La Presse Anarchiste

Marx idéaliste

Il y a quelque chose de mona­cal en ce Marx… Marx, c’est l’homme mona­ca­le­ment dur envers soi-même – et, néces­sai­re­ment, non moins dur envers ceux qui ne pensent pas comme lui. Pos­sé­dé de l’abstrait, il croit fata­le­ment que les autres doivent, eux aus­si, ser­vir l’abstraction.

Dans un effort déme­su­ré, il cherche à remon­ter jusqu’aux prin­cipes ultimes de la connais­sance ; au prix d’une dis­ci­pline de fer, à décou­vrir à la vie un sens jus­ti­ciable de l’abstraction, acces­sible à l’intellect ; à trou­ver les lois de cette vie, qui sont pour lui la seule réa­li­té authen­tique de la vie même, ces lois en face des­quelles son moi, sa propre per­sonne n’est qu’un grain de pous­sière dans l’immensité du cosmos.

Premier contact de Marx avec Hegel

La cor­res­pon­dance du jeune Marx témoigne d’une irré­pres­sible ten­dance à se rap­pro­cher pro­gres­si­ve­ment de Hegel, dont la pro­pen­sion à pri­ver de leur exis­tence auto­nome les phé­no­mènes de la vie et à les cen­tra­li­ser en fonc­tion d’un sys­tème, répon­dait d’une façon par­fai­te­ment adé­quate à l’esprit du futur fon­da­teur du maté­ria­lisme historique.

En outre, l’optimisme inhé­rent à la concep­tion hégé­lienne de l’histoire appor­tait à l’âme de Marx comme aux conflits qui l’angoissaient une solu­tion qu’il n’avait pu trou­ver ni chez Fichte ni chez Kant…

Désor­mais, il va pou­voir, aus­si bien dans le domaine de la théo­rie que sur le plan de la pra­tique, s’avancer sur une voie conforme à l’essence pro­fonde de sa propre indi­vi­dua­li­té. Hegel lui don­na, crut-il, la clé du réel, ou plu­tôt de la seule forme de la réa­li­té acces­sible à un esprit dont la pen­sée se meut dans l’abstrait. En d’autres termes, Hegel lui four­nit l’instrument qui allait lui per­mettre de décou­vrir le monde. Il lui fit trou­ver dans l’histoire du genre humain ce sens de la vie que Marx n’avait pu décou­vrir en lui-même, dans la réa­li­té de sa propre per­sonne. Et il lui appor­tait en même temps la pre­mière pos­si­bi­li­té de connaître cette assu­rance, cette abso­lue confiance en soi et en ses idées dont, tout d’abord dans la bour­geoi­sie, et plus tard dans le pro­lé­ta­riat son œuvre de pro­pa­gan­diste allait sans cesse accen­tuer le carac­tère intrai­table et for­mer de lui le type même de l’homme qui « fait de la phi­lo­so­phie à coups de marteau»…

Marx, dès ce moment, a pris conscience de l’entité per­ma­nente et durable qui, trô­nant bien au-des­sus de la diver­si­té des phé­no­mènes, se sai­sit d’eux pour les sou­mettre au règne de l’abstraction. Point de vue qui s’empare de lui pour tou­jours, et la mis­sion qu’il s’assigne, au moins pro­vi­soi­re­ment, sera de faire que l’humanité tout entière s’y ral­lie à son tour. Tout son soin est, à ce moment, d’étudier et d’interpréter les tables de la loi his­to­rique, et de les révé­ler au monde. C’est Hegel qui, les déga­geant des brumes qui les enve­lop­paient, les lui avait mani­fes­tées, expli­ci­tées. On ne sau­rait trop insis­ter sur cette prise de pos­ses­sion de Marx par Hegel. Non seule­ment au point de vue de tout son tra­vail scien­ti­fique, mais encore à l’égard de l’importance si minime qu’il accorde à l’idée de liber­té, dont un Bakou­nine, au contraire, fait le centre même de toute sa pen­sée et de toute son action, cette adhé­sion de Marx à l’hégélianisme est de la plus haute impor­tance – d’une impor­tance au moins aus­si grande que l’adjonction, opé­rée plus tard, de la base maté­rielle conçue comme la cause de la série psy­cho­lo­gique [[« Termes de psy­cho­lo­gie », « série psy­cho­lo­gique », semblent, ici, des expres­sions par les­quelles Brup­ba­cher, sans doute à l’usage de ses lec­teurs non phi­lo­sophes et aus­si parce que cela répond mieux à ses habi­tudes de méde­cin, se com­plaît à tra­duire ce que l’on appelle plus géné­ra­le­ment « termes d’idéalisme », et « superstructure »]].

