La Presse Anarchiste

Périodiques et correspondance

Au risque de paraître indis­crets, nous com­men­ce­rons cette brève rubrique par nous-mêmes, puisqu’il s’agit d’abord d’un texte déclen­ché par la déplo­rable lettre de Georges Duha­mel publiée dans « Témoins 2 » ; jugeant en effet que notre propre réponse appe­lait un com­plé­ment, notre ami Robert Proix a rédi­gé l’article que voici :

Irré­vé­rence…

Quand nous avions vingt ans, cer­tains écri­vains en passe de noto­rié­té, mais suf­fi­sam­ment jeunes encore pour ne point dédai­gner quelque joyeu­se­té, nous invi­taient à l’irrespect envers les soli­veaux du bout-du-pont-des-Arts…

Mon­sieur Georges Duha­mel, de dix ans notre aîné, jouis­sait alors d’un com­men­ce­ment de pres­tige dû à l’indépendance de son esprit, à la per­ti­nence de son juge­ment, à l’excellence de sa plume. Toutes ces ver­tus allaient du reste bien­tôt s’affirmer, à l’épreuve d’un cata­clysme mon­dial où, s’exerçant à même le « maté­riel humain » le méde­cin-major Denis Thé­ve­nin se révé­le­rait un des « témoins » les plus sen­sibles et pers­pi­caces du tra­gique des­tin de l’homme du XXe siècle.

Or, les années se suc­cé­dant, Georges Duha­mel allait deve­nir de plus en plus sérieux, de plus en plus grave. Son tour d’esprit évo­lue­rait, ses pré­oc­cu­pa­tions chan­ge­raient d’azimut, sa plume gagne­rait en emphase ce qu’elle per­drait en natu­rel, en spon­ta­néi­té, pour fina­le­ment tour­ner au par­fait aca­dé­misme, ce qui vau­drait tôt ou tard à notre auteur un fau­teuil sous la Coupole…

Cette démarche toute clas­sique s’accomplit donc selon les rites habi­tuels, et si nous en conçûmes quelque décep­tion, tou­chant le bâtis­seur de « Civi­li­sa­tion » et de « Vie des Mar­tyrs », nous y vîmes une nou­velle occa­sion d’apprécier un carac­tère à sa juste valeur et une invi­ta­tion nou­velle à ne nous point ber­cer d’illusions quant à la sin­cé­ri­té de cer­taines pro­fes­sions de foi. Ain­si com­prend-on mieux la méfiance des simples hommes du peuple devant les pro­tes­ta­tions d’amitié des intellectuels !

On se prit donc à haus­ser les épaules en pré­sence de cette si par­faite réus­site bour­geoise d’un écri­vain dont on avait espé­ré davan­tage vers l’an ving­tième de ce siècle.

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Sous l’habit vert, Georges Duha­mel (est-ce l’effet de la mau­vaise conscience dont parle notre ami dans le pré­cé­dent fas­ci­cule de « Témoins » ?), Georges Duha­mel s’évertua à conser­ver, par­mi les repré­sen­tants des lettres popu­laires, cer­taines ami­tiés. Il sut même se gar­der de condes­cen­dance à leur endroit, de telle sorte qu’imposant silence à leur sens cri­tique, de mau­vaises têtes comme Pou­laille, Wul­lens et quelques autres conti­nuèrent à lui témoi­gner la plus extrême défé­rence. Or, puisque nous nom­mons feu Wul­lens (toutes réserves faites sur l’attitude que crut devoir prendre, de 1939 à 1945, cet ancien cama­rade avec qui notre désac­cord fut pro­fond), rap­pe­lons à Georges Duha­mel qu’il pos­sède la col­lec­tion com­plète des « Humbles » et conseillons-lui de la refeuille­ter, s’il en a le loi­sir. Cela lui per­met­tra de retrou­ver, par­mi les col­la­bo­ra­teurs les plus assi­dus de cette com­ba­tive revue, le nom de notre ami Jean Paul Sam­son ; cela lui pro­cu­re­ra motif à pro­fi­table réflexion. Lorsqu’on prend de l’âge, il convient de se méfier de sa mémoire et de ne pas pré­tendre avoir tout rete­nu. La lettre que Georges Duha­mel a com­mis l’imprudence d’adresser au direc­teur de « Témoins » nous assure, ou bien que notre aca­dé­mi­cien lorsqu’il pro­tes­tait auprès de Wul­lens de son fidèle atta­che­ment aux « Humbles » ne disait pas la véri­té, ou bien que la déli­ques­cence que nous soup­çon­nons volon­tiers chez les pen­sion­naires de l’Institut a pro­duit dans son intel­lect de sérieux ravages.

