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Je suis, par affinité, frère de cet homme dont la curiosité est la passion dominante. Pas une curiosité banale. Non, Transcendante et universelle. Surtout la curiosité de l’existence : regarder vivre l’animal humain. Par exemple, scruter les visages, extraire une âme de derrière le masque. Plonger le regard dans une fenêtre béante et voir, dans un éclair, toute une vie. Imaginer peut-être. Déduire aussi. Aller plus loin encore. Déshabiller. Mettre à nu. Découvrir la vie profonde.
Curiosité, haute inquisition, passion suprême.
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Un visage vaut un paysage.
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Il me plairait de causer longuement avec toi, ô putain professionnelle. À écouter ta voix sans émotions, ta voix d’ouvrier racontant les aventures techniques de ton métier, ma curiosité pourrait s’abreuver de singulières révélations sur ce que tu as eu l’occasion de voir et de subir.
Les quelques papelards monnayés que tu exiges de celui qui veut s’offrir un quart d’heure durant l’usage de ta pauvre carcasse ne constituent pas un prix prohibitif. Mais ce n’est pas là ce que je désire.
Afin de créer le climat qui favoriserait le dévidage de tes souvenirs, non seulement je devrais acquitter le coût de la passe, mais je serais obligé de faire, à contre-cœur, ce que les clients sont si avides d’accomplir.
Or ma passion d’enquêteur recule devant cette malplaisante nécessité : je ne bois pas dans le verre de tout le monde.
Ces confidences que j’aimerais recueillir de ta bouche demeureront donc dans le secret de ta conscience.
Quel dommage !
Je devrais m’en tenir à de rares confessions de mâles sans vergogne, à des bribes de drames clandestins que m’apporte le hasard, à de brèves allusions cueillies dans les livres, ― ces aveux, ces témoignages d’écrivains qui sont des hommes comme les autres. Et c’est sur ces matériaux que devra travailler mon intuition.
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Toi aussi, femme honnête, femme mariée, femme d’un seul homme, tu aurais bien des choses à dire…
Moins variées peut-être, mais sans doute plus dramatiques.
Hélas ! Pour d’autres raisons, tu es pour moi aussi hermétique que ta soeur déchue.
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Il faut être étudiant à cent ans comme on l’était à vingt.
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Une heure de musique ou de poésie, une controverse bien conduite, un meeting où un leader emballe une foule, une randonnée à travers un salon de peinture, le livre d’un scientiste qui ouvre des perspectives sur le mystère de l’univers, même la dégustation d’un repas simple de végétarien mais flattant le palais, sont d’équivalentes réjouissances d’art qui toutes concourent à composer une symphonie de la vie, d’une vie interprétée, recréée par soi-même.
Un verre de bon vin donne en un moment comme une fusion de la sensation, du sentiment et de la pensée.
Et le phallus, organe d’un sixième sens, n’est pas plus indigne de participer à cette œuvre que les organes des cinq autres : une nuit de volupté sexuelle peut être aussi, parfois, une fête esthétique.
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Devant la volupté purement intellectuelle, cependant, les autres voluptés, si aimables qu’elles soient par elles-mêmes, atteignent un degré moins élevé dans le sentiment de la satisfaction. Les voluptés physiques sont épuisantes et précaires : la volupté de penser est durable, constante et lénifiante. L’étincelle de la pensée neuve surgissant au milieu ou à la fin d’un raisonnement, ou initiale devant un fait, est une illumination pour le cerveau grisé. Et, comme les étapes, au long de la route d’une évolution personnelle, se révèlent des intelligences sœurs, des pensées profondément amies. Ce sont là de grandes fêtes de l’esprit qui durent, douces comme l’amitié, et qui unissent le coeur à l’intelligence.
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Savoir goûter tout spectacle et en extraire une joie, même lorsqu’il nous est fourni par des gens qui n’agissent pas comme nous le souhaiterions, ― ce plaisir est le privilège du grand curieux qui sait penser.
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Même avec la romance populaire on peut éprouver un frisson d’art, ― de l’art qui n’est pas autre chose que de l’essence de vie, de la vie condensée grâce au talent, parfois au génie d’un artiste obscur, méconnu, élu de l’existence capable de la sentir intensément et originalement.
Est-il chanson plus belle, plus profondément émouvante qu’Au temps des cerises ?
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On a bien médit de l’orgue de Barbarie, mais George Gissing s’y délectait. Cet humble instrument mettait toute sa sensibilité en branle.
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Avoue ce que tu aimes, même si c’est réputé vulgaire par les snobs.
Ainsi ne seras-tu pas snob toi-même.
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Heureux celui qui a acquis le pouvoir de poétiser toutes choses pour lui-même : la vie lui prodigue joies et consolations.
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Est-il bien certain qu’il faille que les choses soient accomplies pour que l’on en jouisse ?
Bien souvent, sinon toujours, l’évocation, l’image mentale d’actes purement imaginaires offre un charme supérieur à la réalité.
Être au moins le pilote de son rêve si l’on ne peut être intégralement celui de sa vie.
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Si tu veux contempler de toi, vivant, et laisser après ton passage d’un néant à l’autre une statue intacte, ne soit pas homme d’action, mais homme de pensée.
La pensée élève, l’action abaisse.
Et puis… action ? ― Pourquoi ne l’appellerais-je pas agitation ?
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Quand je médis de l’action, ce n’est pas toi que j’envisage, chère action intellectuelle, puisque tu n’existes que par la pensée.
L’action intellectuelle n’a que des rapports très lointains avec ce qu’on entend communément pas « action ».
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O Intelligence, assure-moi jusqu’à la fin ma pensée quotidienne !
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Tu ricanes de ce jeune écrivain ― assez naïf, je te l’accorde ― et je sais ce que tu penses. Il a vingt ans et tu te dis : « Écrira-t-il la même chose vers la cinquantaine ?»
Et cet autre qui a atteint le demi-siècle, tu ricanes encore en disant : « S’il a écrit quand il avait vingt ans, disait-il la même chose ?»
Il faut souhaiter pour l’un et pour l’autre que la réponse soit : « Non, mon ami, certainement non. »
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Les contradictions d’un écrivain à travers le temps ne sont plus des contradictions au sens péjoratif de ce terme. Ce sont les étapes d’une pensée qui se forme, se corrige, s’amende dans sa marche vers une synthèse qui sera réalisée le jour de la mort du penseur.
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Tu as pondu un épais traité de philosophie, ô professeur, mais un simple fait divers a suscité en moi plus de pensée, et de plus fine qualité, que ne l’a fait ton pesant bouquin.
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LE BÉOTIEN. ― Est-ce que vraiment ça sert à quelque chose de lire ?
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La vie sans la lecture, c’est comme un appartement sans meuble.
Elle est vide.
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En disant : « Comme on aimerait Être né et resté un pauvre d’esprit !» tu prouves que tu n’as pas cessé d’en Être un.
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Comme tu as de la chance, cher ami, toi dont Angèle obtint une explication qu’elle avait en vain cherché ailleurs et qui en remerciement reçus ce compliment :
― Tu es le serrurier de mon esprit !
Manuel Devaldès.