La Presse Anarchiste

Correspondance

[(À la suite de la triple pré­sen­ta­tion de son ouvrage « le Dis­cours de la der­nière chance », publiée dans le pré­cé­dent numé­ro de « Témoins », Paul Ras­si­nier nous a fait par­ve­nir la lettre suivante :)]

[/​Mâcon, le 31 mars 1954./]
Mon cher Samson,

Je sup­pose qu’ayant don­né, dans votre der­nier numé­ro, un compte ren­du de mon « Dis­cours de la der­nière chance », vous ne ver­rez aucun incon­vé­nient à publier ces quelques obser­va­tions amicales.

I. Il y a quelques années, j’ai écrit sous le titre « Le Men­songe d’Ulysse » un ouvrage qui a été por­té à la connais­sance du public par les trois quarts des jour­naux fran­çais, sous le titre « La légende des camps de concentration ».

Je ne m’en suis pas éton­né : les jour­naux en ques­tion étaient dans le camp d’en face et, au lieu de citer objec­ti­ve­ment, ils inter­pré­taient. Or, quand on interprète…

L’an der­nier, j’écris « le Dis­cours de la der­nière chance » pré­ci­sé­ment pour ten­ter de démon­trer qu’aucune voie ne conduit au salut qui ne pro­pose d’abord une trans­for­ma­tion totale des struc­tures du monde à par­tir d’autres impé­ra­tifs. Che­min fai­sant, j’écris :

« Aujourd’hui les accords de Yal­ta et de Pots­dam mettent de nou­veau à la dis­po­si­tion des démo­cra­ties bour­geoises, c’est-à-dire d’un peu moins de la moi­tié de la popu­la­tion du globe, les quatre cin­quièmes à peu près des richesses dis­po­nibles, tan­dis que le cin­quième res­tant est affec­té aux États tota­li­taires, c’est-à-dire à l’autre moi­tié. On ne sau­rait sou­te­nir que cette répar­ti­tion soit équi­table. Et il fau­drait être tota­le­ment dému­ni de sens pour par­ler de coexis­tence paci­fique des deux blocs dans ces condi­tions : la moi­tié frus­trée ne cesse de mon­ter à l’assaut de la moi­tié gras­se­ment nan­tie, et, si cette der­nière s’obstine à gar­der ses avan­tages, imman­qua­ble­ment, nous aurons la guerre ».

C’est la consta­ta­tion d’un fait indis­cu­table qui se pro­duit et ne peut ces­ser de se répé­ter, dans le cadre des struc­tures nouvelles.

Là-des­sus, vous écri­vez que je reprends « la thèse du repar­tage mon­dial » et « res­sus­cite la vieille que­relle des frus­trés et des nantis ».

Votre inter­pré­ta­tion est, certes, moins cava­lière que celle des trois quarts des jour­naux fran­çais à pro­pos du « Men­songe d’Ulysse », mais, venant d’un ami, elle m’est beau­coup plus sen­sible. J’ai peur que vous n’ayez lu un peu hâti­ve­ment « le Dis­cours de la der­nière chance » et ce qui me fait vous le dire, c’est que, quelques lignes plus haut, vous écri­vez que, dans « L’Impérialisme der­nière étape du capi­ta­lisme », Lénine « admet le prin­cipe de la guerre mon­diale ». Or, rien non plus n’est si loin de la vérité.

II. Il est natu­rel que m’ayant prê­té l’intention de res­sus­ci­ter la que­relle des « frus­trés et des nan­tis », vous en dédui­sez que je pro­pose aux seconds de faire des conces­sions aux pre­miers : sur un rai­son­ne­ment qui est faux dès le départ, toutes les construc­tions de l’esprit sont per­mises et les plus invraisemblables.