Obs­ti­né­ment atta­chés aux ensei­gne­ments que nous pro­di­guèrent, au temps de notre jeu­nesse, Georges Duha­mel et ses com­plices de l’Abbaye, nous nous per­met­trons de consi­dé­rer avec gogue­nar­dise l’indignation toute pué­rile que revêt le fac­tum de notre auteur. Il rend un son « valet de col­lège » auquel doivent répu­gner ceux dont l’ambition, à l’époque de leurs juvé­niles ardeurs, ten­dait vers la « Sagesse » et vers la « Certitude»…

Comme il est regret­table que les vieillards qua­li­fient « expé­rience » ce qui n’est pour la plu­part d’entre eux qu’acheminement vers l’acrimonie, la sénile vani­té, l’absence totale de générosité !

[/​R. Proix/​]

Rec­ti­fi­ca­tion : Un ami nous signale que l’expression « lit­té­ra­ture de témoi­gnage » n’est pas, quoi qu’il pré­tende, de Georges Duha­mel, mais de Sainte-Beuve.

[/​R. P./]

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Au dos­sier de « La cen­sure en pro­grès » ouvert par une rubrique de la « Nou­velle NRF » de jan­vier, il y aurait lieu de ver­ser le scan­dale qui vient de mar­quer en Suisse les rap­ports du ciné­ma et de la cri­tique. Le pro­prié­taire d’une salle de Zurich, homme cepen­dant d’habitude d’un esprit sen­si­ble­ment plus ouvert que nombre de ses confrères de la cor­po­ra­tion, ayant jugé que le jour­na­liste Carl Selig ne par­lait pas assez favo­ra­ble­ment de ses pro­grammes, non seule­ment ne l’invita plus aux pre­mières, mais encore don­na l’ordre à la caisse de l’établissement de refu­ser de lui vendre un billet. Carl Selig, sou­cieux de faire res­pec­ter la liber­té de la presse, inten­ta au ciné­ma en ques­tion un pro­cès, qu’il per­dit, les juges esti­mant que tout com­mer­çant est maître chez soi. L’affaire est actuel­le­ment en appel devant le Tri­bu­nal fédé­ral de Lau­sanne, dont il faut espé­rer qu’il se ral­lie­ra à un point de vue plus sai­ne­ment civique et civil. Il serait vrai­ment trop dom­mage que dans la plus équi­li­brée des démo­cra­ties d’Europe occi­den­tale, quand les inté­rêts de l’esprit sont en cause, on se vît désor­mais obli­gé d’écrire la phrase de Prou­dhon : la pro­prié­té c’est le viol [sic].

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Est-ce que parce que des amis venaient de m’emmener à Sen­lis, à Erme­non­ville (pour­quoi donc, me disais-je, ta per­pé­tuelle nos­tal­gie de retour­ner encore et encore à Rome, à Agri­gente, aux rives ioniennes, quand les plus dépay­santes et sur­réelles mer­veilles sont à deux pas de Paris ?), que lisant, dans la « Nou­velle NRF » de décembre le texte de Proust « Sur Ner­val », je me sen­tis à ce point trans­por­té ? Ce serait vrai­ment trop tou­riste : Non – il y a ce coup au cœur que l’on res­sent en décou­vrant des pages à tel point mar­quées par le génie, et par la vérité.

