La discussion s’est engagée sur les deux points suivants : 1O Jésus réclame-t-il de tous ses disciples le sacrifice des richesses ? 2O Jésus combat-il le droit à la propriété ? Et, à ces deux questions, M. Foulquier a répondu affirmativement, en se basant principalement sur ces paroles du Christ : « Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. Ne vous amassez pas des richesses sur la terre. Quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple ».
Il paraît, chose peu étonnante d’ailleurs, que le pasteur d’Auteuil a eu des contradicteurs, qui, armés, eux aussi, de la lettre évangélique, ont, je ne dirai pas complètement changé, mais considérablement atténué la portée pratique des textes ci-dessus.
Un fait certain, c’est qu’aucun des disciples de Jésus ne possédait la moindre propriété. Ils avaient tout quitté pour suivre Celui qui, lui-même, n’avait pas une pierre en propre pour y reposer sa tête ; et nul d’entre eux, sauf le concussionnaire et traître Judas, ne songeait à s’enrichir.
Mais ce qui est également certain, c’est qu’en ce temps-là les conditions qui régissaient le droit de propriété et la formation des richesses particulières n’étaient pas ce qu’elles sont de notre temps. Oh ! je ne veux pas dire que ces conditions soient, de nos jours, exemptes de toute critique. Je fais, au contraire, sur ce point, les plus sévères réserves. Mais je demande ce que les moyens d’acquérir la richesse devaient être du temps du Jésus, pour qu’il les qualifiât, d’injustes, et pour qu’il déclarât le passage d’un chameau par le trou d’une aiguille plus facile que l’entrée d’un riche dans le royaume de Dieu ? Il est évident qu’alors la richesse avait généralement, sinon toujours, une source inique. C’était, on tout cas, l’opinion qu’exprimait très énergiquement l’apôtre saint Jacques quand il s’écriait « Riches… vos richesses sont pourries… le salaire des ouvriers qui ont moissonné vos champs, et dont vous les avez frustrés, crie… Vous avez vécu, dans les voluptés et dans les délices sur la terre, et vous vous êtes rassasiés comme en un jour de sacrifice. Vous avez condamné et mis à mort le juste, qui ne vous résistait point ».
Et, plus tard, quand le Christianisme, bien que ne voyant déjà plus chez tous ses représentants la même indépendance que chez les apôtres, n’était cependant pas encore devenu, sous le nom usurpé de Catholicisme, religion d’État et, par suite, un instrument de règne et de domination, une police sociale pour sauvegarder les privilèges des riches et des puissants, n’entendons-nous pas la voix des plus illustres pères de l’Église s’élever pour flétrir la richesse, considérée non en elle-même, mais dans les conditions contemporaines de son acquisition ?
« Connaissez-vous, dit l’un d’eux, des gens devenus riches, sans que l’iniquité et le vol ne soient pour quelque chose dans l’acquisition de leur possession ? Il est à peu près impossible que la richesse puisse s’acquérir sans qu’elle soit accompagnée de toutes sortes de crimes et d’actes immoraux. Voulez-vous devenir riche ? Au préalable rendez-vous aptes au mensonge, au vol, à la fraude, à l’adultère même si cela est utile. C’est la concupiscence qui peuple les mers de pirates, les campagnes de brigands et les villages de voleurs, la terre entière de ravisseurs de toute espèce. Intrigues, rapines, mensonges, faux témoignages, fraude, cruauté, etc., on ne recule devant aucune de ces nécessités infâmes pour satisfaire de sordides inclinations. C’est ainsi qu’on spolie les pauvres, qu’on opprime le malheureux, et que l’on n’épargne ni la veuve ni l’orphelin ».
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En l’an dé grâce 1901, ces invectives si virulentes contre les riches pourraient paraître déplacées. Car il n’est pas douteux que, présentement, les lois et conditions qui président à la formation des grandes fortunes individuelles ne sont pas telles, qu’il soit absolument impossible que quelqu’un devienne riche, et même très riche, autrement que par les moyens criminels qui étaient en usage il y a quinze ou vingt siècles.
