La Presse Anarchiste

Polémique j.-M. Domenach — Albert Camus

Une lettre respectueuse de M. J.-M. Domenach

[(En publiant dans notre pré­cé­dent cahier, sous le titre « Le refus de la haine » le texte écrit par Albert Camus pour ser­vir de pré­face à l’ouvrage de Kon­rad Bie­ber « L’Allemagne vue par les écri­vains de la résis­tance fran­çaise », nous rele­vions dans une note que le compte ren­du de ce livre don­né par la revue « Esprit » s’était curieu­se­ment abs­te­nu d’en nom­mer le pré­fa­cier. C’est cette note qui nous a valu de rece­voir de M. J.-M. Dome­nach, direc­teur d’« Esprit », la lettre suivante :)]

Mon­sieur,

Vous avez joint à la publi­ca­tion des pages de Camus une petite note qui concerne « Esprit » et moi-même :

« Nous ne pou­vons pas nous empê­cher de rele­ver que la revue « Esprit », par­lant de l’ouvrage de Bie­ber, s’est pudi­que­ment abs­te­nue de signa­ler qu’Albert Camus en avait écrit la pré­face. Omis­sion peut-être invo­lon­taire, à moins que ce ne soit là un exemple de plus de la res­tric­tion men­tale dont leur obser­vance néo-sta­li­nienne ou nou­velle gauche a bien dû contraindre nos chré­tiens pro­gres­sistes à prendre dévo­te­ment le pli. »

Mais si, vous pou­viez très bien vous empê­cher de gâcher dès le départ l’impression plu­tôt bonne que pro­dui­sait sur votre lec­teur un si beau titre « Le refus de la haine », en y acco­lant l’expression d’une petite méchan­ce­té inutile. Jadis la droite mena­çait les écri­vains qui n’étaient pas du bon côté, main­te­nant elle les psy­cha­na­lyse ; et nous avons la joie de trou­ver notre incons­cient dis­sé­qué par MM. Aron, de Rou­ge­mont, Thier­ry Maul­nier, par vous-même, hélas ! et vous le faites dans des termes tels que j’ai cru – avant qu’on ne m’ait détrom­pé – avoir affaire à l’un de ces clé­ri­caux inté­gristes qui sont nos plus sûrs ennemis.

Vrai­ment, Mon­sieur, il vous en faut peu pour nous condam­ner. Un compte ren­du de livre ne peut-il omettre la pré­face sans avoir à en répondre devant le tri­bu­nal de votre véri­té ? C’est du livre qu’on doit par­ler, et non de celui qui parle du livre, fût-il Camus… En l’occurrence, je me jus­ti­fie­rai pour­tant, je vous éclair­ci­rai sur ce silence, parce que – vous avez rai­son – il était volon­taire : c’est par res­pect du sujet, et par res­pect du pré­fa­cier que j’avais pré­fé­ré me taire.

Que Camus
pour­suive sa dis­pute avec Sartre dans « les Temps modernes » ou à « la NNRF », cela inté­resse, et nous en par­le­rons. Mais qu’il ait choi­si pour cela une espèce de mémo­rial de la Résis­tance, qu’il ait fait pré­cé­der ces lignes pieuses d’une per­fi­die contre son enne­mi, qu’il ait cou­vert cette attaque d’une réflexion aus­si sublime et d’un titre aus­si apai­sant, voi­là ce qui m’a scan­da­li­sé. On ne va pas vider ses que­relles devant la porte des cime­tières. Camus, pré­fa­çant cet ouvrage, par­lait au nom de ce qu’il avait été, au nom du plus grand des écri­vains de la Résis­tance, c’est-à-dire pour nous tous, de choses qui appar­tiennent à nous tous, – car ces mots, ces idées, ces amis, ces enne­mis qu’on ne vou­lait pas défi­gu­rer, sont nôtres, quels qu’aient été plus tard les éloignements.

