Au risque de paraître indiscrets, nous commencerons cette brève rubrique par nous-mêmes, puisqu’il s’agit d’abord d’un texte déclenché par la déplorable lettre de Georges Duhamel publiée dans « Témoins 2 » ; jugeant en effet que notre propre réponse appelait un complément, notre ami Robert Proix a rédigé l’article que voici :
Irrévérence…
Quand nous avions vingt ans, certains écrivains en passe de notoriété, mais suffisamment jeunes encore pour ne point dédaigner quelque joyeuseté, nous invitaient à l’irrespect envers les soliveaux du bout-du-pont-des-Arts…
Monsieur Georges Duhamel, de dix ans notre aîné, jouissait alors d’un commencement de prestige dû à l’indépendance de son esprit, à la pertinence de son jugement, à l’excellence de sa plume. Toutes ces vertus allaient du reste bientôt s’affirmer, à l’épreuve d’un cataclysme mondial où, s’exerçant à même le « matériel humain » le médecin-major Denis Thévenin se révélerait un des « témoins » les plus sensibles et perspicaces du tragique destin de l’homme du XXe siècle.
Or, les années se succédant, Georges Duhamel allait devenir de plus en plus sérieux, de plus en plus grave. Son tour d’esprit évoluerait, ses préoccupations changeraient d’azimut, sa plume gagnerait en emphase ce qu’elle perdrait en naturel, en spontanéité, pour finalement tourner au parfait académisme, ce qui vaudrait tôt ou tard à notre auteur un fauteuil sous la Coupole…
Cette démarche toute classique s’accomplit donc selon les rites habituels, et si nous en conçûmes quelque déception, touchant le bâtisseur de « Civilisation » et de « Vie des Martyrs », nous y vîmes une nouvelle occasion d’apprécier un caractère à sa juste valeur et une invitation nouvelle à ne nous point bercer d’illusions quant à la sincérité de certaines professions de foi. Ainsi comprend-on mieux la méfiance des simples hommes du peuple devant les protestations d’amitié des intellectuels !
On se prit donc à hausser les épaules en présence de cette si parfaite réussite bourgeoise d’un écrivain dont on avait espéré davantage vers l’an vingtième de ce siècle.
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Sous l’habit vert, Georges Duhamel (est-ce l’effet de la mauvaise conscience dont parle notre ami dans le précédent fascicule de « Témoins » ?), Georges Duhamel s’évertua à conserver, parmi les représentants des lettres populaires, certaines amitiés. Il sut même se garder de condescendance à leur endroit, de telle sorte qu’imposant silence à leur sens critique, de mauvaises têtes comme Poulaille, Wullens et quelques autres continuèrent à lui témoigner la plus extrême déférence. Or, puisque nous nommons feu Wullens (toutes réserves faites sur l’attitude que crut devoir prendre, de 1939 à 1945, cet ancien camarade avec qui notre désaccord fut profond), rappelons à Georges Duhamel qu’il possède la collection complète des « Humbles » et conseillons-lui de la refeuilleter, s’il en a le loisir. Cela lui permettra de retrouver, parmi les collaborateurs les plus assidus de cette combative revue, le nom de notre ami Jean Paul Samson ; cela lui procurera motif à profitable réflexion. Lorsqu’on prend de l’âge, il convient de se méfier de sa mémoire et de ne pas prétendre avoir tout retenu. La lettre que Georges Duhamel a commis l’imprudence d’adresser au directeur de « Témoins » nous assure, ou bien que notre académicien lorsqu’il protestait auprès de Wullens de son fidèle attachement aux « Humbles » ne disait pas la vérité, ou bien que la déliquescence que nous soupçonnons volontiers chez les pensionnaires de l’Institut a produit dans son intellect de sérieux ravages.
Obstinément attachés aux enseignements que nous prodiguèrent, au temps de notre jeunesse, Georges Duhamel et ses complices de l’Abbaye, nous nous permettrons de considérer avec goguenardise l’indignation toute puérile que revêt le factum de notre auteur. Il rend un son « valet de collège » auquel doivent répugner ceux dont l’ambition, à l’époque de leurs juvéniles ardeurs, tendait vers la « Sagesse » et vers la « Certitude»…
Comme il est regrettable que les vieillards qualifient « expérience » ce qui n’est pour la plupart d’entre eux qu’acheminement vers l’acrimonie, la sénile vanité, l’absence totale de générosité !
[/R.
