La Presse Anarchiste

Anecdotes, paradoxes, symboles

I. – Digne d’être signalé à l’Académie des inscriptions.

Dans ma ville natale, les per­sonnes âgées se sou­viennent encore qu’il y a une cin­quan­taine d’années, le hasard avait pla­cé côte à côte, en la rue prin­ci­pale, trois com­mer­çants qui se nom­maient res­pec­ti­ve­ment M. Desé­glises, M. Lelong et M. Fau­chier, si bien que leurs trois enseignes, ali­gnées bout-à-bout avec une impec­cable hori­zon­ta­li­té, com­po­saient cette invi­ta­tion péremp­toire : Fauchier-Lelong-Deséglises.

Pour amu­sante que fût cette coïn­ci­dence, elle acqué­rait encore une valeur de sym­bole, et presque de pro­vo­ca­tion, par le fait que l’église se trou­vait juste en face. C’était, et c’est tou­jours une vieille col­lé­giale du XIIe siècle, à laquelle, en dépit de son âge, il ne manque ni une tuile, ni une dalle, ce qui la dif­fé­ren­cie d’avec un-grand nombre d’habitations ouvrières sou­mises à la rigueur du loyer scien­ti­fique et de sa sur­face corrigée.

Le brave curé, s’étant avi­sé de ce que les trois enseignes posées en un seul pro­lon­ge­ment for­maient une phrase dont le sens était com­plet, alla voir un peintre de ses amis et, sur le pignon médié­val, exac­te­ment en face des trois bou­tiques, il fit tra­cer ces mots en lettres, grasses et noires : « Il est inter­dit de dépo­ser des immon­dices le long de ce mur. »

Pen­dant je ne sais com­bien d’années, les deux ins­crip­tions, de part et d’autre de la rue, se regar­dèrent par-des­sus la tête des pas­sants, se déliant, s’anathématisant, se fou­droyant à la façon des parois aiman­tées de cet abrupt fjord nor­vé­gien où leurs échanges de fluide entre­tiennent un orage perpétuel.

« Viens‑y donc ! » sem­blait dire l’église ; et, de fait, les enseignes dis­pa­rurent l’une après l’autre, car les com­mer­çants sont mor­tels. Aujourd’hui, aucune des trois ne sub­siste ; elles sont rem­pla­cées par d’autres, qui portent des noms indif­fé­rents, pas même capables de consti­tuer un lam­beau de phrase. L’église, qui se regarde comme éter­nelle, conti­nue seule de se défendre, avec son inter­dic­tion murale, contre les pro­fa­na­tions des ivrognes pres­sés de se décu­lot­ter. Elle n’a qu’un demi-siècle de plus, ce qui, pour une église, n’est pas une affaire.

Quant au curé, il est mort, lui aus­si, depuis long­temps, et cette his­toire serait tom­bée dans l’oubli sans le témoi­gnage de quelques contem­po­rains encore vivants a l’heure actuelle, et dont la mémoire est demeu­rée fidèle. J’ai cru bon de la trans­crire ici ; sachez bien que je ne l’ai pas ima­gi­née ; je crois que je n’aurais jamais été capable de l’inventer.

II. – Le français tel qu’on le parle.

Le géné­ral Dupont-Duclou a pré­si­dé récem­ment deux céré­mo­nies le même jour.

Le matin, il a pas­sé en revue des sol­dats qui reve­naient d’Indochine et leur a adres­sé une allo­cu­tion dans laquelle il a dit notamment :

— Soyez fiers de votre action contre les ter­ro­ristes et les ban­dits qui, se cachant lâche­ment dans la jungle, attaquent traî­treu­se­ment nos vaillantes troupes ; vous avez contri­bué à libé­rer l’Indochine !

Puis, dans l’après-midi, le géné­ral a remis son fanion à un groupe d’anciens. membres des F.F.I. à qui il a adres­sé les paroles suivantes :

— Soyez fiers de l’époque où l’ennemi vous nom­mait des ban­dits et des ter­ro­ristes ; où, sur­gis­sant crâ­ne­ment du maquis, vous atta­quiez héroï­que­ment l’oppresseur et ses hordes bar­bares ; vous avez contri­bué à libé­rer la France !