Sur ce point, il est pos­sible à André Pru­nier de me clouer au pilo­ri et d’écrire ; « Dans ces condi­tions, tout sup­plé­ment ou com­plé­ment d’espace vital ou de richesses natu­relles accor­dé aux États tota­li­taires serait sans effet modé­ra­teur quel­conque sur leur poli­tique et ne ferait qu’accélérer le carac­tère guer­rier de leurs revendications. »

« Four­nir au mili­ta­risme pan­so­vié­tique, pour l’apaiser », ce qui peut lui man­quer encore de pétrole, d’acier, d’uranium, etc. (ce sont là, avant tout ses exi­gences en « matières pre­mières ») serait bien joli, comme geste… Mais je crois que cette façon d’égaliser les « richesses natu­relles » pri­ve­rait trop évi­dem­ment les hommes (sovié­tiques et occi­den­taux) de leur der­nière chance de ne pas finir leurs jours par les soins du napalm, des tanks, des bombes H et autres armes moderne de la révo­lu­tion mon­diale tota­li­taire, dont l’URSS par­tage si glo­rieu­se­ment le secret avec les USA – ou par ceux du NKVD-MVD, dont l’efficacité est encore aujourd’hui sans concurrence. »

Ou à vous :

«… ledit sixième du globe est deve­nu tout le bloc rus­so-chi­nois. Com­ment admettre, dans ces condi­tions, que la misère qui ne cesse d’y affli­ger les masses a son ori­gine dans une insuf­fi­sance de ter­ri­toire et de res­sources de toute sorte ? Nous savons bien que la racine du mal est ailleurs, et s’il est tout natu­rel que la bureau­cra­tie au pou­voir aime mieux par­ler d’autre chose, dénon­cer par exemple à ceux qu’elle frustre les nan­tis d’en face, un homme comme Ras­si­nier est vrai­ment trop bon de s’employer à lui four­nir tous les meilleurs argu­ments qu’il croit avoir trou­vés en la matière. »

Le mal­heur, c’est que je n’ai jamais pro­po­sé cela et que, par consé­quent, ces obser­va­tions ne s’adressent pas à moi.

Je vous dirai cepen­dant que j’admire cette façon de rai­son­ner qui pos­tule un blo­cus effec­tif du bloc rus­so-chi­nois par les États atlan­tiques. Ici, c’est Robert Proix qui vous a répon­du par avance :

« Le libé­ra­lisme occi­den­tal, en ver­tu même des prin­cipes sur les­quels il est éta­bli, est abso­lu­ment inca­pable d’interdire le tra­fic, sur les routes du globe, des maté­riels théo­ri­que­ment pro­hi­bés, à plus forte rai­son des matières « libé­ra­le­ment exploi­tées ». Si M. de Roth­schild se refuse à pro­cu­rer du nickel à M. Mal­en­kow, nous nous dou­tons bien que cer­tains inter­mé­diaires bat­tant pavillon neutre se chargent de le faire. Et ain­si de toutes les « four­ni­tures stratégiques ».

Dans le cas où cette réponse ne vous suf­fi­rait pas, je me per­mets de vous ren­voyer à cette dépêche de l’AFP, en date du 6 mars dernier :

« Washing­ton, 6 mars (AFP). – Le pré­sident Eisen­ho­wer a ordon­né hier la conti­nua­tion de l’aide amé­ri­caine au Dane­mark, à la France, à l’Italie, à la Nor­vège et à la Grande-Bre­tagne, bien que ces pays aient expor­té cer­tains pro­duits d’importance stra­té­gique au-delà du rideau de fer. »

Aux conces­sions dont vous me prê­tez gra­tui­te­ment l’intention, vous ripos­tez par le blo­cus que vous sup­po­sez réa­li­sé et vous tom­bez dans le piège : le blo­cus n’existe pas, n’a jamais exis­té et ne peut pas exis­ter, – même pas pen­dant la guerre à laquelle il conduit et qui a pour mis­sion de le par­ache­ver et de le faire respecter.