Dans la seule œuvre qu’à mon sens il ait tout à fait réus­sie – une toute petite pré­face, je crois – Girau­doux était presque l’unique, avant, qui eût su par­ler de Ner­val. Mais la divi­na­tion du malade Mar­cel Proust, – et ce dégon­fle­ment en règle de la légende pour per­sonnes sages d’un Ner­val « bien de chez nous », tra­di­tion­nel et tout mesure ! Comme Proust a su com­prendre que Syl­vie, c’est déjà Auré­lia. Étrange de son­ger que leurs deux œuvres – Proust, Ner­val – d’être l’une et l’autre « témoi­gnage au bord du gouffre » nous com­posent à jamais l’une de nos pro­fondes, pré­caires, irré­vo­cables rai­sons d’être.

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Au bord du gouffre, voi­là où semble conduire bien des meilleurs de nos cama­rades la crise que subit actuel­le­ment « La Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne ». Depuis com­bien d’années répète-je à Monatte : Lou­zon est assu­ré­ment l’honnêteté même, mais si remar­quable que soit chez lui la facul­té com­bi­na­toire et logique, c’est un « esprit faux ». Au moins, à pré­sent cela se voit-il comme le nez au milieu du visage, depuis que (« R P » d’octobre) notre « mar­xiste » nous a démon­tré que nous devons tous, dès main­te­nant, nous consi­dé­rer comme membres du par­ti amé­ri­cain, voire de la nation amé­ri­caine. Cela, dans la revue qui main­tient la tra­di­tion du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ! En ce qui nous concerne, nous n’adhérons pas (nous n’adhérons plus) à la thèse du salut par une classe. Mais pas davan­tage à celle du salut par une nation. Aus­si quel sou­la­ge­ment, quel récon­fort, de lire ensuite (« R P » de novembre) l’article de Pierre Monatte, rele­vant le dra­peau inter­na­tio­na­liste ! Il est vrai que, depuis, les lettres des lec­teurs ne sont pas des plus encou­ra­geantes. Heu­reu­se­ment, le beau texte intel­li­gent d’Hagnauer (dont encore une fois je ne par­tage pas l’ouvriérisme) (« R P » de jan­vier) peut être un gage que le groupe irrem­pla­çable de « la Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne » gar­de­ra encore quelque cohésion.

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À pro­pos de l’éditorial de « Preuves » 34 (déc.), Fran­çois Bon­dy et nous-même avons échan­gé les deux lettres suivantes :

[/​Le 1er jan­vier 1954/]

Mon cher Bondy,

Je relis à l’instant l’éditorial de « Preuves » dans le numé­ro de décembre 1953 à pro­pos duquel j’avais déjà vou­lu vous écrire en rece­vant la revue il y a quelque quinze jours, et puis j’avais ajour­né, car, à ce moment-là, le fameux ulti­ma­tum de M. Dulles était encore trop récent, même pour un vieil inter­na­tio­na­liste de ma trempe, pour que je n’eusse pas dû craindre d’obéir à un tan­ti­net de res­sen­ti­ment, dans une dis­cus­sion sur la situa­tion internationale.

Mais ma seconde lec­ture a suf­fi­sam­ment confir­mé mon impres­sion pre­mière pour que je puisse me dire qu’il est peut-être utile que je vous la signale en toute amitié.

Le fond même de l’article en ques­tion n’est pas en cause : rien de plus juste, rien de plus sage que de dénon­cer cette « nos­tal­gie des temps nor­maux » qui paraît accom­pa­gner la régres­sion de trop d’Européens, très spé­cia­le­ment en France, vers des posi­tions et des habi­tudes de pen­sée, hélas ou tant mieux, par­fai­te­ment inac­tuelles. Ce n’est pas on sait trop bien quel vieux pro­vin­cia­lisme de nos nations euro­péennes qui pour­rait leur tenir lieu de salut, pas plus sous forme de « neu­tra­lisme » que sous les espèces du pseu­do-rêve de gran­deur d’on sait éga­le­ment trop bien quels natio­na­lismes attar­dés. Vu l’état actuel du monde, – « Preuves » ne pou­vait mieux dire que de par­ler ici du dan­ger d’une « nor­ma­li­sa­tion pré­ma­tu­rée », ni mieux faire que d’inviter tous nos illu­sion­nistes à son­ger – après Prague et Ber­lin et tout le reste – qu’en dépit du pro­verbe « l’absence de peur… n’est pro­ba­ble­ment pas bonne conseillère ».