On croit savoir en outre que le géné­ral Duponl-Duclou, gram­mai­rien dis­tin­gué, col­la­bo­re­rait à la confec­tion d’un dic­tion­naire où l’emploi judi­cieux des termes dans une dia­lec­tique châ­tiée sera indi­qué par des exemples pui­sés dans la langue elle-même. Les pui­se­ra-t-il dans ses dis­cours, pour l’exacte défi­ni­tion des mots. « ter­ro­riste » et « bandit » ?

III. – Charité bien ordonnée commence par Dieu.

L’écrivain anglais A.J. Cro­nin, auteur de romans si émou­vants, a eu la révé­la­tion du des­tin de l’Italie. Il raconte qu’à Cas­tel­mare, vil­lage entiè­re­ment détruit, il a vu les habi­tants, qui vivent misé­ra­ble­ment dans les décombres, unis pour édi­fier une église magni­fique ; pas une mai­son n’a été répa­rée, pas un mur remis debout ; pour remer­cier le Sei­gneur d’avoir per­mis que leur vil­lage fût pul­vé­ri­sé, les cas­tel­ma­réens ont fait vœu de ne rele­ver aucune des ruines pro­fanes et uti­li­taires de leur loca­li­té, que l’église ne fût ache­vée. Les petits enfants cou­che­ront dans les tau­dis écrou­lés, mais Dieu n’aura pas froid cet hiver. Cro­nin, loin de fus­ti­ger celle bêtise révol­tante, cet abru­tis­se­ment qui défie la rai­son, loue, au contraire, la foi de ces vil­la­geois et y voit le témoi­gnage du des­tin de l’Italie. Si ce des­tin renou­velle les erreurs du pas­sé, les Ita­liens ne sont pas sur le point de jouir du confort anglais !

Se conten­ter de rien pour tout don­ner à Dieu est sans doute un axiome qui sou­rit aux cler­gés : cher­chez à qui la sot­tise pro­fite. Mais c’est aus­si, incon­tes­ta­ble­ment, un prin­cipe en hon­neur chez beau­coup de peuples. Le voya­geur Simon Pion­cy, qui a visi­té la Perse et l’Afghanistan, est allé à la ville sainte de Meshed, à tra­vers un pays sans routes, où les bourgs sor­dides ne sont reliés entre eux que par des simu­lacres de pistes. Mais à Meshed, il a contem­plé « l’énorme mos­quée en faïence bleue et jaune, toute cou­tu­rée d’or », et, dans l’enceinte même de cet édi­fice reli­gieux, « d’immenses cours dal­lées de marbre, pleines de vasques et de pis­cines en mosaïque, héris­sées de gigan­tesques mina­rets qu’on eût cru en por­ce­laine, et au milieu des­quelles s’agitait une foule misé­rable. » Il y a des pis­cines à la mos­quée de Meshed, mais il n’y a pas une seule salle de bains, peut-être, dans toute la pro­vince afghane ; si Cro­nin passe un jour par ce pays, il sera très opti­miste et tout à fait ras­su­ré sur le des­tin de l’Afghanistan.

Mais cela me remet en mémoire ce que dit un autre voya­geur, Gaë­tan Fou­quet, qui a tra­ver­sé à pied la Bir­ma­nie. Il est pas­sé par la ville morte de Pagan, où tra­vaillait une mis­sion archéo­lo­gique fran­çaise. Aban­don­née depuis huit siècles, cette immense ville, une des mul­tiples épaves de l’histoire, n’existe plus. Il ne reste debout que les pagodes ; il y en a plu­sieurs mil­liers. Comme ils étaient construits par les meilleurs archi­tectes, avec les maté­riaux les meilleurs, ces édi­fices en pierre et en brique très dure ont sur­vé­cu presque intacts ; mais des cabanes en terre et en bois ou se bau­geaient comme des porcs les pauvres fana­tiques qui vou­laient don­ner asile à Dieu pour l’éternité, il ne reste abso­lu­ment rien. Et pour­tant, il y a mille ans, un Cro­nin qui fût pas­sé par la ville de Pagan, et se fût exta­sié sur la splen­deur de ses pagodes à laquelle ses habi­tants sacri­fiaient leur propre confort, eût pré­dit un grand ave­nir et un beau des­tin à cette Baby­lone de la jungle, aujourd’hui nau­fra­gée et pour tou­jours silencieuse.

