La Presse Anarchiste

L’Évangile et l’argent

Tous les jour­naux pro­tes­tants ont par­lé des confé­rences pas­to­rales qui eurent lieu à Paris, pen­dant la der­nière semaine d’a­vril, et du très inté­res­sant tra­vail de M. le pas­teur Foul­quier sur ce déli­cat et périlleux sujet : l’É­van­gile et l’Argent.

La dis­cus­sion s’est enga­gée sur les deux points sui­vants : 1O Jésus réclame-t-il de tous ses dis­ciples le sacri­fice des richesses ? 2O Jésus com­bat-il le droit à la pro­prié­té ? Et, à ces deux ques­tions, M. Foul­quier a répon­du affir­ma­ti­ve­ment, en se basant prin­ci­pa­le­ment sur ces paroles du Christ : « Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. Ne vous amas­sez pas des richesses sur la terre. Qui­conque ne renonce pas à tout ce qu’il pos­sède ne peut être mon dis­ciple ».

Il paraît, chose peu éton­nante d’ailleurs, que le pas­teur d’Au­teuil a eu des contra­dic­teurs, qui, armés, eux aus­si, de la lettre évan­gé­lique, ont, je ne dirai pas com­plè­te­ment chan­gé, mais consi­dé­ra­ble­ment atté­nué la por­tée pra­tique des textes ci-dessus.

Un fait cer­tain, c’est qu’aucun des dis­ciples de Jésus ne pos­sé­dait la moindre pro­prié­té. Ils avaient tout quit­té pour suivre Celui qui, lui-même, n’a­vait pas une pierre en propre pour y repo­ser sa tête ; et nul d’entre eux, sauf le concus­sion­naire et traître Judas, ne son­geait à s’enrichir.

Mais ce qui est éga­le­ment cer­tain, c’est qu’en ce temps-là les condi­tions qui régis­saient le droit de pro­prié­té et la for­ma­tion des richesses par­ti­cu­lières n’é­taient pas ce qu’elles sont de notre temps. Oh ! je ne veux pas dire que ces condi­tions soient, de nos jours, exemptes de toute cri­tique. Je fais, au contraire, sur ce point, les plus sévères réserves. Mais je demande ce que les moyens d’ac­qué­rir la richesse devaient être du temps du Jésus, pour qu’il les qua­li­fiât, d’in­justes, et pour qu’il décla­rât le pas­sage d’un cha­meau par le trou d’une aiguille plus facile que l’en­trée d’un riche dans le royaume de Dieu ? Il est évident qu’a­lors la richesse avait géné­ra­le­ment, sinon tou­jours, une source inique. C’é­tait, on tout cas, l’o­pi­nion qu’ex­pri­mait très éner­gi­que­ment l’a­pôtre saint Jacques quand il s’é­criait « Riches… vos richesses sont pour­ries… le salaire des ouvriers qui ont mois­son­né vos champs, et dont vous les avez frus­trés, crie… Vous avez vécu, dans les volup­tés et dans les délices sur la terre, et vous vous êtes ras­sa­siés comme en un jour de sacri­fice. Vous avez condam­né et mis à mort le juste, qui ne vous résis­tait point ».

Et, plus tard, quand le Chris­tia­nisme, bien que ne voyant déjà plus chez tous ses repré­sen­tants la même indé­pen­dance que chez les apôtres, n’é­tait cepen­dant pas encore deve­nu, sous le nom usur­pé de Catho­li­cisme, reli­gion d’É­tat et, par suite, un ins­tru­ment de règne et de domi­na­tion, une police sociale pour sau­ve­gar­der les pri­vi­lèges des riches et des puis­sants, n’en­ten­dons-nous pas la voix des plus illustres pères de l’É­glise s’é­le­ver pour flé­trir la richesse, consi­dé­rée non en elle-même, mais dans les condi­tions contem­po­raines de son acquisition ?

« Connais­sez-vous, dit l’un d’eux, des gens deve­nus riches, sans que l’i­ni­qui­té et le vol ne soient pour quelque chose dans l’ac­qui­si­tion de leur pos­ses­sion ? Il est à peu près impos­sible que la richesse puisse s’ac­qué­rir sans qu’elle soit accom­pa­gnée de toutes sortes de crimes et d’actes immo­raux. Vou­lez-vous deve­nir riche ? Au préa­lable ren­dez-vous aptes au men­songe, au vol, à la fraude, à l’a­dul­tère même si cela est utile. C’est la concu­pis­cence qui peuple les mers de pirates, les cam­pagnes de bri­gands et les vil­lages de voleurs, la terre entière de ravis­seurs de toute espèce. Intrigues, rapines, men­songes, faux témoi­gnages, fraude, cruau­té, etc., on ne recule devant aucune de ces néces­si­tés infâmes pour satis­faire de sor­dides incli­na­tions. C’est ain­si qu’on spo­lie les pauvres, qu’on opprime le mal­heu­reux, et que l’on n’é­pargne ni la veuve ni l’or­phe­lin ».

― O ―

En l’an dé grâce 1901, ces invec­tives si viru­lentes contre les riches pour­raient paraître dépla­cées. Car il n’est pas dou­teux que, pré­sen­te­ment, les lois et condi­tions qui pré­sident à la for­ma­tion des grandes for­tunes indi­vi­duelles ne sont pas telles, qu’il soit abso­lu­ment impos­sible que quel­qu’un devienne riche, et même très riche, autre­ment que par les moyens cri­mi­nels qui étaient en usage il y a quinze ou vingt siècles.