Rectification : Un ami nous signale que l’expression « littérature de témoignage » n’est pas, quoi qu’il prétende, de Georges Duhamel, mais de Sainte-Beuve.
[/R. P./]
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Au dossier de « La censure en progrès » ouvert par une rubrique de la « Nouvelle NRF » de janvier, il y aurait lieu de verser le scandale qui vient de marquer en Suisse les rapports du cinéma et de la critique. Le propriétaire d’une salle de Zurich, homme cependant d’habitude d’un esprit sensiblement plus ouvert que nombre de ses confrères de la corporation, ayant jugé que le journaliste Carl Selig ne parlait pas assez favorablement de ses programmes, non seulement ne l’invita plus aux premières, mais encore donna l’ordre à la caisse de l’établissement de refuser de lui vendre un billet. Carl Selig, soucieux de faire respecter la liberté de la presse, intenta au cinéma en question un procès, qu’il perdit, les juges estimant que tout commerçant est maître chez soi. L’affaire est actuellement en appel devant le Tribunal fédéral de Lausanne, dont il faut espérer qu’il se ralliera à un point de vue plus sainement civique et civil. Il serait vraiment trop dommage que dans la plus équilibrée des démocraties d’Europe occidentale, quand les intérêts de l’esprit sont en cause, on se vît désormais obligé d’écrire la phrase de Proudhon : la propriété c’est le viol [sic].
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Est-ce que parce que des amis venaient de m’emmener à Senlis, à Ermenonville (pourquoi donc, me disais-je, ta perpétuelle nostalgie de retourner encore et encore à Rome, à Agrigente, aux rives ioniennes, quand les plus dépaysantes et surréelles merveilles sont à deux pas de Paris ?), que lisant, dans la « Nouvelle NRF » de décembre le texte de Proust « Sur Nerval », je me sentis à ce point transporté ? Ce serait vraiment trop touriste : Non – il y a ce coup au cœur que l’on ressent en découvrant des pages à tel point marquées par le génie, et par la vérité.
Dans la seule œuvre qu’à mon sens il ait tout à fait réussie – une toute petite préface, je crois – Giraudoux était presque l’unique, avant, qui eût su parler de Nerval. Mais la divination du malade Marcel Proust, – et ce dégonflement en règle de la légende pour personnes sages d’un Nerval « bien de chez nous », traditionnel et tout mesure ! Comme Proust a su comprendre que Sylvie, c’est déjà Aurélia. Étrange de songer que leurs deux œuvres – Proust, Nerval – d’être l’une et l’autre « témoignage au bord du gouffre » nous composent à jamais l’une de nos profondes, précaires, irrévocables raisons d’être.
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Au bord du gouffre, voilà où semble conduire bien des meilleurs de nos camarades la crise que subit actuellement « La Révolution prolétarienne ». Depuis combien d’années répète-je à Monatte : Louzon est assurément l’honnêteté même, mais si remarquable que soit chez lui la faculté combinatoire et logique, c’est un « esprit faux ». Au moins, à présent cela se voit-il comme le nez au milieu du visage, depuis que (« R P » d’octobre) notre « marxiste » nous a démontré que nous devons tous, dès maintenant, nous considérer comme membres du parti américain, voire de la nation américaine. Cela, dans la revue qui maintient la tradition du syndicalisme révolutionnaire ! En ce qui nous concerne, nous n’adhérons pas (nous n’adhérons plus) à la thèse du salut par une classe. Mais pas davantage à celle du salut par une nation. Aussi quel soulagement, quel réconfort, de lire ensuite (« R P » de novembre) l’article de Pierre Monatte, relevant le drapeau internationaliste ! Il est vrai que, depuis, les lettres des lecteurs ne sont pas des plus encourageantes. Heureusement, le beau texte intelligent d’Hagnauer (dont encore une fois je ne partage pas l’ouvriérisme) (« R P » de janvier) peut être un gage que le groupe irremplaçable de « la Révolution prolétarienne » gardera encore quelque cohésion.
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À propos de l’éditorial de « Preuves » 34 (déc.), François Bondy et nous-même avons échangé les deux lettres suivantes :
[/Le 1er janvier 1954/]
Mon cher Bondy,
Je relis à l’instant l’éditorial de « Preuves » dans le numéro de décembre 1953 à propos duquel j’avais déjà voulu vous écrire en recevant la revue il y a quelque quinze jours, et puis j’avais ajourné, car, à ce moment-là, le fameux ultimatum de M. Dulles était encore trop récent, même pour un vieil internationaliste de ma trempe, pour que je n’eusse pas dû craindre d’obéir à un tantinet de ressentiment, dans une discussion sur la situation internationale.