Par Hegel, Marx devint le pro­phète de l’idée de la néces­si­té his­to­rique dans le pas­sé, mais aus­si, et non moins essen­tiel­le­ment, dans l’avenir. Ini­tié aux mys­tères des lois de l’Esprit uni­ver­sel, il y puise, à l’égard des autres – des igno­rants – l’implacable assu­rance de ceux qui savent. Ce qu’il veut lui-même, il ne le sait plus, mais ce qu’il sait de science cer­taine, c’est ce que veut l’histoire uni­ver­selle, et, à par­tir de main­te­nant, il ne per­met­tra plus à per­sonne d’adorer les dieux de la liber­té, si cette ado­ra­tion menace d’entraver dans son cours le dérou­le­ment de la néces­si­té his­to­rique. Tout comme Engels, il trai­te­ra de réac­tion­naires les Suisses lut­tant pour leur indé­pen­dance contre la mai­son des Habs­bourgs, vu que l’histoire uni­ver­selle exige la cen­tra­li­sa­tion et que ces éga­rés ont pris le par­ti de la liber­té et du fédé­ra­lisme. Marx, lui, n’a pas conscience d’être un auto­ri­taire, mais il sait que l’histoire uni­ver­selle est auto­ri­té, et il est son ser­vi­teur en ce monde ; l’«être suprême » l’a envoyé sur cette terre, et c’est cette cer­ti­tude pui­sée dans sa médi­ta­tion de Hegel qui va lui confé­rer la force et l’opiniâtreté indis­pen­sables pour triom­pher de tous ses adver­saires et pour anéan­tir tous les faux pro­phètes. Il incombe à l’humanité d’accomplir la loi de l’histoire uni­ver­selle, d’en déchif­frer les com­man­de­ments, dont dépend son salut. Façon de pen­ser qui n’est pas sans avoir – pour par­ler avec Nietzsche – quelque chose d’ascétiquement chré­tien, com­pa­rée au sau­vage paga­nisme de son futur grand adver­saire Bakounine.

Naissance a priori de la conception marxiste

Dès 1843, Marx, las des immix­tions de la cen­sure, quit­ta la rédac­tion de la « Gazette rhé­nane », sans tou­te­fois renon­cer à y col­la­bo­rer. La sup­pres­sion du jour­nal, qui ne tar­da pas à suivre, le pri­va de tout moyen d’activité publique, et il se ren­dit à Paris où, avec le jeune hégé­lien Ruge [[Arnold Ruge (1802 – 1880), écri­vain démo­crate, membre du Par­le­ment de Franc­fort en 1848.]], il publia les « Annales fran­co-alle­mandes ». C’était une conti­nua­tion de l’ancienne revue de Ruge les « Annales alle­mandes » (Deutsche Jahrbü­cher). Mais, à cette époque, Marx n’en est pas encore à affir­mer que le pro­lé­ta­riat est l’unique levier dont dépende l’accomplissement de la culture, et ce qu’il veut, c’est lut­ter pour l’émancipation de l’homme en géné­ral. Il iden­ti­fie encore les inté­rêts des intel­lec­tuels for­més par la phi­lo­so­phie et ceux du peuple…

