturition. Nous avons observé des faits analogues chez le pigeon. Même dans les cas du mouton et du singe, où l’acceptation de jeunes étrangers est considérée comme impossible, il semble que, très tôt après la naissance, dans le cas du mouton, la mère accepte d’autres jeunes (témoignage d’un agriculteur) et, d’autre part, on a observé plusieurs fois des singes nourrissant des jeunes d’autres espèces (Briffault). Ce dernier auteur cite même le cas à d’une femme ayant chacune un jeune chimpanzé et montrant pour lui des sentiments très maternels. En conclusion, il semble qu’en règle générale, l’attachement d’une femelle pour ses propres jeunes est un phénomène secondaire ; les femelles peuvent aisément s’attacher a d’autres jeunes si on les change assez tôt après la parturition, de façon a empêcher la formation d’habitudes.
Un facteur contribuant d’une façon importante à l’instinct maternel est l’âge du jeune. Chez la souris, alors qu’un jeune nouveau-né stimule vivement une femelle maternelle, un jeune de 10 jours la stimule beaucoup moins et un jeune de 20 jours n’a plus qu’un très faible attrait (la puberté se produit vers l’âge de 30 jours). Wiesner et Sheard ont les premiers observé des phénomènes analogues chez le rat. Il se pourrait qu’il s’agisse d’une loi extrêmement générale, s’appliquant même aux oiseaux (pigeons).
Cet intérêt pour les nouveau-nés s’observe même avec des jeunes d’autres espèce. Ainsi une rate lactante essaiera de rapporter au nid des lapins nouveau-nés (7 fois sur 10), mais ne fera pas attention à des lapins de 15 jours. Elle se comportera de la même façon avec des jeunes chats. Nous avons observé des rates élevant des nichées de jeunes souris sans aucune difficulté. Finalement, Wiesner et Sheard, ainsi que Riddle et ses collaborateurs, ont affirmé que la rate lactante rapporterait au nid de jeunes oiseaux (poulets, pigeons).
Ces résultats surprenants semblent indiquer qu’un facteur commun aux jeunes d’espèces aussi différentes que le pigeon et le rat est le stimulus essentiel de l’instinct maternel. Bien que la confirmation de ces résultats soit nécessaire, on s’aperçoit que le sens de la vision ne peut jouer qu’un rôle très faible dans la distinction faite par la femelle entre un jeune et un adulte, et l’on a tendance à impliquer l’olfaction. Or, l’olfaction est peu développée dans bien des espèces (rat et souris, Yerkes) et par ailleurs l’ablation du tractus olfactif (Wiesner et Sheard, Beach) ne semble pas troubler les manifestations de l’instinct maternel.
Bien que la façon dont le stimulus agit soit inconnue, de curieuses expériences d’Orent et Mc Colum suggèrent que ce stimulus n’agit qu’en présence de magnésium dans l’organisme.
Ces expériences, comme celles qui viennent d’être rapportées dans les deux précédents paragraphes, ne sont pas absolument convaincantes : elles suggèrent que des mères nourries sans magnésium ont des jeunes qui paraissent, normaux à tous les points de vue, mais auxquels des femelles lactantes normales ne font pas attention (C.-P. Leblond).
Que conclure de ces données sinon que l’instinct maternel est un pouvoir latent (conditionné par des hormones) d’accomplir certains actes automatiques, quoique doués d’un tonus affectif, à la vue d’animaux nouveau-nés ? Mais nous allons constater que, dans certains cas, le conditionnement hormonal parait jouer un rôle très faible ou nul dans le déclenchement de l’instinct maternel.
b) Stimulants externes. ― Comme le remarque C.-P. Leblond, les facteurs hormonaux à eux seuls sont loin d’expliquer complètement l’instinct maternel. Bien des animaux, semble-t-il, acquièrent le comportement maternel sous l’influence de sensations extéro-ceptives. En plaçant les souriceaux nouveau-nés dans la cage d’une souris, on obtient. le résultat cherché en quelques minutes ou en quelques jours. « On réussit par cette méthode dans prés de 100 % des cas avec des souris femelles, qu’elles soient vierges ou non. Avec des mâles jeunes, on obtient également des résultats positifs dans près de 100 % des cas. Même dix jours avant la puberté, des signes nets d’instincts maternels ont pu être obtenus chez des jeunes, mâles et femelles » (Leblond ).