Somme toute, les vil­la­geois de Cas­tel­mare ont vou­lu appor­ter un démen­ti à ceux qui pro­fessent que toutes les actions de l’homme et tous les faits de l’histoire pro­cèdent de l’intérêt maté­riel, et illus­trer la thèse de Fus­tel de Cou­langes sur la fon­da­tion mys­tique des cités païennes du Latium. Leur atti­tude est irra­tion­nelle, mais probante.

IV. – Moins pauvres et plus libres, sinon que changer et pourquoi ?

Je suis révo­lu­tion­naire en ce sens que je me sens révol­té par les injus­tices et les ano­ma­lies qui faussent les rap­ports humains, et que, de l’indignation qu’elles m’inspirent, naît en moi le désir d’y mettre – ou d’y voir mettre – fin. Mais une révo­lu­tion ne m’intéresse que si elle ne crée pas elle-même de ces ano­ma­lies et de ces injus­tices et si elle m’apporte la cer­ti­tude que nous serons, après cette révo­lu­tion, en mesure de vivre moins pauvres et plus libres (la notion de pau­vre­té s’entendant au sens cultu­rel comme au sens maté­riel). La socié­té ne pou­vant pas être par­faite, puisque l’homme ne l’est pas, c’est cette rela­ti­vi­té qui crée le pro­grès ou la régres­sion. Une telle cer­ti­tude étant acquise, seuls quelques pri­vi­lé­giés du sta­tu quo s’opposeraient au chan­ge­ment. Mais que les révo­lu­tions s’imposent par l’exemple de la liber­té et de l’abondance, sinon…

V. – La grue, le vieux et le proprio.

Par un soir de bom­bar­de­ment, dans une ville du Nord, une jeune grue, qui n’avait point de logis et dont l’homme était pri­son­nier, se trou­va sans client, et par consé­quent sans asile, et s’en fut deman­der l’hospitalité à un vieil homme veuf qu’elle savait seul et qui lui offrit son toit pour la nuit. Pour tous deux, c’était une aubaine, dont l’un et l’autre profitèrent.

L’aubaine ne fut point sans len­de­main. Chaque fois que la belle ne fut pas rete­nue ailleurs, elle vint, à dater de ce jour, par­ta­ger le lit du grand-père. Mais un matin, il l’invita à se cher­cher un autre gîte :

— On rapa­trie les pri­son­niers, ton mari va reve­nir, je ne veux pas qu’il te trouve chez moi ! Je n’aime pas les his­toires, tu comprends.

Elle se lamenta :

— Je sais bien, mais il n’y a de piaule nulle part ; tout est occu­pé la moi­tié de la ville est démo­lie ; où veux-tu que j’aille percher ?

Le vieux s’attendrit un peu et lui dit qu’il allait cher­cher avec elle ; et tous deux allèrent par­cou­rir la ville. Mais la jour­née se pas­sa en inutiles démarches, en vaines visites ; pas de loge­ment libre, nulle part, pas même une chambre d’hôtel, rien!.

— Tu vois bien qu’il faut que je retourne chez toi ce soir, conclut-elle ; et le vieux, l’air sou­cieux, se taisait.

Comme ils s’en reve­naient, voi­là qu’il aper­çut un camion de démé­na­ge­ment qui dis­pa­rais­sait au coin d’une rue trans­ver­sale, et, devant une mai­son de cette rue, il remar­qua de la paille épar­pillée, comme après un embal­lage d’objets fragiles.

— Oh ! oh ! fit-il. Attends-moi cinq minutes.

Lais­sant la belle de nuit sur le trot­toir, le grand-père entra dans la mai­son et frap­pa chez le concierge ; celui-ci, un homme entre deux âges, se leva de table pour ouvrir.

— Vous désirez ?

— Je cherche un loge­ment pour ma nièce et j’ai appris que quelqu’un démé­na­geait d’ici. Alors…

— Vous venez trop tard, dit le concierge. C’est loué.

— Ah !

— Je regrette. Celui qui vient de par­tir est M. Ducau­din. Il s’en va à Dînant. Mais avant de s’en aller, il a arran­gé l’affaire avec M. Grandgrand.

— M. Grandgrand ?