Et, en même temps, Marx se rap­proche visi­ble­ment de la thèse selon laquelle tous les phé­no­mènes d’ordre psy­chique dérivent des besoins réels de l’homme, besoins qui acquièrent peu à peu, dans son esprit, un carac­tère pure­ment éco­no­mique. Il en arrive à cette concep­tion que la pro­duc­tion pure­ment maté­rielle est la matrice de toute l’histoire. La reli­gion, elle aus­si, n’est pour lui autre chose que l’expression de ces mêmes besoins éco­no­miques. Seul peut donc la faire dis­pa­raître le chan­ge­ment des condi­tions maté­rielles, et non point la pro­pa­gande de l’athéisme… Et comme il consi­dère les besoins « radi­caux » comme les seuls qui soient capables d’entraîner une révo­lu­tion radi­cale de la socié­té, il com­mence à voir dans le pro­lé­ta­riat la classe qui a pour mis­sion de réa­li­ser l’émancipation humaine en géné­ral, der­nière conclu­sion de la phi­lo­so­phie alle­mande. Ain­si donc, dès cette époque, avant même qu’il n’ait com­men­cé ses études éco­no­miques, Marx en arrive à cette conclu­sion que l’évolution du pro­lé­ta­riat pro­vo­que­ra d’elle-même la sup­pres­sion de celui-ci ; que par consé­quent le seul mou­ve­ment, la seule réa­li­té qui soit digne de rete­nir son inté­rêt est la réa­li­té pro­lé­ta­rienne, car « la phi­lo­so­phie ne peut pas être réa­li­sée sans la sup­pres­sion du prolétariat ».

Nous voyons Marx entrer ici dans la troi­sième phase de son déve­lop­pe­ment ; il apporte, dans cette phase, une méthode de pen­sée déjà consti­tuée, pen­sée for­melle par­ti­cu­lière et défi­nie, et ne consi­dère point l’homme en tant qu’individu, mais, ce qui va de soi puisque la pen­sée qui l’anime est his­to­rique, en tant qu’élément de la masse. Or, ce qui, dans cette troi­sième phase, est pro­pre­ment nou­veau, c’est la thèse que la pro­duc­tion gros­siè­re­ment maté­rielle consti­tue la racine des faits psy­chiques. Certes, déjà aupa­ra­vant, la pen­sée de Marx était une pen­sée méca­niste [[Il nous faut bien lais­ser le mot tel que l’emploie Brup­ba­cher, bien que ce terme de méca­niste ne cor­res­ponde guère à la pen­sée phi­lo­so­phique d’un hégé­lien comme Marx. L’on sait de reste que le tout jeune Marx repro­chait pré­ci­sé­ment à la phi­lo­so­phie cri­tique, de B. Bauer son absence de prin­cipe d’action, de même que sa thèse sur Démo­crite et Epi­cure fait un mérite à ce der­nier d’avoir com­bat­tu le méca­nisme pur du sys­tème démo­cri­téen.]] ; mais à pré­sent… en par­tie sous l’influence… des théo­ries de Feuer­bach, il com­mence à voir l’origine de toute la réa­li­té psy­chique [[Voir la note 1.]], non seule­ment dans les besoins maté­riels en géné­ral ; mais plus spé­cia­le­ment encore dans les formes de pro­duc­tion de la société…

Mais la base maté­rielle – et c’est là l’originalité de la concep­tion mar­xienne – est dotée à son tour de la même évo­lu­tion dia­lec­tique que Marx, à la suite de Hegel, recon­nais­sait à la série psy­chique. Marx trans­pose a prio­ri les lois de cette « décou­verte » d’ordre psy­chique (et spi­ri­tuel) dans le domaine de la pro­duc­tion, et cela bien avant d’avoir étu­dié celle-ci dans ses détails. Para­doxa­le­ment par­lant, il est mar­xiste avant d’avoir ouvert un seul livre d’économie.

[/​Fritz Brup­ba­cher/​]

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