Or j’ai vu ce rayon­nant éloge de la Résis­tance en ce qu’elle eut de plus pur – son refus de la haine raciale et natio­nale – s’abaisser sou­dain à une attaque per­son­nelle et ce « refus de la haine » tour­ner en ran­cune. La Col­la­bo­ra­tion, nous l’avons connue et com­bat­tue ensemble, et il n’appartient à aucun d’entre nous de se ser­vir des mots com­muns pour les retour­ner contre ses anciens cama­rades. Aucun d’entre nous n’a le droit d’appeler « résis­tants » ou « col­la­bo­ra­teurs » d’aujourd’hui ou de demain ceux qu’il lui plaît d’appeler ainsi.

Je m’étonne en outre d’une telle assu­rance his­to­rique, chez un homme qui com­mence par reje­ter les droits que l’Histoire aurait sur nous. Tout d’un coup, le voi­là qui la requiert comme l’exécutrice dévouée de ses condam­na­tions ou de ses abso­lu­tions (car le tri­bu­nal de Camus ne semble pas connaître le sur­sis) : « Beau­coup d’intellectuels de la Résis­tance s’acheminent aujourd’hui […] vers une nou­velle col­la­bo­ra­tion »… « Je sais que l’attitude (d’un cer­tain nombre de Fran­çais) devant une nou­velle occu­pa­tion, pour être dému­nie de hargne, n’en sera pas moins déter­mi­née. » Ain­si Sartre – et beau­coup d’autres – seront col­la­bo­ra­teurs, tan­dis que Camus et ses amis seront résis­tants. Il le sait, cela suf­fit. Mais bien mieux : de cette gloire future dont il a déjà la cer­ti­tude, Camus déduit la valeur pré­sente de ceux qu’il sauve : « Selon moi, c’est en cela (par cette future résis­tance) qu’eux du moins res­tent fidèles à l’esprit de la résis­tance. » Et voi­là notre homme char­gé de pré­fa­cer des textes d’anciens résis­tants, qui s’institue maître de la fidé­li­té, non pas au nom d’une his­toire pas­sée, mais d’un futur que son arbi­traire déter­mine. Camus se laisse empor­ter au point d’oublier la phrase sur laquelle il iro­ni­sait quelques lignes aupa­ra­vant : « se pla­cer dans l’avenir pour juger de l’actualité » ; il oublie et ses condam­na­tions du sens de l’histoire et sa propre phi­lo­so­phie de la liber­té, il s’érige lui-même en sens de l’histoire. Du pas­sé et du futur réunis dans sa main, il écrase ceux qu’il déteste, après leur avoir reti­ré la liber­té même de choi­sir à l’instant déci­sif, d’être autres que ce que sa haine pré­tend qu’ils seront. Cela ne répond pas à l’idée que je m’étais faite d’un homme qui por­ta long­temps avec lui les plus hautes idées de la Résis­tance, et qui main­te­nant, comme un vul­gaire sta­li­nien, s’approprie les sou­ve­nirs com­muns et en bom­barde l’adversaire.

Pudeur des mots… Camus l’écrit admi­ra­ble­ment. Ils furent pesés devant la mort. C’est pour cela, jus­te­ment pour cela que notre résis­tance ou notre col­la­bo­ra­tion ne peuvent être mani­pu­lées comme des hypo­thèses. Com­ment peut-il savoir, Camus, que lui et ses amis res­te­ront fidèles ? Serions-nous capables une seconde fois d’affronter la tor­ture, la dépor­ta­tion, la peur per­ma­nente ? Qui ose­ra répondre pour soi ? J’admire qu’en plus on réponde pour les autres.

Com­pre­nez-vous main­te­nant pour quelles rai­sons j’ai pré­fé­ré pas­ser cette pré­face sous silence, plu­tôt que d’ajouter quelques mots à cette pénible contro­verse ? Vous pou­vez le com­prendre puisque vous vivez aus­si de quelques ami­tiés, de quelques sou­ve­nirs com­muns dont je sens la réso­nance dans le reste de votre cahier. Dans ce texte, Camus fait une opé­ra­tion sur la Résis­tance, et c’est into­lé­rable. Il prend appui sur le plus pur de ce pas­sé, et, de la hau­teur où il se lance ain­si, condamne des hommes qui font par­tie de ce passé.