— Oui, c’est le pro­prié­taire, qui habite au pre­mier. M. Ducau­din, qui avait trois pièces au second, a cédé son appar­te­ment avant de par­tir à une dame de Paris qui doit arri­ver ce soir. Même que M. Ducau­din m’a confié qu’elle lui avait allon­gé cin­quante billets pour qu’il lui laisse le loge­ment. Aus­si, vous pen­sez, M. Ducau­din est un homme régu­lier ; il a pré­ve­nu M. Grand­grand que la dame entre­rait en jouis­sance dès ce soir. Pro­ba­ble­ment qu’elle arri­ve­ra par le train de dix-neuf heures vingt-neuf. Je ne puis rien pour vous, mon brave homme.

Navré, le vieux rejoi­gnit la pou­pée dans la rue. Mais, comme il lui contait la chose, une même idée les immo­bi­li­sa simultanément.

— La dame… mur­mu­rèrent-ils ensemble.

— Je n’ai pas de fric, dit la belle de nuit.

Le grand-père lui glis­sa quelques billets. Elle n’en fit ni une ni deux. Elle revint à la mai­son, mon­ta au pre­mier et son­na chez M. Cgrandgrand.

— Je viens pour l’appartement de M. Ducaudin.

— Ah ! vous êtes la dame, s’écria M. tirand­grand, char­mé d’avoir une loca­taire si appé­tis­sante. Entrez donc. On me donne tout de suite un petit acompte, d’habitude.

— Vous n’avez rien à craindre, voi­ci trois mois d’avance.

— Je vais vous conduire, dit M. Grand­grand. Mais M. Ducau­din est par­ti il y a moins d’une demi-heure. Un peu plus tôt, c’est lui-même qui vous aurait don­né la clef. Voi­ci votre quit­tance, madame.

Le vieux, res­té sur le trot­toir, vit s’ouvrir les per­siennes du second, et la tête de la jeune femme s’encadrer dans l’une des fenêtres. Il s’en alla en se frot­tant les. mains, à l’idée de la nuit que pas­se­rait la belle sur un méchant mate­las dans l’appartement vide, et à l’idée, aus­si, de l’explication qu’auraient pro­chai­ne­ment ensemble M. Ducau­din et la dame de Paris.

VI. – Une nouvelle devise politique.

Chaque fois que je ren­contre M. Lecher­bon­homme, il vient d’évoluer. Il évo­lue comme ça, natu­rel­le­ment : c’est sa rai­son d’être. Il passe sa vie à aller d’évolution en évo­lu­tion. Il mour­ra en évoluant,

Un jour de l’année 1941, il me dit : Je, suis avec Pétain contre de Gaulle : vive la Légion ! »

Moins de quatre ans plus tard, il me tint ce lan­gage : « Moi, je suis pour de Gaulle contre Pétain : vive la Résistance ! »

Enfin, vers le milieu de 1949, il me fit cette confi­dence ; « Deux hommes nous manquent au gou­ver­ne­ment : Pétain et de Gaulle. »

Et comme je m’étonnais qu’il eût récon­ci­lié ses deux idoles suc­ces­sives qu’il avait oppo­sées naguère et véné­rées alter­na­ti­ve­ment, il se jus­ti­fia par ces mots qui, dans une nou­velle Répu­blique, figu­re­ront sans doute comme devise au fron­tis­pice des monuments :

— Thèse, Anti­thèse, Synthèse..

VII. – Saison préférée.

Petite Annie est pari­sienne et vient d’avoir quatre ans ; elle passe ses vacances en pro­vince. Elle est là qui me regarde écrire, et trouve que je ne fais pas assez atten­tion à elle, car elle dit :

— Tu vois, j’ai une robe verte.

Je m’exclame avec admi­ra­tion ; aus­si, rou­git-elle de plai­sir, et se lance-t-elle dans un com­plé­ment d’information et de coquetterie :

— J’ai aus­si un petit gilet jaune, mais ma tante me l’a ôté, parce qu’il fai­sait trop chaud.

— Je caresse la joue en fleur de petite Annie, et j’approuve :

— Bien sûr, il fai­sait trop chaud. Mais tu sais, c’est tout natu­rel, nous sommes en été, et en été il fait tou­jours chaud.

— Oui, dit petite Annie.

Je pour­suis :

— Ce n’est pas comme l’hiver. L’hiver, il fait tou­jours froid, c’est juste le contraire de l’été.

— Oui, dit petite Annie.

Alors, vou­lant m’assurer qu’elle a bien com­pris, je frappe un grand coup :

— Qu’est-ce que tu pré­fères, l’été ou l’hiver ?

Et petite Annie répond digne­ment, de sa voix sucrée :

— Moi, j’aime mieux le dimanche !

