La Presse Anarchiste

Lettre à M. j.-M. Domenach

Tout d’abord, voi­ci la lettre que j’ai adres­sée à M. J.-M. Dome­nach, en réponse à sa « res­pec­tueuse », elle-même repro­duite dans la pre­mière par­tie de ce cahier :

Mon­sieur,

Si sen­sible que je puisse être à ce que vous vou­liez bien comp­ter sur ma conscience pour ne pas retom­ber dans le péché des « petites calom­nies » dont vous a paru rele­ver la note qui m’a valu votre longue lettre, j’ai encore plus de satis­fac­tion à consta­ter, de par votre réponse même, qu’il ne s’agissait pas d’une calom­nie le moins du monde : votre silence, vous le recon­nais­sez, était volon­taire. Silence par res­pect, dites-vous, et il est bien pos­sible en effet – soit dit au risque de paraître com­mettre encore une fois ce crime de psy­cha­na­ly­ser vos inten­tions que vous sem­blez abhor­rer par-des­sus tout – oui, il est bien pos­sible que vous ayez sin­cè­re­ment cru obéir, en vous tai­sant, à un motif aus­si exclu­si­ve­ment noble et pathé­tique. Mais le sens actuel, et d’une actua­li­té brû­lante, du texte de Camus, vous a, toute votre lettre en témoigne, beau­coup trop peu échap­pé, pour que je puisse croire me trom­per gra­ve­ment en osant pen­ser que votre silence res­pec­tueux fut aus­si un silence – politique.

Que ma note vous ait ame­né à le rompre (bien enten­du je publie­rai votre lettre), voi­là qui suf­fit lar­ge­ment à faire que, loin de m’en sen­tir contrit, je me féli­cite de l’avoir écrite.

C’est à Camus, s’il le juge oppor­tun, de répondre aux accu­sa­tions que vous for­mu­lez contre lui (je lui trans­mets votre missive).

Tou­te­fois, l’amitié, et le sens, aus­si, de la véri­té pure et simple, me com­mandent de vous avouer per­son­nel­le­ment ma stu­peur à vous voir décou­vrir dans l’admirable pré­face au livre de Bie­ber le mes­quin sou­ci de pour­suivre une que­relle avec le pape de l’existentialisme.

Est-ce notre faute, à nous autres anti­to­ta­li­taires cohé­rents, si, à chaque fois que nous dénon­çons la tra­gique abdi­ca­tion qui, tant par­mi les masses que dans toute une intel­li­gent­sia, est la fata­li­té (en atten­dant pire) de notre époque, la mau­vaise conscience de cer­tains d’entre les hommes qui se croient de bonne volon­té crie à l’attaque per­son­nelle, à la haine, à la rancune ?

Au fait, ce titre de « Refus de la haine » n’a pas pu, au contraire de ce que vous m’écrivez, contri­buer à votre scan­dale : il n’est pas dans le livre de Bie­ber, il est de moi, pour « Témoins » quoique extrait du texte, et cer­tai­ne­ment autre­ment conforme à son véri­table sens que l’interprétation que vous vous en êtes construite.)

Hélas, Mon­sieur, bénie soit en véri­té ma pauvre note et cette rup­ture de silence, grâce à laquelle le vrai mal à com­battre d’abord n’apparaît, n’éclate que mieux, et dans toute son éten­due. Car si je vous suis bien – j’éprouve quelque pudeur à effleu­rer ces choses : la sourde et longue impa­tience de trente ans d’exil compte bien peu à côté de votre dou­lou­reuse expé­rience des années noires –, si, dis-je, je vous suis bien, la pié­té eût dû inter­dire à Camus de vou­loir sau­ve­gar­der dans le pré­sent et dans l’avenir cela même qui, seul, jus­ti­fie votre com­mun passé.