J’aurais envie aus­si de dire qu’il les condamne pour de mau­vaises rai­sons. Mais, ne par­ta­geant pas beau­coup de posi­tions de Sartre, je n’ai pas qua­li­té pour le défendre. Dans la mesure cepen­dant où ce texte nous vise aus­si (cer­taines de ses inflexions me le laissent croire), je ne me défen­drai pas contre l’infamie d’une accu­sa­tion de « col­la­bo­ra­tion » : qui « livre la France » aujourd’hui, c’est un débat que j’aimerais pour­suivre avec Camus, en dehors de l’intimidation. Recon­nais­sez en tout cas que la situa­tion est para­doxale : nous autres, accu­sés de nous plier à l’Histoire, d’y ado­rer le droit du fait, nous sommes debout depuis quelque temps contre des fata­li­tés qu’il devient de plus en plus dif­fi­cile de conte­nir. Le réar­me­ment alle­mand, la ter­reur en Afrique du Nord… Nous en appe­lons à Camus. Il pré­serve sa digni­té. Mais alors, qu’il la garde soi­gneu­se­ment, qu’il se tienne loin, très loin, qu’il attende pour juger, et qu’il se dis­pense enfin de faire notre horoscope.

Publiez cette lettre si vous vou­lez. Mais si vous ne la publiez pas, je fais appel à votre conscience pour ne pas renou­ve­ler les petites calom­nies du genre de celle qui vous vaut cette trop longue réponse.

Avec mes sen­ti­ments mal­gré tout cor­diaux et confiants

[/J.-M. Dome­nach/​]

(Avez-vous lu notre compte ren­du du livre de Brup­ba­cher ? Pour­quoi ne pas l’avoir « rele­vé » aussi ?)

* * * *



[(Cette lettre appe­lait évi­dem­ment une réponse. On la trou­ve­ra plus loin dans notre rubrique « Cor­res­pon­dance ». Mais nous tenons à sou­mettre dès ici même au lec­teur le beau texte que, lec­ture faite de l’épître du direc­teur d’« Esprit » que nous lui avions com­mu­ni­quée, nous a adres­sé Camus qui, ain­si qu’on va le voir, y pro­cède à la plus sobre, à la plus mesu­rée, mais aus­si à la plus déci­sive mise au point :)]

Réponse à Domenach par Albert Camus

Mon cher Samson,

Mais oui, publiez la lettre de Dome­nach, elle est signi­fi­ca­tive. Quant à moi, je vais essayer de résu­mer en quelques points ce que j’ai à dire.

1° Je ne crois pas plus que vous au res­pect dont Dome­nach pro­teste à mon égard. D’abord parce que c’est un sen­ti­ment que je n’ai jamais récla­mé de per­sonne et ensuite parce qu’il s’agit d’un res­pect que mes contra­dic­teurs pro­gres­sistes n’ont jamais évo­qué que pour mieux m’injurier ensuite. « Sauf votre res­pect, vous êtes un flic, un faux témoin et un per­fide…» Déci­dé­ment ce res­pect est tac­tique et j’aimerais mieux que mes cri­tiques soient moins res­pec­tueux et mieux embouchés.