VIII. – Quand 23 soldats rencontrent 19 soldats.

Claude est en train de faire ses devoirs de vacances. Il a trois petits pro­blèmes à résoudre, qui sont au niveau de ses sept ans ; il écrit,

« J’avais qua­torze billes, j’en ai gagné trente-cinq ; com­bien ai-je de billes main­te­nant ? » – Silen­cieux, Claude a répon­du : « Quarante-neuf. »

« 87 rats et 18 rats égalent com­bien de rats ? » – Sans dire un mot, Claude a ajou­té sur son cahier : « 105 rats. » Il passe à la der­nière question…

« II y avait 23 sol­dats, et il en est arri­vé 19 autres ; com­bien y a‑t-il de sol­dats, maintenant ? »

Cette fois, Claude a posé son porte-plume. Il soupire :

— C’est trop dif­fi­cile ; est-ce que je peux devi­ner com­bien il y a eu de tués ?

IX. – Les mystères de la foi.

« Com­ment Dieu peut-il être à la fois trois uni­tés et une seule personne ?

— C’est un mys­tère, dit le Vati­can. Ne cher­chez pas à comprendre…

— Com­ment un pro­lé­taire peut-il à la fois se dire patriote et décla­rer que les pro­lé­taires n’ont pas de patrie ?

— Ne cher­chez pas à com­prendre, dit le Krem­lin. C’est un mystère. »

X. – La pensée enfantine.

L’image que les enfants se font de cer­tains phé­no­mènes est très inté­res­sante à consi­dé­rer. Quand j’étais petit, je croyais que c’était l’agitation pério­dique des arbres qui pro­dui­sait le vent, et non pas le vent qui agi­tait les arbres, et je pen­sais que si l’on avait cou­pé tous les arbres, il n’y aurait plus eu de vent. Je pre­nais l’effet pour la cause.

Mon père m’a racon­té autre­fois qu’étant enfant, il avait été le jouet d’une illu­sion ana­logue ; il croyait que le cou­rant des rivières allait tan­tôt dans un sens, tan­tôt dans l’autre, et que, lorsque l’eau avait fini de cou­ler de droite à gauche, elle reve­nait de gauche à droite, car il était per­sua­dé que la rivière ne conte­nait qu’une quan­ti­té d’eau constante qui pas­sait, puis repassait.

J’ai enten­du un enfant de trois ans faire une réflexion amu­sante ; il avait vu sa mère mon­ter dans le train ; un mois plus lard, on le condui­sit à la gare où, après trente jours d’absence, sa mère était atten­due ; quand il la vit, il lui dit : « Comme lu as été long­temps dans le train ! » Car il s’imaginait que sa mère était dans le train depuis un mois.

L’observation de la pen­sée enfan­tine per­met de com­prendre de façon sai­sis­sante com­ment s’est for­mée la pen­sée humaine en face du phé­no­mé­nal et de l’inconnu, et son ingrate évo­lu­tion aux pre­miers âges de notre espèce.

Par exemple, le com­por­te­ment des Bai­gas, autoch­tones pri­mi­tifs de l’Inde, qui, pour conso­li­der le sol après un séisme, y plantent des clous, est en rela­tion pro­bante avec la manière de rai­son­ner des enfants.

Long­temps, l’humanité n’a‑t-elle pas confon­du effet et cause, appa­rence et réa­li­té, dans les levers et les cou­chers de soleil ? Pen­sée pri­mi­tive et intel­li­gence ; enfan­tine com­posent l’essence des légendes sacrées.

XI. – Liberté et sacrifice.

Met­tez un homme dans un camp de concen­tra­tion, avec un inter­rup­teur à sa por­tée, et dites-lui :

— Tu vois celle manette, elle com­mande deux dis­po­si­tifs simul­ta­nés, l’un qui ouvre la porte de ton bagne, l’autre qui peut faire sau­ter Paris. Si tu l’actionnes, tu seras libre, tu pour­ras sor­tir aus­si­tôt, mais en même temps, à la même seconde, Paris vole­ra en éclats et quatre mil­lions d’êtres mour­ront. Décide.

L’homme sur qui vous ferez cette expé­rience hési­te­ra cer­tai­ne­ment. Mais voi­là ce qui m’intéresse – com­bien de temps hésitera-t-il ?

Pierre-Valen­tin Berthier.


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