Je four­nis aux Russes « les meilleurs argu­ments », dites-vous, et je suis « bien bon », mais Eisen­ho­wer est meilleur que moi qui leur four­nit les choses.

Et que dire de vous qui lui per­met­tez de conti­nuer en lui fai­sant confiance ?

Ne croyez-vous pas qu’il serait plus indi­qué de me suivre hors des struc­tures actuelles comme je le fais dans « le Dis­cours de la der­nière chance » ? Cela vous évi­te­rait au moins de ne pas faire des « conces­sions » aux Amé­ri­cains sous pré­texte de refu­ser aux Russes, celles, qu’un peu légè­re­ment vous m’accusez de vou­loir faire aux Russes.

III. Je vou­drais encore vous dire ceci : lorsque André Pru­nier écrit qu’«il ne croit pas à la jus­tice entre nations, c’est-à-dire entre États sou­ve­rains » , je suis d’accord avec lui, mais, s’il ajoute qu’«il croit à l’équilibre pro­vi­soire entre nations » je ne le suis plus, cet équi­libre n’étant jamais que de façade. De toutes façons, c’est faire une sin­gu­lière conces­sion au capi­ta­lisme dans son ensemble que de rame­ner nos dis­cus­sions sur le plan de cette grue méta­phi­sique qu’est « le droit natio­nal » et de pour­suivre sa recherche. Or, si on se donne pour mis­sion de pri­ver « les États natio­naux le plus pos­sible de la sou­ve­rai­ne­té et de la pro­prié­té en trans­fé­rant celle-ci aux indi­vi­dus sans dis­tinc­tion de race ou de lieu d’origine, de façon à assu­rer de plus en plus à tous les vivants les mêmes droits d’accès per­son­nel ou fami­lial à la pos­ses­sion du sol et au bon usage de ce qui s’y trouve », on ne peut, en fin de course, man­quer d’aboutir à une sou­ve­rai­ne­té éta­tique et, par voie de consé­quence, à un droit natio­nal. La pro­prié­té n’est pas un pro­blème de « trans­fert » mais un pro­blème de « sup­pres­sion » et c’est le thème cen­tral du « Dis­cours de la der­nière chance ».

Il est bien évident que, déve­lop­pant ce thème, je ne pou­vais me dis­pen­ser d’analyser les struc­tures actuelles et, dans le cadre de ces struc­tures, le com­por­te­ment des indi­vi­dus, des classes et des États. Votre erreur a été de prendre, dans cette ana­lyse, des consta­ta­tions de fait – l’une d’entre elles par­ti­cu­liè­re­ment – pour des jus­ti­fi­ca­tion et de me les impu­ter. Elle ne sera pas grave si vous vou­lez bien – ce dont d’ailleurs je ne doute pas – me per­mettre de la répa­rer dans vos colonnes.

Dans cet espoir, veuillez me croire bien fra­ter­nel­le­ment vôtre

[/​Paul Ras­si­nier/​]

Tout en remer­ciant Paul Ras­si­nier du ton si ami­cal de sa réplique, et en lais­sant essen­tiel­le­ment au lec­teur le soin de juger par lui-même le fond du débat, nous croyons pou­voir nous per­mettre de faire suivre la lettre de notre cama­rade de deux obser­va­tions seule­ment, que voici :