La leçon de Munich et de la débâcle de 40 n’est-elle pas, en effet, que le com­men­ce­ment du cou­rage est par­fois d’oser avoir peur, et c’est jus­te­ment parce qu’il est une prise de conscience de l’angoisse dans laquelle, bien à notre corps défen­dant, l’imposture mos­co­vite nous oblige à vivre, que le Congrès pour la Liber­té de la Culture, dont « Preuves » est l’organe, a d’emblée acquis les sym­pa­thies de tous ces entê­tés que nous sommes, nous qui avons le front, aujourd’hui encore, de res­ter fidèles à notre amour de la liberté.

Seule­ment, mon cher Bon­dy, la date de publi­ca­tion de l’éditorial qui me fait vous écrire, fait – sans que « Preuves », j’en suis per­sua­dé, l’ait véri­ta­ble­ment vou­lu – que la voix du Congrès semble, – je dis : semble – par­ler exac­te­ment le même lan­gage que le ministre des affaires étran­gères de la plus grande puis­sance occidentale.

Mais atten­tion : pas de malentendu.

Cette appa­rence d’identité de lan­gage, si je l’ai trou­vée regret­table, ce n’est pas par ce réflexe « anti­amé­ri­cain » qui est deve­nu un peu par­tout en Europe une espèce de confor­misme facile et comme le lieu géo­mé­trique de bien des sots. Mais c’est parce que notre ami­tié pour tout ce qu’il y a de meilleur dans l’Amérique doit pré­ci­sé­ment nous faire main­te­nir jalou­se­ment, à nous autres vieux Euro­péens, les indis­pen­sables dis­tances qui, jamais ne cessent tout à fait de sépa­rer, pour par­ler comme Péguy, le spi­ri­tuel du temporel.

Et puis, sur le fond même de la ques­tion évo­quée, celle de la soli­da­ri­té de l’Europe, vous pen­se­rez tout comme moi, je n’en doute pas un seul ins­tant, que l’on peut être un très sin­cère ami de l’Europe et de la liber­té sans pour autant par­ta­ger abso­lu­ment le point de vue du Dépar­te­ment d’État.

Au reste, j’y reviens, il n’y avait qu’apparence d’identité d’arguments. « Preuves », fort légi­ti­me­ment, ne par­lait que de l’urgence d’ériger la com­mu­nau­té euro­péenne tout court, – mais l’article venant juste après la confé­rence des Ber­mudes et le « c’est à prendre ou à lais­ser » de M. Dulles, il y a quatre-vingt-dix chances sur cent pour que le lec­teur ait tra­duit : « com­mu­nau­té euro­péenne de défense », au sens offi­ciel. Et cela, c’est une autre paire de manches. Je veux dire : c’est un pro­blème qui relève de la tac­tique, de l’opportunité, entre autres psy­cho­lo­gique, du fameux plan. Si dési­rable que celui-ci puisse paraître à de très bons esprits, nous ne devons pas oublier que, dans tous les domaines, la poli­tique est essen­tiel­le­ment l’art du pos­sible. Et c’est parce que le véri­table sou­ci d’une authen­tique soli­da­ri­té euro­péenne et amé­ri­caine com­mande de rap­pe­ler cette véri­té si élé­men­taire à ceux qui risquent de la perdre de vue, que je me réjoui­rais que « Preuves », tout en pro­fi­tant de cette oppor­tu­ni­té de dis­tin­guer autant qu’il convient le spi­ri­tuel et le tem­po­rel, mar­quât aus­si à l’occasion que l’identité de lan­gage qui m’a un peu mis en arrêt – et sans doute pas moi seule­ment – n’était, comme au reste j’en suis per­sua­dé, que pure appa­rence, une appa­rence un peu mal­heu­reu­se­ment favo­ri­sée par une coïn­ci­dence chronologique.

