La Presse Anarchiste

Lectures

Her­bert Lüthy, « À l’heure de son clo­cher », Calmann-Lévy

M. Lüthy nous informe, dans sa post­face, que son « tableau de la France » date du prin­temps et de l’été 1953. C’est dire qu’au moment où il met­tait la der­nière main à son ouvrage, la « pou­ja­de­rie » ne s’était pas encore mani­fes­tée. Dom­mage, car il aurait pu ajou­ter à cette étude si judi­cieu­se­ment sévère un cha­pitre au moins aus­si concluant que les pages qu’il consacre en der­nière heure à l’expérience Mendès-France.

J’entends dire : « Il est regret­table que ce tra­vail soit l’œuvre d’un étran­ger, et, qui plus est, d’un étran­ger que notre pays accueillit tou­jours avec cor­dia­li­té, en la per­sonne des repré­sen­tants les plus éclai­rés de la pen­sée fran­çaise. » Or qui, par­mi nos intel­lec­tuels, se juge qua­li­fié pour atti­rer l’attention du monde sur la décré­pi­tude de nos ins­ti­tu­tions, sinon quelques liber­taires que l’on prend volon­tiers pour des far­fe­lus et que per­sonne ne lira jamais ?

Il conve­nait, je crois, que cette tâche fût entre­prise par un de nos voi­sins, suf­fi­sam­ment clair­voyant et neutre pour que son étude ne puisse être taxée de par­tia­li­té et soit en mesure de tou­cher un vaste public. Le proche ave­nir nous dira si M. Lüthy a obte­nu l’audience qu’il mérite.

En tout cas, l’image qu’il nous pro­pose de notre pays, image poli­tique, image éco­no­mique, est trop convain­cante pour que nous nous per­met­tions de nous ins­crire en faux contre ses asser­tions. Quand il constate que rien ne menace plus notre répu­blique que « sa propre impuis­sance » ; quand il remarque que notre pays est « fon­ciè­re­ment conser­va­teur sous des dehors révo­lu­tion­naires » et que, chez nous, « la répu­blique règne, mais ne gou­verne pas », il nous faut bien recon­naître qu’il voit juste.

En mar­quant l’antagonisme fon­cier qui oppose en France l’administration archaïque, rou­ti­nière, aveugle, et l’appareil éco­no­mi­co-poli­tique, M. Lüthy met l’accent sur les causes pro­fondes de la sclé­rose dont nous souf­frons. Car le phé­no­mène qui lui appa­raît le plus clai­re­ment est que cette caté­go­rie de légistes bour­geois qui détient les leviers de com­mande des­cend en droite ligne de celle qui, sous l’ancien régime, admi­nis­trait déjà le pays. Et il écrit fort per­ti­nem­ment : « Nulle part l’homo œco­no­mi­cus de la théo­rie libé­rale n’est moins à sa place qu’en France et nulle part les lois éco­no­miques n’y sont aus­si com­plè­te­ment mécon­nues. C’est en don­nant le pas à l’administration sur l’entrepreneur, à l’esprit de cote­rie sur le prin­cipe de la libre concur­rence, à la tra­di­tion sur l’initiative, en intro­ni­sant la rou­tine, le pri­vi­lège et la situa­tion acquise que la France s’est fait la vie qu’elle connaît aujourd’hui. »

Telle est en effet, par­fai­te­ment syn­thé­ti­sée, la conduite des affaires chez le peuple long­temps répu­té le plus spi­ri­tuel de la terre… ! Que l’on exa­mine les rela­tions exté­rieures, la poli­tique colo­niale, les pro­blèmes de la construc­tion et de la fis­ca­li­té ; que l’on explore les domaines d’une éthique où l’égoïsme petit-bour­geois laisse une empreinte chaque jour plus pro­fonde, la consta­ta­tion s’impose que nulle solu­tion vaste et salu­taire n’est désor­mais à la por­tée d’une nation à peu près tota­le­ment démissionnaire.

Mais M. Lüthy vou­dra bien m’excuser de ne plus le suivre lorsqu’il écrit : « Depuis des dizaines d’années, la France n’est pas gou­ver­née, mais admi­nis­trée. N’est-ce pas le triomphe de la vieille uto­pie anar­chique de la mort de l’État, qui cesse de régir les hommes pour ne plus admi­nis­trer que des choses ? » Qu’est-ce à dire (et c’est bien d’ailleurs ce que l’auteur nous sou­haite), sinon qu’il s’agit avant tout de « gou­ver­ner les hommes », de res­sus­ci­ter un État fort, hié­rar­chi­sé, pré­oc­cu­pé de gran­deur et de pres­tige, et lais­sant à des oli­gar­chies spé­cia­li­sées le soin de conduire à leur guise « l’administration des choses » ? Ce son de cloche, nous l’avons déjà suf­fi­sam­ment enten­du. Et quelque admi­ra­tion que pro­fesse M. Lüthy pour les tech­no­crates qu’il fré­quente, quelque mépris – légi­time – que lui ins­pirent les « petits hommes poli­tiques » fran­çais, nous conti­nue­rons à lui oppo­ser qu’une admi­nis­tra­tion coopé­ra­tive des choses doit prendre le pas sur un gou­ver­ne­ment dont les hommes n’ont depuis long­temps plus besoin : il leur manque seule­ment d’en acqué­rir la cer­ti­tude. Un ouvrage tel que celui de M. Lüthy, lu avec suf­fi­sam­ment de sens cri­tique, peut contri­buer à les y enga­ger, et il faut sou­hai­ter qu’il soit bien­tôt entre les mains de tous les Fran­çais que n’aveugle aucun pré­ju­gé de natio­na­lisme péri­mé et qui s’efforcent de voir clair dans le des­tin de leur pays.

[/​R. Proix/​]

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