Dans un des récents numéros de « La Table ronde », Alain Bosquet avait publié une chronique essayant de donner une définition de la poésie… indéfinissable qui lui paraît la seule possible aujourd’hui. Cette chronique, une très belle page d’ailleurs, nous ne l’avions pas lue, et c’est Gilbert Trolliet qui nous la signala. Très belle page d’un sourcier en quête des appels de l’avenir, mais aussi, nous a‑t-il semblé, d’un initié à l’on ne sait plus trop bien quelle mystique verbale, puisque, selon lui, l’unique poésie authentique serait désormais celle qui n’exprime plus ni le poète ni le monde, mais les invente, ou qui même ne les invente pas, mais seulement s’invente elle-même. Reprise, on le voit, sur un autre plan, de la thèse valéryenne de la poésie pure : tout ce qui est sentiment, pensée, tout ce qui est préexistant au verbe en acte, serait étranger à la poésie. Vue, assurément, qui a l’avantage de souligner la spécificité du phénomène poétique, si généralement ignorée de notre siècle béotien. Mais réduire la poésie à sa seule spécificité, n’est-ce pas la condamner à n’être plus qu’une des formes de la désintégration de l’homme, actuellement en voie, si l’on n’y prend garde, de dépasser en effets destructifs la déjà trop fameuse désintégration de la matière ? – Dès après lecture de la chronique en question, nous écrivions à Trolliet les lignes suivantes :
Mon cher Trolliet,
Non, je n’avais pas encore lu cette chronique d’Alain Bosquet, mais je me suis précipité sur la revue.
Tout d’abord, ce qui m’en a frappé, je dirais même heureusement étonné, c’est le sérieux, la conviction passionnée de l’homme. – Mais quant à la thèse centrale, je lui appliquerais bien volontiers, trop volontiers peut-être, la formule, citée par Bosquet lui-même, de Michaux :
« Même si c’est vrai, c’est faux. »
Entendez-moi bien. – Je ne songe pas, devant certaines formes particulièrement abstruses de la poésie moderne, à reprendre toutes les objections de Vildrac, par exemple, grand poète authentique pourtant. Je crois seulement – « même si c’est vrai » – que Bosquet et la plupart des contemporains qu’il cite ont le tort – « c’est faux » – de réduire la poésie à un seul de ses aspects : celui de recréer le monde et le poète.
Mon vieux, mais cela – « c’est vrai » – est de toute poésie, – est aussi dans toute poésie digne de ce nom. Ni – et voilà pourquoi je crie » c’est faux » – ni le monde ni Ronsard ou Racine ou Hugo ou Verlaine ne sont tout à fait les mêmes avant la naissance de l’œuvre et après. Le préexistant que Verlaine, Hugo, Racine, Ronsard et tous les autres expriment post-existe en poésie, sans être pour autant supprimé. Moins que de toute autre chose on peut dire de leurs œuvres accomplies ce que Valéry, pour re-citer Bosquet, écrivait en 1910 : « La défaite me désole, mais la victoire me supprime. » La poésie, c’est peut-être, aujourd’hui, la seule de nos armes qui nous donne la victoire en ne supprimant rien, – elle est moins victoire sur le réel que, outre réel elle-même, salvation de ce qu’elle y élit. (Voire aussi de ce qu’elle y condamne.) Elle est invention, création, certes, mais aussi permanence. En insistant sur les deux seuls premiers termes, la conception dont Bosquet se fait l’interprète justifie exclusivement les recherches problématiques, que j’admets qu’on ne rejette point, loin de là, mais nie implicitement tout ce qui n’est pas elles. Et « même si c’est vrai » pour elles, « c’est faux » quant à la poésie. Nos modernes par exclusivisme – et le mérite de Bosquet est de manger le morceau – me font penser à des cocaïnomanes. La noix de coca est précieuse. Mais la cocaïne qu’elle contient, si l’on se met à la prendre à l’état pur, nous en savons les effets. Et cette comparaison s’est surtout imposée à moi au fur et à mesure que les citations poétiques de Bosquet se rapprochaient de nous. Celles de Baudelaire, de Rimbaud (en partie) ne sont pas, pas encore pour des drogués. Mais la plupart des « évidences » qu’il emprunte à Saint-John Perse (sauf l’adorable des « perruches »), à Schéhadé, à Jouve, si fait. Décidément : « Même si c’est vrai, c’est faux. » [[Pour le dire autrement : Bosquet aurait vite fait de nous ramener – beaucoup de gens il est vrai n’en sont jamais sortis – à ce que Thierry Maunier appela si justement la critique terroriste. Or si je veux bien accueillir les découvertes (quand il y en a) d’un Saint-John Perse, d’un Jouve, je m’inscris en faux contre leur codification, qui tendrait à dénier, par exemple toute existence à un poète aussi parfaitement et spontanément poète que Lucienne Desnoues.]]
Très amicalement à vous, mon cher Trolliet.
[/J. P.