Vous vous indi­gnez de le voir déci­der dès main­te­nant qui col­la­bore et qui ne col­la­bore point, – ou plus exac­te­ment de pré­dire qui col­la­bo­re­ra ou ne col­la­bo­re­ra point. Comme si un homme comme Camus ne savait pas mieux que qui­conque que nul ne sau­rait répondre de soi ni des autres, – comme s’il n’était pas évident que les pure­tés main­te­nues dont il s’encourage, et nous avec lui, ne sont hic et nunc, ne peuvent être que des pro­messes de fidé­li­té. Et certes, il est pos­sible que nombre des éga­rés d’aujourd’hui les tiennent, ces pro­messes, alors que défaille­ront peut-être cer­tains d’entre ceux qui ont su, jusqu’à ce jour, res­ter ce qu’ils furent. Mais entre nous, nous serons bien avan­cés quand la catas­trophe sera là pour nous per­mettre d’en juger… Lais­sons plu­tôt ce vain débat sur l’avenir auquel les com­mo­di­tés de la polé­mique (et de la céci­té devant la situa­tion pré­sente) vous ont ame­né à réduire la por­tée du texte de Camus. Si le terme de col­la­bo­ra­tion vous gêne, aime­rez-vous davan­tage celui de cin­quième colonne ? Or, c’est bien le mot tech­nique qui, quelque regret qu’on en puisse avoir humai­ne­ment, vient aux lèvres, quand on voit les com­plai­sances de vos amis – ou de ceux de Sartre – envers le mons­trueux sys­tème escla­va­giste qui, de l’Elbe à la mer de Chine, a rem­pla­cé nos maux par le pire.

Que la situa­tion, comme vous l’écrivez, soit para­doxale, nous avons tous la triste conso­la­tion de nous savoir una­nimes à le consta­ter. Etre debout contre les fata­li­tés de plus en plus dif­fi­ciles à conte­nir ? d’accord, évi­dem­ment, en ce qui concerne le ter­ro­risme en Afrique du Nord, dans la mesure où l’on étend cette condam­na­tion et à l’ignoble « contre-ter­ro­risme » des colo­niaux et à celui, moins cri­mi­nel en somme mais non moins lamen­table, des natio­na­listes afri­cains sou­te­nus par vos amis de Mos­cou. Quant à se dres­ser contre le réar­me­ment de l’Allemagne, per­met­tez au vieil anti­mi­li­ta­riste que je suis de vous dire qu’il ne sera décent d’en par­ler que lorsqu’on aura déci­dé et réa­li­sé, au moins, le désar­me­ment de la Russie.

Avoir le cou­rage d’assumer le para­doxe du monde actuel, ou, pour le dire plus sim­ple­ment, de consen­tir à voir clair, tel est sans doute ce qui, pre­nant en vous pré­texte du res­pect et de la pié­té, vous fut objet de gêne et de scan­dale dans le texte de Camus. Mal­gré vous, il vous a contraint à prendre, ne fût-ce que fuga­ce­ment et obs­cu­ré­ment, conscience, mais conscience quand même, de la situa­tion en porte à faux que vous par­ta­gez avec tant d’autres. Il faut bien que je me le dise pour conce­voir qu’un homme comme vous, qui n’êtes point le polé­miste sans scru­pules que peut être Sartre – Sartre, qui ne se le rap­pelle ? trai­ta Camus de flic – main­te­nant l’assimile (nul n’y ver­ra de dif­fé­rence !) à un « vul­gaire sta­li­nien ». À mon tour, Mon­sieur, de comp­ter sur votre conscience pour recon­naître que vous devriez lais­ser cette sorte de coups bas aux seuls théo­lo­giens de l’Église qui n’est pas la vôtre, celle, pré­ci­sé­ment, dont la police poli­tique sta­li­nienne ou néo-sta­li­nienne demeure le bras séculier.

Moi aus­si je signe : cor­dia­le­ment mal­gré tout, – et d’autant plus tris­te­ment vôtre.

[/​Jean Paul Sam­son/​]

(Si je n’ai pas « rele­vé » aus­si votre ana­lyse du livre de Brup­ba­cher, c’est que je n’en connais­sais pas encore l’existence quand le der­nier cahier de « Témoins » a paru.)

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