2° Le seul point où j’aurai du mérite à ne pas répondre à Dome­nach comme il le mérite concerne l’utilisation que j’aurais faite de la Résis­tance pour vider une que­relle per­son­nelle avec Sartre (vous savez que j’ai répon­du récem­ment au même argu­ment qui me venait, coïn­ci­dence curieuse, de « l’Observateur »). J’ai dit en effet dans ma pré­face, quoique sous une autre forme, ce que j’avais déjà dit à Sartre. Mais c’est que je conti­nue de pen­ser que cette contes­ta­tion entre la gauche libre et la gauche pro­gres­siste est le pro­blème essen­tiel de notre mou­ve­ment. Si je ne puis l’aborder sans être accu­sé de liqui­der des que­relles lit­té­raires, je ne vois pas d’autre solu­tion pour moi que le silence, qu’aussitôt, d’ailleurs Dome­nach et ses amis me repro­che­raient. Heu­reu­se­ment, ce chan­tage ne m’impressionne pas. Sartre n’est pas un enne­mi, je n’ai pas eu avec lui de que­relle lit­té­raire ; il a été seule­ment mon adver­saire sur un point que j’estime capi­tal pour nous tous. J’estime aus­si, il est vrai, qu’il n’a pas été un adver­saire loyal, mais ceci ne regarde que moi. La contes­ta­tion qui nous a oppo­sés nous dépasse tous au contraire et je conti­nue­rai de la sou­te­nir contre Sartre encore, s’il le faut, et contre nos pro­gres­sistes en géné­ral. Car c’est bien des intel­lec­tuels pro­gres­sistes que j’ai par­lé dans ma pré­face ; si Sartre s’y trouve, Dome­nach aus­si. Celui-ci pense si peu d’ailleurs qu’il s’agit d’une que­relle de per­sonne qu’il a recon­nu (à des « inflexions », paraît-il !) que mon affir­ma­tion le concer­nait aus­si. Elle le concerne, en effet, et le drame qu’elle tra­duit est celui où nous sommes tous plon­gés, sans consi­dé­ra­tion de per­sonnes. Après cela la « per­fi­die » dont il a osé par­ler (et qui m’a don­né, je l’avoue, un véri­table haut le corps, à la lec­ture, avant de me faire rire) appa­raît pour ce qu’elle est : la calom­nie cal­cu­lée d’un intel­lec­tuel qui n’a ni la force ni la volon­té de répondre aux ques­tions qu’on lui pose directement.

3° Mais si j’ai le droit de pour­suivre cette contes­ta­tion, est-il vrai que j’ai mal choi­si la place où je l’ai fait ? Il me faut d’abord don­ner un démen­ti à Dome­nach. Le livre de Bie­ber n’est nul­le­ment un mémo­rial (quel voca­bu­laire !) ni un recueil de textes d’anciens résis­tants. C’est une thèse uni­ver­si­taire sur la lit­té­ra­ture fran­çaise de la Résis­tance. Je ne me trou­vais donc pas à la porte d’un cime­tière, comme dit Dome­nach avec une élo­quence qui m’enchante et nous rajeu­nit. Je le laisse tout à fait libre, sans doute, de voir dans la Résis­tance un cime­tière où l’on ne sau­rait par­ler qu’à voix basse et médaille au sein. Mais elle est pour moi, au contraire, une expé­rience tou­jours vivante, un moment pri­vi­lé­gié de la longue lutte, tou­jours en cours, pour la libé­ra­tion des hommes. C’est à cette lutte, et à ses mili­tants assas­si­nés par les tyran­nies de droite et de gauche, que je réserve le peu de pié­té dont je suis capable. Mais je ne suis pas fidèle à n’importe quoi et, jus­te­ment, je mets trop haut la Résis­tance pour accep­ter qu’elle soit le pudique paravent d’obscénités historiques.

Après tout, n’est-ce pas le seul moyen de conser­ver son sens à notre action d’alors ? Si je refuse la poli­tique des intel­lec­tuels pro­gres­sistes, c’est du même mou­ve­ment, sinon pour les mêmes rai­sons, que j’ai refu­sé celle des intel­lec­tuels de la Col­la­bo­ra­tion. Les ali­bis du réa­lisme et de l’efficacité risquent, selon moi, de nous mener aujourd’hui à une nou­velle démis­sion qui enlè­ve­rait leur valeur à nos argu­ments contre l’ancienne. Pour conti­nuer d’être contre celle-ci, il nous faut lut­ter de toutes nos forces contre celle qui se pré­pare. C’est ce que je vou­lais dire en écri­vant que là était la vraie fidé­li­té à la Résis­tance. Et ce fai­sant, contrai­re­ment à ce que dit Dome­nach, c’est au nom d’une expé­rience déjà vécue que je par­lais, et non d’un ave­nir, sur lequel je revien­drai. Qu’il s’en per­suade et qu’il se contente de réflé­chir à la valeur de mes arguments.