1. Lorsque, de nos jours, on ouvre un livre trai­tant de la « der­nière chance » de sau­ver la paix, l’on s’attend à une étude concrète du pro­blème comme il se pose hic et nunc, dans le monde tel qu’il est. Il n’est pas impos­sible, dès lors, que nous ayons quelque peu méri­té le reproche d’avoir lu trop vite l’ouvrage de Ras­si­nier. Mais lui-même n’a‑t-il pas, ose­rons-nous deman­der, choi­si son titre… un peu vite ? S’il avait essen­tiel­le­ment dans l’idée de nous mon­trer que ce monde-ci ne peut être pré­ser­vé de la guerre qu’à la condi­tion de subir une trans­for­ma­tion totale, donc de ne plus être ce qu’il est, ce n’est pas nous qui, sur le plan de l’absolu, en dis­con­vien­drions, – mais il fal­lait le dire ! S’il s’agit non de la paix, mais de la sub­ver­sion géné­rale qui en serait peut-être la condi­tion (nous disons bien peut-être, car nous sommes payés pour savoir que les révo­lu­tions, même « sociales », ne sont pas néces­sai­re­ment paci­fiques), on aurait répon­du à Ras­si­nier : nous, on veut bien. Mais com­ment ? Faute de résoudre la ques­tion de ce com­ment, il y a toutes les pro­ba­bi­li­tés que la der­nière chance dont nous parle notre ami soit, par rap­port à l’humanité tout entière, une chance… posthume.

2. Que d’autre part Ras­si­nier prenne garde à ne pas suivre lui-même la méthode qu’il croit pou­voir nous repro­cher, en nous prê­tant des argu­ments qui n’ont jamais été les nôtres. Il se peut que nous ayons eu tort d’estimer qu’à ses yeux le pro­blème de la sau­ve­garde de la paix rési­dait dans une nou­velle répar­ti­tion des richesses du monde. Mais nous n’avons en aucune façon, quant à nous, pro­po­sé le « blo­cus ». Loin de tom­ber dans le piège en croyant à la réa­li­té du blo­cus en ques­tion – ou plu­tôt pas en ques­tion – nous savons fort bien qu’il n’est jamais par­fait, que, par exemple et heu­reu­se­ment, lorsque les Russes ont essayé de réa­li­ser celui de Ber­lin, il fut bel et bien bri­sé par ces puis­sances « capi­ta­listes » aux­quelles, du reste, nous sommes loin de faire autant confiance que Ras­si­nier l’imagine. Non sans tou­te­fois nous féli­ci­ter que la plus grande puis­sance tota­li­taire actuelle, en dépit des fuites for­cé­ment inévi­tables de maté­riel stra­té­gique, doive cepen­dant éprou­ver quelques dif­fi­cul­tés (rela­tives) à s’en pro­cu­rer autant qu’il lui en fau­drait pour trans­for­mer le reste du monde en une col­lec­tion de Tché­co­slo­va­quie et autres satellites.

[|* * * *|]

D’autre part, Gas­ton Leval, dont notre article sur « Actuelle II » d’Albert Camus évo­quait la dis­cus­sion avec celui-ci quant au juge­ment, nihi­liste ou non, de Bakou­nine sur la science, nous a écrit :

[/​Le 20 avril 1954,/]

Cher cama­rade,

Robert Proix m’avait signa­lé, il y a quelque temps, qu’il était ques­tion de ma réponse à Albert Camus dans une de vos notes publiées par le no 3 – 4 de votre revue. J’ai trou­vé ce que vous avez écrit. Per­met­tez-moi de vous dire que j’ai lu étu­dié, ana­ly­sé Bakou­nine avec assez de fer­veur pour ne pas défor­mer sa pen­sée et pour ne pas écrire sur lui ce que je ne peux prouver.

D’après ce que vous écri­vez, vous jugez de l’attitude de notre grand pré­dé­ces­seur selon ce que Brup­ba­cher en a écrit. J’ai lu la pré­face de la « Confes­sion ». Brup­ba­cher a rete­nu des phrases iso­lées qui ren­forcent sa propre posi­tion devant la tech­nique, la tech­no­cra­tie et la science oubliant la liber­té. Mais il est abso­lu­ment inexact que cela soit la pen­sée et l’attitude de Bakou­nine inté­grales devant la science. Ni que celui-ci ait jamais été le contemp­teur de la science. Par­ler de berg­so­nisme dans le cas de Bakou­nine, c’est par trop for­cer les choses.