Sup­po­sons, par exemple, qu’une bonne âme mil­lion­naire d’A­mé­rique ou d’ailleurs, en se voyant sur le point d’al­ler rendre ses comptes-là haut, se mette dans l’es­prit de m’en­le­ver tout sou­ci pour le pain du len­de­main, et, pour cela, me lègue quelques cen­taines de mille francs. Pour­rait-on, si j’ac­cep­tais ce legs, m’ap­pli­quer les paroles de Saint-Jacques ? Aurait-on le droit de me mettre au même rang que ceux qui se sont cri­mi­nel­le­ment enri­chis ? Et me ver­rais-je à cause de ma nou­velle condi­tion sociale, impi­toya­ble­ment exclu du royaume de Dieu ? Je ne le pense pas. Mais je m’empresse d’a­jou­ter que quoiqu’acquise par une voie aus­si légale que celle de l’hé­ri­tage, et alors même qu’elle serait le fruit de mon tra­vail per­son­nel, et non de celui d’au­trui, comme c’est, dit-on, le cas géné­ral de nos jours, ma richesse ne m’ap­par­tien­drait pas en propre. Je n’en serais pas le pro­prié­taire dans le sens don­né à ce mot par notre Code civil ; je n’en serais que l’é­co­nome, et Dieu son vrai pro­prié­taire. Et de là suit que je ne devrais dis­po­ser de cette richesse que de la manière dont Dieu vou­drait, et pas autrement.

Si donc Dieu me disait, comme au jeune homme riche dont parle l’É­van­gile :« vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres », je devrais, sans la moindre hési­ta­tion, obéir au com­man­de­ment du Sei­gneur ; et si, comme notre jeune homme, je n’o­béis­sais pas, je serais un éco­nome infi­dèle, un admi­nis­tra­teur indé­li­cat, un voleur du bien des pauvres.

Or, s’il est cer­tain que par l’exemple du jeune homme riche, (que de fois ne l’a-t-on pas rap­pe­lé dans les ser­mons) Jésus n’en­tend pas poser en prin­cipe uni­ver­sel le sacri­fice des richesses de la part de ses dis­ciples, et l’o­bli­ga­tion pour eux de ne pos­sé­der aucune pro­prié­té, il est éga­le­ment cer­tain, (bien qu’on ne le rap­pelle jamais dans les ser­mons) que Jésus ne peut recon­naître son vrai dis­ciple dans celui qui retient pour son usage et celui de sa famille plus que néces­saire, et qui ne dis­tri­bue pas tout le reste à ses frères indi­gents. Et qu’on ne me dise pas qu’une telle pres­crip­tion n’est pas for­mu­lée en toutes lettres dans l’É­van­gile, car je vous deman­de­rais ce que peut bien signi­fier cette parole qui, elle, se trouve dans l’É­van­gile : « Les avares n’hé­ri­te­ront pas le royaume de Dieu. » ? Croit-on que l’a­pôtre ait seule­ment vou­lu par­ler de cette sorte d’a­va­rice que le théâtre ridi­cu­lise ? N’est-il pas évident que dans sa pen­sée ces mots dési­gnent géné­ra­le­ment la pas­sion d’a­voir plus que le néces­saire et d’ac­croître égoïs­te­ment son capital ?

Je deman­de­rai aus­si l’ex­pli­ca­tion de ce com­man­de­ment de Dieu : « Tu aime­ras ton pro­chain comme toi-même », si l’on me sou­tient qu’un riche a le droit de gar­der son super­flu pour son usage propre et de l’ac­croître. tan­dis que tout autour de lui DES CRÉATURES HUMAINES MANQUENT DU NÉCESSAIRE ET QUE DES ŒUVRES INTÉRESSANT LE SALUT DES ÂMES SONT EN SOUFFRANCE ?

Il est vrai­ment humi­liant autant qu’é­trange, qu’on en soit encore à dis­cu­ter sur un tel point après dix-neuf siècles de Chris­tia­nisme ! Mais on a beau nous oppo­ser les plus sub­tils sophismes de la théo­lo­gie pha­ri­saïque, et ne prendre du cha­meau que les poils, afin qu’il puisse tout de même pas­ser par le trou d’une aiguille, il n’en reste pas moins éta­bli que je n’ac­com­plis pas la loi de Dieu, si, en dehors de ce qui m’est néces­saire à moi et à ma famille, je n’emploie pas toute ma richesse à secou­rir mes frères pauvres.

J’i­rai plus loin : je n’a­gis pas ain­si, c’est un signe cer­tain que je ne crois point. Ma pro­fes­sion de chris­tia­nisme, aus­si publique, aus­si reten­tis­sante qu’elle soit dans ma bouche ou dans mes écrits, est une pure illu­sion, si elle n’est pas un moyen, une tac­tique en vue d’un but humain quel­conque à atteindre. Ce n’est pas la foi vivante dont parle l’É­van­gile ; et, j’ai beau sou­te­nir le contraire, lan­cer l’a­na­thème à ceux qui ne prennent pas au sérieux mes pro­tes­ta­tions, mes actions démentent mes paroles.

Jean-Bap­tiste Henry 

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