Que voi­là bien une lettre à n’en plus finir, mon cher Bon­dy. Par­don­nez-en la lon­gueur extrême, et croyez-moi tou­jours bien fidè­le­ment et ami­ca­le­ment vôtre.

[/​Jean Paul Sam­son/​]

[/​Le 2 jan­vier 1954/]

Mon cher Samson,

Votre lettre consti­tue pour l’essentiel une « mise au point » trop ami­cale et trop éloi­gnée de toute polé­mique pour que je me sente obli­gé d’y ajou­ter. Pour­tant je suis ten­té d’en pro­fi­ter pour reve­nir sur deux points qui me tiennent à cœur : 1. La ques­tion de la « coïn­ci­dence » de la posi­tion d’un écri­vain poli­tique euro­péen avec l’opinion ou la poli­tique de M. Dulles ; 2. La rela­tion entre la créa­tion d’une Europe vivable et le vote d’une « Com­mu­nau­té Euro­péenne de défense » (CED) qui plu­tôt que la pierre angu­laire semble deve­nir la pierre d’achoppement de la construc­tion européenne.

ad. 1. Je suis comme vous le savez, enga­gé dans des mou­ve­ments de pen­sée et d’action euro­péistes, ou « fédé­ra­listes » depuis 1941, ce qui, à ce moment, me liait par­ti­cu­liè­re­ment à des hommes et grou­pe­ments de dif­fé­rentes « Résis­tances » anti­hit­lé­riennes, comme « Libé­rer et Fédé­rer » en France du Sud, un groupe d’antifascistes ita­liens dont cer­tains étaient alors au « confi­no » de l’île de Ven­to­tene, cer­tains en exil, comme M. Einau­di, actuel­le­ment pré­sident de la Répu­blique ita­lienne, mais aus­si à des socia­listes alle­mands et anglais. Il est curieux de se rap­pe­ler qu’alors l’opinion anglaise était très lar­ge­ment acquise à l’idée de l’unité fédé­rale euro­péenne ou au moins d’Europe occi­den­tale, alors que ses grands par­tis ont depuis aban­don­né cette concep­tion. L’URSS, elle, n’a jamais varié. Elle était comme aujourd’hui adver­saire d’une Europe unie et sou­hai­tait la « bal­ka­ni­sa­tion » de l’Europe comme pré­lude à sa « satel­li­sa­tion ». Les États-Unis n’étaient pas alors par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sés à la cause d’une com­mu­nau­té euro­péenne qui n’apparaissait pas comme un fac­teur de la réa­li­té poli­tique. À Pots­dam, à Yal­ta, l’idée qu’il pût exis­ter un « inté­rêt euro­péen » était tota­le­ment absente ; ni la Grande-Bre­tagne ni la France n’ont son­gé à ce moment à se faire les porte-parole de l’intérêt col­lec­tif des moyennes et petites nations euro­péennes, toutes deux étant trop pré­oc­cu­pées de réta­blir leur propre rang de « grande puis­sance », si illu­soire fût-il. Il a fal­lu une com­bi­nai­son de bien des cir­cons­tances (la main­mise de la Rus­sie sur sa « zone d’influence » euro­péenne à tra­vers une féroce mise au pas, le coup de Prague, le blo­cus de Ber­lin, la néces­si­té de coor­don­ner les mesures amé­ri­caines d’aide à diverses nations d’Europe, enfin la conver­sion à l’idée de com­mu­nau­té euro­péenne d’hommes d’État euro­péens comme Robert Schu­man, de Gas­pe­ri, Spaak, Ade­nauer, etc. et la convic­tion per­son­nelle acquise dans ce même domaine par le géné­ral Eisen­ho­wer en fonc­tion de son expé­rience à l’OTAN., etc.) pour que l’Amérique s’enthousiasmât pour l’unité euro­péenne et fon­dât sa poli­tique sur son pro­bable avènement.