Supposons, par exemple, qu’une bonne âme millionnaire d’Amérique ou d’ailleurs, en se voyant sur le point d’aller rendre ses comptes-là haut, se mette dans l’esprit de m’enlever tout souci pour le pain du lendemain, et, pour cela, me lègue quelques centaines de mille francs. Pourrait-on, si j’acceptais ce legs, m’appliquer les paroles de Saint-Jacques ? Aurait-on le droit de me mettre au même rang que ceux qui se sont criminellement enrichis ? Et me verrais-je à cause de ma nouvelle condition sociale, impitoyablement exclu du royaume de Dieu ? Je ne le pense pas. Mais je m’empresse d’ajouter que quoiqu’acquise par une voie aussi légale que celle de l’héritage, et alors même qu’elle serait le fruit de mon travail personnel, et non de celui d’autrui, comme c’est, dit-on, le cas général de nos jours, ma richesse ne m’appartiendrait pas en propre. Je n’en serais pas le propriétaire dans le sens donné à ce mot par notre Code civil ; je n’en serais que l’économe, et Dieu son vrai propriétaire. Et de là suit que je ne devrais disposer de cette richesse que de la manière dont Dieu voudrait, et pas autrement.
Si donc Dieu me disait, comme au jeune homme riche dont parle l’Évangile :« vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres », je devrais, sans la moindre hésitation, obéir au commandement du Seigneur ; et si, comme notre jeune homme, je n’obéissais pas, je serais un économe infidèle, un administrateur indélicat, un voleur du bien des pauvres.
Or, s’il est certain que par l’exemple du jeune homme riche, (que de fois ne l’a-t-on pas rappelé dans les sermons) Jésus n’entend pas poser en principe universel le sacrifice des richesses de la part de ses disciples, et l’obligation pour eux de ne posséder aucune propriété, il est également certain, (bien qu’on ne le rappelle jamais dans les sermons) que Jésus ne peut reconnaître son vrai disciple dans celui qui retient pour son usage et celui de sa famille plus que nécessaire, et qui ne distribue pas tout le reste à ses frères indigents. Et qu’on ne me dise pas qu’une telle prescription n’est pas formulée en toutes lettres dans l’Évangile, car je vous demanderais ce que peut bien signifier cette parole qui, elle, se trouve dans l’Évangile : « Les avares n’hériteront pas le royaume de Dieu. » ? Croit-on que l’apôtre ait seulement voulu parler de cette sorte d’avarice que le théâtre ridiculise ? N’est-il pas évident que dans sa pensée ces mots désignent généralement la passion d’avoir plus que le nécessaire et d’accroître égoïstement son capital ?
Je demanderai aussi l’explication de ce commandement de Dieu : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », si l’on me soutient qu’un riche a le droit de garder son superflu pour son usage propre et de l’accroître. tandis que tout autour de lui DES CRÉATURES HUMAINES MANQUENT DU NÉCESSAIRE ET QUE DES ŒUVRES INTÉRESSANT LE SALUT DES ÂMES SONT EN SOUFFRANCE ?
Il est vraiment humiliant autant qu’étrange, qu’on en soit encore à discuter sur un tel point après dix-neuf siècles de Christianisme ! Mais on a beau nous opposer les plus subtils sophismes de la théologie pharisaïque, et ne prendre du chameau que les poils, afin qu’il puisse tout de même passer par le trou d’une aiguille, il n’en reste pas moins établi que je n’accomplis pas la loi de Dieu, si, en dehors de ce qui m’est nécessaire à moi et à ma famille, je n’emploie pas toute ma richesse à secourir mes frères pauvres.
J’irai plus loin : je n’agis pas ainsi, c’est un signe certain que je ne crois point. Ma profession de christianisme, aussi publique, aussi retentissante qu’elle soit dans ma bouche ou dans mes écrits, est une pure illusion, si elle n’est pas un moyen, une tactique en vue d’un but humain quelconque à atteindre. Ce n’est pas la foi vivante dont parle l’Évangile ; et, j’ai beau soutenir le contraire, lancer l’anathème à ceux qui ne prennent pas au sérieux mes protestations, mes actions démentent mes paroles.
Jean-Baptiste Henry