Mais ces manifestations ne sont-elles pas déterminées par une modification de l’équilibre normal provoquée par les stimuli sensoriels ? Il semble que non et Leblond et Nelson en ont donné une preuve irréfutable. En effet, des souris hypo-physectomisées[[Hypophysectomie, ablation de l’hypophyse.]], par conséquent dépourvues de sécrétions hypophysaires et sexuelles et dont l’activité thyroïdienne et surrénalienne est réduite au minimum, prennent soin des jeunes huit jours après l’opération et ce comportement maternel s’observe aussi bien chez des mâles que chez des femelles.
Il existe donc, dans l’espèce souris, un mécanisme nerveux de l’instinct maternel, susceptible de se déclencher en l’absence de stimulants hormonaux actuels par l’action de stimuli purement sensoriels.
Mais il n’est pas possible de généraliser ces faits. Chez d’autres mammifères, le système nerveux parait moins indépendant des hormones. La conduite maternelle ne peut être déterminée que dans 30 % des cas chez des rates vierges à la vue de nouveau-nés (Wiesner et Sheard ). Chez la chatte l’hypophysectomie, dans 8 cas sur 9, supprime l’instinct maternel (Allan et Wiles).
Il résulte de ces faits que, dans la série animale, les facteurs hormonaux interviennent plus ou moins activement dans le déclenchement des mécanismes nerveux de l’instinct maternel.
Il est difficile d’ailleurs d’exclure un minimum d’action hormonale dans la mise en jeu des mécanismes nerveux de l’instinct maternel.
C.-P. Leblond et Nelson ont fort bien souligné que les actes caractéristiques du maternal behaviour[[Maternal behaviour, comportement maternel]] chez les souris sont d’autant plus accusés que ces animaux sont plus jeunes. On peut se demander, dans ces conditions. si ces souris jeunes, même quand elles sont hypophysectomisées, ne restent pas quelque peu imprégnées d’hormones maternelles. Le passage de certaines hormones de la mère au foetus pendant la gestation étant indéniable, il se pourrait que les facteurs externes provoquent la conduite maternelle chez des animaux dont le milieu intérieur renferme encore un minimum efficace d’hormones d’origine maternelle.
Comme il fallait s’y attendre, plusieurs. biologistes ont cherché à localiser le mécanisme nerveux de l’instinct maternel en détruisant diverses parties du cerveau. Rogers, chez le pigeon ; Noble, chez certains poissons, ont pu troubler ou supprimer cet instinct. en lésant le corps strié. Beach (cité par C. P. Leblond) a comparé le comportement des rates primipares normales à celui d’animaux chez lesquels une quantité variable d’écorce cérébrale avait été enlevée. « Il ressort de la comparaison que le comportement maternel des femelles à cortex partiellement détruit est mal réglé, incomplet, incoordoné et simplifié. Ces perturbations, dans les grandes lignes, sont proportionnelles à la quantité de tissu cortical enlevé. Elles ne dépendent pas de la localisation de la lésion. Les animaux avant plus de 50 % du cortex cérébral détruit ne construisent pas de nid et ne prennent pas soin des petits lorsqu’ils sont nés. L’instinct maternel a disparu. »
Il résulte de l’ensemble des faits nue nous venons de passer en revue que l’instinct maternel a pour condition première l’intégrité du système nerveux. Dans les circonstances normales, la stimulation du système nerveux résulte de l’action des facteurs internes (hormones, sensations intéro-ceptives). Expérimentalement, on s’assure que des facteurs externes (le vue de jeunes) peuvent aussi déclencher la conduite maternelle, mais dans les cas où ces facteurs externes paraissent agir le plus puissamment, il reste difficile d’exclure la présence d’un certain tonus hormonal résiduel.
Il est d’ailleurs fort instructif de constater que certains animaux paraissent plus affranchis que d’autres vis-à-vis de leurs hormones et dans la mesure où les fonctions de relation l’emportent sur les fonctions végétatives, on croit discerner dans le cas de la souris une préfiguration encore chétive et vacillante de cette réalité grandiose qu’est l’instinct maternel chez la femme et dont on ne peut parler qu’avec le plus grand respect.
Car s’il est un amour plus fort que la mort, c’est bien l’amour maternel. Sans doute, il est tissé sur une trame commune et grossière, mais sur ce plan grisâtre où les animaux brodent toujours le même dessin, la femme sait composer une tapisserie individuelle et infiniment variée qui survit à la disparition même de la trame hormonale. Ce n’est pas assez de dire que l’instinct est sublimé, il est supplanté et transfiguré par l’intelligence[[Nous laissons à l’auteur, bien entendu, le bénéfice de ses déductions.]].
Dr Remy Collin. (Les Hormones, éd. Albin Michel.)