Entre-temps, en Europe occi­den­tale, les par­tis com­mu­nistes syn­chro­ni­sés devinrent une « Inter­na­tio­nale des natio­na­lismes » et se mirent à cour­ti­ser tous les cou­rants natio­na­listes, toutes les per­son­na­li­tés qui se décla­raient contre une com­mu­nau­té euro­péenne. Comme en Argen­tine, où Pérón ménage les com­mu­nistes tout en per­sé­cu­tant les libé­raux et les socia­listes, il a com­men­cé à se créer une coa­li­tion de fait entre natio­na­listes extrêmes et com­mu­nistes, dont la France était le prin­ci­pal théâtre mais – vu de Mos­cou – l’Allemagne sans doute le véri­table enjeu.

Les « euro­péistes » se sont trou­vés en accord sur plu­sieurs points avec la poli­tique du Dépar­te­ment d’État amé­ri­cain et en désac­cord avec le natio­na­lisme, qui (en Ita­lie par exemple à l’occasion de Trieste) se rap­pro­chait et de la droite et du mou­ve­ment com­mu­niste. On en arrive au point où « l’Europe » fini­ra par appa­raître comme une inven­tion amé­ri­caine, la pro­jec­tion d’une expé­rience amé­ri­caine sur notre vieux conti­nent. Ni ses racines ni ses rai­sons pro­fon­dé­ment euro­péennes ne sont plus consi­dé­rées. Et pour­tant, en dehors de la sym­pa­thie amé­ri­caine et du dan­ger d’un Empire sovié­tique qui a trans­for­mé plus du tiers de l’Europe en « colo­nies », il y a des causes internes et per­ma­nentes qui font que les Euro­péens doivent pen­ser Europe et ne peuvent se limi­ter à pen­ser Nations et Empires. Adrien Turel dans sa belle bio­gra­phie de Mau­rice de Saxe (« Dein Werk soll deine Hei­mat sein », Bücher­gilde, Zurich, 1942) écrit : « Si un groupe de puis­sances se trouve vivre sous le signe d’une même com­mu­nau­té de des­tin, comme les États euro­péens de l’Ancien Régime, les­dites puis­sances peuvent certes se vaincre les unes les autres ; cela ne change rien au fait qu’elles sont toutes soli­daires de la même courbe du sort. Sur un bateau en train de cou­ler, deux marins peuvent assu­ré­ment se battre entre eux. L’un, même, peut en venir à étran­gler l’autre ; mais cela ne change rien au fait que tous deux, le vain­queur et le vain­cu, sont en train de faire nau­frage en même temps. » (p. 367).

Après deux guerres mon­diales qui pour l’Europe ont eu cet aspect de ruine com­plé­men­taire et soli­daire, il me semble évident que le natio­na­lisme est deve­nu en Europe cet « Ancien Régime », ce cadre où rien ne reste pos­sible qu’une riva­li­té qui conduit au « sui­cide col­lec­tif de l’Europe ». Lorsque M. Dulles, dans des décla­ra­tions sans doute cho­quantes par la forme mais bien moins par le fond, a par­lé du « goût euro­péen pour le sui­cide », j’ai pen­sé à ce texte d’un écri­vain euro­péen plu­tôt qu’à n’importe quelle cir­cons­tance for­tuite et « coïn­ci­den­tielle » de la stra­té­gie amé­ri­caine. Ceux qui pen­saient Europe avant que le Dépar­te­ment d’État eût décou­vert la for­mule conti­nue­ront à pen­ser Europe même si l’Amérique se repliait sur une stra­té­gie péri­phé­rique, com­pre­nant l’Espagne de Fran­co, et rem­pla­çait la concep­tion d’une soli­da­ri­té d’institutions libé­rales par une vue pure­ment mili­taire et « prag­ma­tique ». Telle est la mesure et la limite d’une « coïn­ci­dence » qui vous choque.