Camus, du reste, a pu s’en convaincre par la lec­ture de mon manus­crit sur « La pen­sée de Bakou­nine », où j’ai écrit un cha­pitre sur cette ques­tion. Si vous aviez vrai­ment étu­dié Bakou­nine, vous n’auriez pas écrit ce que vous avez publié. Et il est regret­table que tant de cama­rades, fai­sant cho­rus avec nos adver­saires, entre­tiennent, quoique dans des inten­tions dif­fé­rentes, des légendes qui contri­buent à ce que l’on ignore la véri­table pen­sée d’un homme qui a été loin d’être le fan­tai­siste que trop de com­men­ta­teurs pré­tendent, et qui est tout autre chose que ce que vous pré­ten­dez vous-même.

Saluts liber­taires.
[/​Gaston Leval/​]

Je ne nie pas que, ces der­nières années, j’ai sur­tout fré­quen­té Bakou­nine à tra­vers les tra­vaux que Brup­ba­cher lui a consa­crés. Mais il ne s’agit pas seule­ment en l’espèce des quelque trente pages de la pré­face de Brup­ba­cher à la « Confes­sion », mais en outre de son ouvrage sur Marx et Bakou­nine, dont j’ai tra­duit les cha­pitres essen­tiels pour les joindre au recueil en fran­çais des écrits bru­pa­ché­riens qui, sous le titre de « Socia­lisme et liber­té » paraî­tra cet automne à La Bacon­nière. Tout en ne dou­tant pas un ins­tant que Leval a étu­dié avec sérieux et conscience les œuvres de Bakou­nine, je suis d’autre part non moins per­sua­dé que, dans ses recherches sur le grand Russe, Brup­ba­cher n’a pas, fidèle en cela à son hon­nê­te­té d’esprit cou­tu­mière, appor­té moins de conscience et de sérieux, d’autant plus que, loin de cher­cher en Bakou­nine de quoi ren­for­cer l’antiscientisme que Leval paraît attri­buer au méde­cin zuri­chois, celui-ci aurait eu bien plu­tôt faci­le­ment ten­dance à exa­gé­rer les ver­tus de l’esprit ratio­na­liste et scien­ti­fique, tout à fait selon la tra­di­tion, dont il est même per­mis de pen­ser qu’elle lui res­ta long­temps presque trop exclu­si­ve­ment chère, des Ency­clo­pé­distes. Au reste, comme je l’ai écrit à Leval, « Témoins » se féli­ci­te­rait d’accueillir les remarques et cri­tiques, assu­ré­ment des plus qua­li­fiées, dont il pour­rait croire utile de s’employer à don­ner de Bakou­nine une image, selon lui, conforme à la réa­li­té [[Gas­ton Leval nous a fait entre-temps l’amitié de nous adres­ser de son livre, le cha­pitre rela­tif à cette ques­tion, et qui paraî­tra dans notre pro­chain cahier sous le titre de « Bakou­nine et la science ».]]. Qu’il ne croie pas, d’ailleurs, ajou­te­rai-je dès main­te­nant, que Brup­ba­cher ni moi voyions en Bakou­nine un « fan­tai­siste ». Le génie bakou­ni­nien est d’une bien autre ordre de gran­deur. D’un ordre de gran­deur qui – c’est le fait pré­ci­sé­ment de cer­tains hommes de génie, pour ne pas dire de tous – échappe aux strictes clas­si­fi­ca­tions. À telles enseignes que si Camus, en effet, a recon­nu (v. « Actuelles II ») le bien-fon­dé des objec­tions que lui adres­sait Leval, il ne m’en écri­vit pas moins, à pro­pos de ce que je lui avais expo­sé quant au sen­ti­ment de Bakou­nine sur « la science » consi­dé­rée comme une ins­tance « auto­ri­taire » : ce que vous dites est vrai. – Cela dit, j’accorderai à Leval que, même dans sa longue étude sur Bakou­nine et Marx, Brup­ba­cher, dans sa légi­time pro­tes­ta­tion contre l’idolâtrie de la science chez le second, aura été por­té à mettre, par oppo­si­tion, l’accent, en ce qui concerne Bakou­nine, sur la spon­ta­néi­té de celui qu’il appe­lait le « démon de la révolte », terme qui, bien enten­du, aux yeux de Brup­ba­cher, repré­sen­tait le plus grand des com­pli­ments. A‑t-il for­cé les choses ? Pos­sible que, textes en main, l’on puisse le démon­trer ; mais, révo­lu­tion­naire et psy­cho­logue, Brup­ba­cher savait aus­si lire les textes entre les lignes. C’est dan­ge­reux, mais quel­que­fois indis­pen­sable, sur­tout lorsqu’il s’agit d’un de ces êtres qui, comme Bakou­nine – le Bakou­nine de la liber­té incon­di­tion­nelle et celui du pro­gramme archi-auto­ri­taire de la révo­lu­tion de Prague – furent comme le point de ren­contre, le car­re­four de la plus haute foi sociale et de l’esprit de des­truc­tion. À Leval, donc, quand il le vou­dra, de nous dire s’il pense que je – ou plu­tôt que Brup­ba­cher se trom­pait. – Mais il y a un point sur lequel je lui don­ne­rai tout de suite rai­son. Non, il n’était pas très heu­reux de ma part de par­ler de berg­so­nisme (avant la lettre) à pro­pos de Bakou­nine, tant pour la com­pré­hen­sion du vrai Bakou­nine que pour celle du vrai Berg­son, J’aurais mieux fait de par­ler d’un cer­tain roman­tisme. Ce qui, au fait, n’implique pas, oh ! pas du tout, néces­sai­re­ment condamnation.