Mais ma seconde lecture a suffisamment confirmé mon impression première pour que je puisse me dire qu’il est peut-être utile que je vous la signale en toute amitié.
Le fond même de l’article en question n’est pas en cause : rien de plus juste, rien de plus sage que de dénoncer cette « nostalgie des temps normaux » qui paraît accompagner la régression de trop d’Européens, très spécialement en France, vers des positions et des habitudes de pensée, hélas ou tant mieux, parfaitement inactuelles. Ce n’est pas on sait trop bien quel vieux provincialisme de nos nations européennes qui pourrait leur tenir lieu de salut, pas plus sous forme de « neutralisme » que sous les espèces du pseudo-rêve de grandeur d’on sait également trop bien quels nationalismes attardés. Vu l’état actuel du monde, – « Preuves » ne pouvait mieux dire que de parler ici du danger d’une « normalisation prématurée », ni mieux faire que d’inviter tous nos illusionnistes à songer – après Prague et Berlin et tout le reste – qu’en dépit du proverbe « l’absence de peur… n’est probablement pas bonne conseillère ».
La leçon de Munich et de la débâcle de 40 n’est-elle pas, en effet, que le commencement du courage est parfois d’oser avoir peur, et c’est justement parce qu’il est une prise de conscience de l’angoisse dans laquelle, bien à notre corps défendant, l’imposture moscovite nous oblige à vivre, que le Congrès pour la Liberté de la Culture, dont « Preuves » est l’organe, a d’emblée acquis les sympathies de tous ces entêtés que nous sommes, nous qui avons le front, aujourd’hui encore, de rester fidèles à notre amour de la liberté.
Seulement, mon cher Bondy, la date de publication de l’éditorial qui me fait vous écrire, fait – sans que « Preuves », j’en suis persuadé, l’ait véritablement voulu – que la voix du Congrès semble, – je dis : semble – parler exactement le même langage que le ministre des affaires étrangères de la plus grande puissance occidentale.
Mais attention : pas de malentendu.
Cette apparence d’identité de langage, si je l’ai trouvée regrettable, ce n’est pas par ce réflexe « antiaméricain » qui est devenu un peu partout en Europe une espèce de conformisme facile et comme le lieu géométrique de bien des sots. Mais c’est parce que notre amitié pour tout ce qu’il y a de meilleur dans l’Amérique doit précisément nous faire maintenir jalousement, à nous autres vieux Européens, les indispensables distances qui, jamais ne cessent tout à fait de séparer, pour parler comme Péguy, le spirituel du temporel.
Et puis, sur le fond même de la question évoquée, celle de la solidarité de l’Europe, vous penserez tout comme moi, je n’en doute pas un seul instant, que l’on peut être un très sincère ami de l’Europe et de la liberté sans pour autant partager absolument le point de vue du Département d’État.
Au reste, j’y reviens, il n’y avait qu’apparence d’identité d’arguments. « Preuves », fort légitimement, ne parlait que de l’urgence d’ériger la communauté européenne tout court, – mais l’article venant juste après la conférence des Bermudes et le « c’est à prendre ou à laisser » de M. Dulles, il y a quatre-vingt-dix chances sur cent pour que le lecteur ait traduit : « communauté européenne de défense », au sens officiel. Et cela, c’est une autre paire de manches. Je veux dire : c’est un problème qui relève de la tactique, de l’opportunité, entre autres psychologique, du fameux plan. Si désirable que celui-ci puisse paraître à de très bons esprits, nous ne devons pas oublier que, dans tous les domaines, la politique est essentiellement l’art du possible. Et c’est parce que le véritable souci d’une authentique solidarité européenne et américaine commande de rappeler cette vérité si élémentaire à ceux qui risquent de la perdre de vue, que je me réjouirais que « Preuves », tout en profitant de cette opportunité de distinguer autant qu’il convient le spirituel et le temporel, marquât aussi à l’occasion que l’identité de langage qui m’a un peu mis en arrêt – et sans doute pas moi seulement – n’était, comme au reste j’en suis persuadé, que pure apparence, une apparence un peu malheureusement favorisée par une coïncidence chronologique.
Que voilà bien une lettre à n’en plus finir, mon cher Bondy. Pardonnez-en la longueur extrême, et croyez-moi toujours bien fidèlement et amicalement vôtre.