2. Fal­lait-il abor­der la construc­tion d’une com­mu­nau­té euro­péenne par le biais de l’armée com­mune ? C’était sans doute le biais le plus mau­vais, le plus mal­chan­ceux. Mais la guerre de Corée a pré­ci­pi­té cette évo­lu­tion regrettable.

Elle a prou­vé la pré­sence d’un dan­ger d’agression mili­taire en cas de dés­équi­libre appa­rent des forces ; les com­mu­nistes eux-mêmes ont alors évo­qué l’Allemagne comme « l’autre Corée ». Or, devant la mili­ta­ri­sa­tion pous­sée de la zone sovié­tique et la démi­li­ta­ri­sa­tion de l’Allemagne occi­den­tale, un dés­équi­libre de même nature se créait. D’autre part, la Corée a prou­vé l’importance des moyens tra­di­tion­nels de guerre, de l’infanterie clas­sique, alors que jusque-là tout le monde rai­son­nait plu­tôt en termes de guerre ato­mique et apo­ca­lyp­tique. Cela a modi­fié les concep­tions sur la néces­si­té et la pos­si­bi­li­té de défendre l’Europe – et il est natu­rel que cette défense sup­pose la par­ti­ci­pa­tion des « défen­dus » eux-mêmes. Comme le Pacte atlan­tique est né d’initiatives euro­péennes (on l’oublie sou­vent), la pres­sion ten­dant à faire por­ter l’effort de la com­mu­nau­té euro­péenne d’abord sur le plan mili­taire est due en bonne part – ce fait est le plus sou­vent igno­ré – à l’insistance des ministres de la défense des États Bene­lux, donc encore de l’Europe. Le géné­ral Eisen­ho­wer avait consi­dé­ré que la com­mu­nau­té poli­tique devait logi­que­ment pré­cé­der l’armée euro­péenne. Il est vrai que sans la pres­sante insis­tance amé­ri­caine et la pers­pec­tive d’un réar­me­ment pré­ci­pi­té de l’Allemagne, la France n’aurait pas éla­bo­ré le plan Ple­ven, qui reste la base de la CED et que l’Assemblée natio­nale vota à une large majo­ri­té. Des ministres fran­çais qui connurent de près les réa­li­tés mili­taires, comme M. Ple­ven et M. Teit­gen, en res­tent d’ailleurs des par­ti­sans convaincus.

Néan­moins, direz-vous, ce n’est pas notre rôle d’entrer dans des consi­dé­ra­tions tac­tiques ou tech­niques dans ce domaine. D’accord. Mais à étu­dier la ten­dance des attaques conju­guées diri­gées contre la CED, vous trou­ve­rez qu’elles ne sont presque jamais tac­tiques ou tech­niques mais, comme l’était la lutte contre le « plan Schu­man », un aspect de l’opposition à « toute » phase, à « tout » aspect de la com­mu­nau­té euro­péenne. L’hostilité contre la CED part de la convic­tion qu’il ne faut faire aucun effort d’imagination par­ti­cu­lier pour dépas­ser les condi­tions d’anarchie et de riva­li­té « bal­ka­ni­santes » de la der­nière frange de l’Europe non tota­li­taire et de la per­sua­sion que la menace sovié­tique a dis­pa­ru avec Sta­line. Or ces deux pré­misses ne mènent pas comme on le pré­tend à une Europe « nor­ma­li­sée », mais à une déca­dence. Faute de pour­suivre la créa­tion de l’Europe, d’un début d’Europe, plu­sieurs nations de ce qui reste d’une Europe rela­ti­ve­ment libre peuvent deve­nir satel­lites ou natio­na­listes extrêmes, ou com­bi­ner ces deux ten­dances tota­li­taires, et cela assez rapi­de­ment. C’est de cela, et non de telle ou telle moda­li­té de la CED, qu’il s’agissait dans le texte en question.

Je vous remer­cie de m’avoir si ami­ca­le­ment don­né l’occasion de le pré­ci­ser et m’excuse d’en avoir, plus que pro­fi­té, abusé.

Fidè­le­ment vôtre
[/​François Bondy/]

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