[|* * * *|]

His­toire de rire un brin, repro­dui­sons enfin l’aimable pou­let que voi­ci, déclen­ché par l’article de notre ami Fon­tol sur « L’École du Suicide » :

[/​Paris, le 23 mars 1954,/]

Mon­sieur Robert Proix

211, rue Saint-Maur

Paris

Mon­sieur,

Vous m’obligeriez en m’épargnant de rece­voir votre revue « Témoin » (sic) –

J’ai hor­reur du confor­misme de gauche. J’ai hor­reur de la mal­hon­nê­te­té, de la gros­siè­re­té d’esprit dont témoigne par exemple l’article d’un cer­tain Fon­tol sur mon Abellio.

Je n’ai rien à faire avec les faux témoins de mon temps et je n’aime pas que l’on glisse n’importe quoi sous ma porte.

[/​Louis Pau­wels/​]

Fon­tol, à qui nous avons com­mu­ni­qué ces lignes empreintes de tant de grâce nous a adres­sé le billet suivant :

Cher vieux faux témoin de mon cœur,

Ça nous appren­dra. Ça m’apprendra sur­tout, à moi, à faire l’autopsie des sui­ci­dés lit­té­raires. Mais dis, est-ce que ce M. Pau­wels n’a pas récem­ment publié un ouvrage, qui a fait quelque bruit, sur cer­tain voyant ou thau­ma­turge du nom de Gurd­jeff, jadis son maître ? Je me demande cela parce que l’idée de clas­ser « Témoins » sous la rubrique du confor­misme est si rigo­lote qu’on a envie de crier à l’extra-lucide. À moins, mais je crains ce disant de tom­ber encore dans le péché de gros­siè­re­té, que, si j’en crois cer­tains bruits qui courent, « un cer­tain » Pau­wels ne risque par­fois de confondre le don de voyance avec le petit mal­heur, ou bon­heur, de voir double, – Mais c’est déjà trop lon­gue­ment s’entretenir de ses humeurs.

Salut et fraternité.
Fon­tol

La Presse Anarchiste