[/Jean Paul
[/Le 2 janvier 1954/]
Mon cher Samson,
Votre lettre constitue pour l’essentiel une « mise au point » trop amicale et trop éloignée de toute polémique pour que je me sente obligé d’y ajouter. Pourtant je suis tenté d’en profiter pour revenir sur deux points qui me tiennent à cœur : 1. La question de la « coïncidence » de la position d’un écrivain politique européen avec l’opinion ou la politique de M. Dulles ; 2. La relation entre la création d’une Europe vivable et le vote d’une « Communauté Européenne de défense » (CED) qui plutôt que la pierre angulaire semble devenir la pierre d’achoppement de la construction européenne.
ad. 1. Je suis comme vous le savez, engagé dans des mouvements de pensée et d’action européistes, ou « fédéralistes » depuis 1941, ce qui, à ce moment, me liait particulièrement à des hommes et groupements de différentes « Résistances » antihitlériennes, comme « Libérer et Fédérer » en France du Sud, un groupe d’antifascistes italiens dont certains étaient alors au « confino » de l’île de Ventotene, certains en exil, comme M. Einaudi, actuellement président de la République italienne, mais aussi à des socialistes allemands et anglais. Il est curieux de se rappeler qu’alors l’opinion anglaise était très largement acquise à l’idée de l’unité fédérale européenne ou au moins d’Europe occidentale, alors que ses grands partis ont depuis abandonné cette conception. L’URSS, elle, n’a jamais varié. Elle était comme aujourd’hui adversaire d’une Europe unie et souhaitait la « balkanisation » de l’Europe comme prélude à sa « satellisation ». Les États-Unis n’étaient pas alors particulièrement intéressés à la cause d’une communauté européenne qui n’apparaissait pas comme un facteur de la réalité politique. À Potsdam, à Yalta, l’idée qu’il pût exister un « intérêt européen » était totalement absente ; ni la Grande-Bretagne ni la France n’ont songé à ce moment à se faire les porte-parole de l’intérêt collectif des moyennes et petites nations européennes, toutes deux étant trop préoccupées de rétablir leur propre rang de « grande puissance », si illusoire fût-il. Il a fallu une combinaison de bien des circonstances (la mainmise de la Russie sur sa « zone d’influence » européenne à travers une féroce mise au pas, le coup de Prague, le blocus de Berlin, la nécessité de coordonner les mesures américaines d’aide à diverses nations d’Europe, enfin la conversion à l’idée de communauté européenne d’hommes d’État européens comme Robert Schuman, de Gasperi, Spaak, Adenauer, etc. et la conviction personnelle acquise dans ce même domaine par le général Eisenhower en fonction de son expérience à l’OTAN., etc.) pour que l’Amérique s’enthousiasmât pour l’unité européenne et fondât sa politique sur son probable avènement.
Entre-temps, en Europe occidentale, les partis communistes synchronisés devinrent une « Internationale des nationalismes » et se mirent à courtiser tous les courants nationalistes, toutes les personnalités qui se déclaraient contre une communauté européenne. Comme en Argentine, où Pérón ménage les communistes tout en persécutant les libéraux et les socialistes, il a commencé à se créer une coalition de fait entre nationalistes extrêmes et communistes, dont la France était le principal théâtre mais – vu de Moscou – l’Allemagne sans doute le véritable enjeu.
Les « européistes » se sont trouvés en accord sur plusieurs points avec la politique du Département d’État américain et en désaccord avec le nationalisme, qui (en Italie par exemple à l’occasion de Trieste) se rapprochait et de la droite et du mouvement communiste. On en arrive au point où « l’Europe » finira par apparaître comme une invention américaine, la projection d’une expérience américaine sur notre vieux continent. Ni ses racines ni ses raisons profondément européennes ne sont plus considérées. Et pourtant, en dehors de la sympathie américaine et du danger d’un Empire soviétique qui a transformé plus du tiers de l’Europe en « colonies », il y a des causes internes et permanentes qui font que les Européens doivent penser Europe et ne peuvent se limiter à penser Nations et Empires. Adrien Turel dans sa belle biographie de Maurice de Saxe (« Dein Werk soll deine Heimat sein », Büchergilde, Zurich, 1942) écrit : « Si un groupe de puissances se trouve vivre sous le signe d’une même communauté de destin, comme les États européens de l’Ancien Régime, lesdites puissances peuvent certes se vaincre les unes les autres ; cela ne change rien au fait qu’elles sont toutes solidaires de la même courbe du sort. Sur un bateau en train de couler, deux marins peuvent assurément se battre entre eux. L’un, même, peut en venir à étrangler l’autre ; mais cela ne change rien au fait que tous deux, le vainqueur et le vaincu, sont en train de faire naufrage en même temps. » (p. 367).
