La Presse Anarchiste

Commémoration florentine

C’était pen­dant les der­nières vacances.

Dans le tram qui, ce matin-là, nous condui­sait de l’hôtel à l’endroit où nous devions prendre le car de Pise, nous avions remar­qué que Flo­rence avait un peu pavoi­sé, oui seule­ment un peu, timi­de­ment presque, mais enfin pas de doute pos­sible : les bâti­ments admi­nis­tra­tifs, les casernes, les trams même arbo­raient des dra­peaux vert-blanc-rouge.

Comme en vacances on est tou­jours un peu badaud et même beau­coup, nous nous deman­dions, bien sûr, devant cet éta­lage des cou­leurs natio­nales, en l’honneur de quel saint, et lorsque, des­cen­dus de notre tram, nous com­men­çâmes de faire les cent pas en atten­dant le car en retard sur l’horaire, je crus bien­tôt avoir trou­vé à qui par­ler en avi­sant une plan­tu­reuse crieuse de jour­naux qui jus­te­ment pas­sait à côté de nous tout en voci­fé­rant des titres de feuilles impri­mées. Après lui avoir ache­té deux ou trois canards tout frais sor­tis de presse, je lui dis, me sou­ve­nant que c’est le terme qu’on emploie dans notre Midi et que je me per­mis donc de tra­duire en ita­lien : « Dites, madame, vous qui êtes jour­na­liste, vous devez tout savoir : pour­quoi, ce matin, tous ces dra­peaux ? – C’est pour la fête de « l’Unità » (« l’Humanité » ita­lienne), répon­dit-elle de la meilleure foi du monde. – Ah, ma bonne dame, crus-je devoir lui faire obser­ver, c’est pos­sible que ça vienne un jour, mais que le gou­ver­ne­ment ita­lien pavoise les trams et jusqu’aux casernes pour le jour­nal de M. Togliat­ti, nous n’en sommes pas encore là. Doit y avoir erreur. »

La scène ne devait pas en res­ter là, car j’avais à peine détrom­pé ma pre­mière « infor­ma­trice » qui d’ailleurs me fai­sait un peu un sale œil, qu’une seconde, toute béné­vole, une petite-bour­geoise de toute évi­dence, qui, comme nous, atten­dait le car, et qui ayant enten­du le pré­cé­dent dia­logue, avec la gen­tillesse empres­sée des gens du pays envers tout étran­ger, s’approcha et me dit :

« Mais non, mon­sieur, c’est à cause de l’anniversaire de la marche sur Rome. » Tout d’abord je n’osai com­prendre. Après le coup de « l’Unità », ç’aurait été trop beau, trop… symé­trique. Et je me dis : il y en a peut-être une autre, de marche sur Rome, que celle des fas­cistes ? De sorte que, pru­dem­ment, cau­te­leu­se­ment fau­drait-il presque écrire : « La marche des armées alliées sur la capi­tale ?» me hasar­dai-je à deman­der. Inébran­lable dans ses sou­ve­nirs d’une ving­taine d’années de régime mus­so­li­nien, l’aimable pauvre petite com­mère s’entêta et, pre­nant le calen­drier à témoin, vou­lut me faire rendre à l’évidence en me disant que nous étions le 28 octobre. « Ma ché, le 28 octobre, inter­vint un fat­to­ri­no qui avait fini par se joindre à notre groupe, ma ché, c’est le 28 sep­tembre aujourd’hui. »

Je dois mal­heu­reu­se­ment à la véri­té de dire que si la bonne dame s’en trou­va bien confuse il fut évident que ce n’était pas de s’être trom­pée d’un régime, mais d’un mois.

Par la suite, nous devions apprendre que la vraie rai­son des dra­peaux, c’était l’anniversaire de la libé­ra­tion de Naples. Et certes, quand on a vu les traces de des­truc­tions lais­sées là-bas par le pas­sage de la vic­toire, on com­prend que beau­coup d’Italiens aient peut-être l’inconscient besoin d’en refou­ler le sou­ve­nir, – plus que de pavoiser.

Mais si j’ai rap­por­té cette « chose enten­due » – la réponse de la mar­chande de jour­naux et le « ren­sei­gne­ment » de l’autre femme – c’est qu’elle me paraît signi­fi­ca­tive, et de la matu­ri­té poli­tique de l’électeur moyen dans nos pays plus ou moins libres en géné­ral, et, en par­ti­cu­lier, de la place occu­pée par la répu­blique ita­lienne dans la conscience actuelle de nombre de ses citoyens, – en tout cas, c’est bien l’occasion de le dire, sinon de l’homme du moins de la « femme de la rue ». 

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