Je recon­nais qu’il était bru­tal de dire que, comme les intel­lec­tuels de droite, par fureur de réa­lisme et d’efficacité, ont vidé de son conte­nu leur natio­na­lisme, les intel­lec­tuels pro­gres­sistes risquent aus­si, du même mou­ve­ment, de tra­hir leur propre socia­lisme et que, dans les deux cas, fas­ci­nés par la force d’une nation étran­gère qui pré­tend réa­li­ser leur idéal, nos intel­lec­tuels sont ten­tés de mon­trer à cette nation des com­plai­sances inces­santes. Cela était bru­tal, mais on ne peut jeter l’alarme à voix feutrée.

Mon autre rai­son pour par­ler sans égard, mon cher Sam­son, et je la dirai pour vous, non pour Dome­nach qui me res­pecte trop pour me com­prendre, est que cette pen­sée a été pour moi, pen­dant ces der­nières années, un mal­heur inces­sant. Car je suis né dans une famille, la gauche, où je mour­rai, mais dont il m’est dif­fi­cile de ne pas voir la déchéance. J’en suis res­pon­sable aus­si, en même temps que d’autres. Sim­ple­ment, il y a tou­jours eu en moi une résis­tance à l’entraînement géné­ral et j’ai tou­jours vou­lu que le grand esprit de libé­ra­tion et de jus­tice qui a fait la gran­deur et la véri­table effi­ca­ci­té du mou­ve­ment règne à nou­veau par­mi nous. C’est pour­quoi j’écris dans la pas­sion, et sans fard, ce que j’ai à dire sur ce sujet.

C’était en tout cas ce qu’il fal­lait dis­cu­ter. Si Dome­nach esti­mait que je me trom­pais, il lui était pos­sible de contes­ter mon point de vue. Per­sonne, après tout, ne le for­çait à par­ler du livre de Bie­ber, mais on ne pou­vait man­quer d’être un peu sur­pris que le fai­sant, il ne signa­lât même pas la pré­face, fût-ce, selon l’usage des revues, dans un sou­ci d’exactitude biblio­gra­phique. Mais non, on enterre tout sous le res­pect, la pudeur, les céré­mo­nies com­mé­mo­ra­tives, on se tait en un mot. Mais vous remar­quez cette ano­ma­lie, vous la signa­lez en posant la ques­tion, et cela suf­fit pour que ce grand silence res­pec­tueux soit sui­vi de ce tor­rent de vul­ga­ri­tés. Vrai­ment, c’était trop se taire et c’est trop parler.

4° Mais venons-en au grand reproche qu’on me fait d’avoir, en par­lant de col­la­bo­ra­tion et de fidé­li­té, pré­ju­gé de l’avenir. En fait, c’est ici que le débat a une chance de deve­nir sérieux. Conseillons d’abord à Dome­nach de mieux lire : j’ai seule­ment dit que l’attitude de nos intel­lec­tuels pro­gres­sistes les « ache­mi­nait » à cette col­la­bo­ra­tion, de même que j’ai dit que d’autres, pré­sen­te­ment, s’y refu­saient d’avance. Qui peut répondre de l’avenir ? me répond Dome­nach. J’ai cru rêver, en véri­té. Quoi ? on m’accuse, repre­nant un argu­ment fal­si­fié des « Temps modernes », de refu­ser les droits que l’histoire aurait sur nous [[Alors que j’ai seule­ment écrit, répé­tons-le pour la cen­tième fois, qu’on ne peut ni se sous­traire à l’histoire de son temps ni en faire une valeur abso­lue, autre­ment dit qu’entre la démis­sion et l’opportunisme, il y a encore la place d’une action.]], on me rejette dans l’univers irréel du rêveur, et l’on s’indigne en même temps que je puisse par­ler d’une pro­messe envers l’avenir ? Que sont donc ces ser­vi­teurs de l’histoire qui s’effarouchent des paris his­to­riques ? Si nous devons prendre notre place dans les luttes du temps, contrac­ter un enga­ge­ment, faut-il donc qu’il se fasse au jour le jour ? Et, dans ce cas, en quoi ce bel enga­ge­ment dif­fère-t-il de l’opportunisme le plus hypo­crite et le plus timo­ré ? Mais non, il est bien évident que l’engagement dans l’histoire consiste aus­si à prendre un risque envers l’avenir et si Dome­nach me refuse ce droit, c’est qu’il refuse le risque, et la logique de ses actes et de ses écrits. Pour démon­trer que je me trompe en sup­po­sant que la col­la­bo­ra­tion actuelle avec le par­ti com­mu­niste peut ame­ner la col­la­bo­ra­tion avec la Rus­sie elle-même, il ne suf­fit pas de me dire, avec la sagesse des nations, que l’avenir est impré­vi­sible. Oui ou non, si demain un régime de démo­cra­tie popu­laire s’installait en France sous la pro­tec­tion de l’Armée rouge, les intel­lec­tuels pro­gres­sistes, et Dome­nach en par­ti­cu­lier, seraient-ils pour ou seraient-ils contre ? Répondre qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas savoir, que tout peut chan­ger, que sûre­ment on n’en arri­ve­ra pas là, n’est qu’une façon de fuir l’histoire, jus­te­ment. On se défi­nit en effet dans l’histoire à la fois par rap­port au pré­sent et à des évé­ne­ments pos­sibles, dont le germe est conte­nu dans le présent.