Après deux guerres mondiales qui pour l’Europe ont eu cet aspect de ruine complémentaire et solidaire, il me semble évident que le nationalisme est devenu en Europe cet « Ancien Régime », ce cadre où rien ne reste possible qu’une rivalité qui conduit au « suicide collectif de l’Europe ». Lorsque M. Dulles, dans des déclarations sans doute choquantes par la forme mais bien moins par le fond, a parlé du « goût européen pour le suicide », j’ai pensé à ce texte d’un écrivain européen plutôt qu’à n’importe quelle circonstance fortuite et « coïncidentielle » de la stratégie américaine. Ceux qui pensaient Europe avant que le Département d’État eût découvert la formule continueront à penser Europe même si l’Amérique se repliait sur une stratégie périphérique, comprenant l’Espagne de Franco, et remplaçait la conception d’une solidarité d’institutions libérales par une vue purement militaire et « pragmatique ». Telle est la mesure et la limite d’une « coïncidence » qui vous choque.
2. Fallait-il aborder la construction d’une communauté européenne par le biais de l’armée commune ? C’était sans doute le biais le plus mauvais, le plus malchanceux. Mais la guerre de Corée a précipité cette évolution regrettable.
Elle a prouvé la présence d’un danger d’agression militaire en cas de déséquilibre apparent des forces ; les communistes eux-mêmes ont alors évoqué l’Allemagne comme « l’autre Corée ». Or, devant la militarisation poussée de la zone soviétique et la démilitarisation de l’Allemagne occidentale, un déséquilibre de même nature se créait. D’autre part, la Corée a prouvé l’importance des moyens traditionnels de guerre, de l’infanterie classique, alors que jusque-là tout le monde raisonnait plutôt en termes de guerre atomique et apocalyptique. Cela a modifié les conceptions sur la nécessité et la possibilité de défendre l’Europe – et il est naturel que cette défense suppose la participation des « défendus » eux-mêmes. Comme le Pacte atlantique est né d’initiatives européennes (on l’oublie souvent), la pression tendant à faire porter l’effort de la communauté européenne d’abord sur le plan militaire est due en bonne part – ce fait est le plus souvent ignoré – à l’insistance des ministres de la défense des États Benelux, donc encore de l’Europe. Le général Eisenhower avait considéré que la communauté politique devait logiquement précéder l’armée européenne. Il est vrai que sans la pressante insistance américaine et la perspective d’un réarmement précipité de l’Allemagne, la France n’aurait pas élaboré le plan Pleven, qui reste la base de la CED et que l’Assemblée nationale vota à une large majorité. Des ministres français qui connurent de près les réalités militaires, comme M. Pleven et M. Teitgen, en restent d’ailleurs des partisans convaincus.
Néanmoins, direz-vous, ce n’est pas notre rôle d’entrer dans des considérations tactiques ou techniques dans ce domaine. D’accord. Mais à étudier la tendance des attaques conjuguées dirigées contre la CED, vous trouverez qu’elles ne sont presque jamais tactiques ou techniques mais, comme l’était la lutte contre le « plan Schuman », un aspect de l’opposition à « toute » phase, à « tout » aspect de la communauté européenne. L’hostilité contre la CED part de la conviction qu’il ne faut faire aucun effort d’imagination particulier pour dépasser les conditions d’anarchie et de rivalité « balkanisantes » de la dernière frange de l’Europe non totalitaire et de la persuasion que la menace soviétique a disparu avec Staline. Or ces deux prémisses ne mènent pas comme on le prétend à une Europe « normalisée », mais à une décadence. Faute de poursuivre la création de l’Europe, d’un début d’Europe, plusieurs nations de ce qui reste d’une Europe relativement libre peuvent devenir satellites ou nationalistes extrêmes, ou combiner ces deux tendances totalitaires, et cela assez rapidement. C’est de cela, et non de telle ou telle modalité de la CED, qu’il s’agissait dans le texte en question.
Je vous remercie de m’avoir si amicalement donné l’occasion de le préciser et m’excuse d’en avoir, plus que profité, abusé.
Fidèlement vôtre
[/François Bondy/]