Quand je reproche au com­mu­nisme du XXe siècle de tout juger en fonc­tion d’un ave­nir, c’est que ce der­nier est repré­sen­té comme défi­ni­tif et que cette fin heu­reuse de l’histoire auto­rise alors tous les excès. L’avenir en his­toire, quand on le sup­pute, c’est seule­ment une réunion de pos­sibles et, pour défi­nir une atti­tude, il faut consi­dé­rer un à un ces pos­sibles. L’avenir his­to­rique ne jus­ti­fie donc aucun dog­ma­tisme, mais il exige un risque. Il y a autant d’irréalité à consi­dé­rer l’avenir comme d’avance défi­ni et bor­né qu’à ne pas essayer de lui don­ner par le risque et la pro­messe une défi­ni­tion vivable. Et lorsque je démon­trais, il n’y a pas si long­temps, que la pen­sée pro­gres­siste était pure­ment irréelle, je ne m’attendais pas à ce que Dome­nach m’en four­nît une si bonne preuve.

L’hypothèse que je fais, en tout cas, n’est pas absurde. Elle fait par­tie, deman­dez-le à la Tché­co­slo­va­quie, des évé­ne­ments pos­sibles. Sans doute, elle n’est pas la seule et on peut ima­gi­ner aus­si l’empire amé­ri­cain d’Europe. Rien ne nous empêche de nous défi­nir aus­si par rap­port à cette autre hypo­thèse : je l’ai fait dans ma pré­face. Mais, je le répète, il faut se défi­nir par rap­port à tous les pos­sibles, poser en quelque sorte les limites en deçà des­quelles on défi­nit son enga­ge­ment et son choix. Si on ne le fait pas, alors c’est que sous des dehors de pure­té révo­lu­tion­naire et de pieuse phi­lan­thro­pie, on a choi­si d’avance l’opportunisme et l’irresponsabilité, bien plus gra­ve­ment encore que ceux qui res­tent dans leur mai­son de cam­pagne et ne donnent, eux, de leçons à personne.

Je me suis défi­ni autant que je l’ai pu par rap­port à cette limite, et, comme d’autres, j’ai pris mon risque. Per­son­nel­le­ment, j’aimerais mieux, à vrai dire, res­ter tran­quille et écrire mes livres dans la paix. Mais je ne vois pas com­ment un intel­lec­tuel, aujourd’hui, pour­rait jus­ti­fier ses pri­vi­lèges, autre­ment que dans les risques par­ta­gés de la lutte pour la libé­ra­tion du tra­vail et de la culture. J’ai donc répon­du à la ques­tion dont je par­lais plus haut et dit que j’étais contre. Et que je ne serai jamais pour un régime qui tyran­nise à la fois le tra­vail, par la sup­pres­sion des liber­tés syn­di­cales, et la culture, par l’asservissement de l’esprit.

Là-des­sus Dome­nach me mori­gène, et sur quel ton, déci­dé­ment ! Qui peut répondre, dit-il, des réac­tions sous les tor­tures (tiens, on tor­tu­re­ra donc !) ? Mais ici per­sonne ne pense aux tor­tures, je ne suis pas si ambi­tieux ! L’engagement dont je parle est plus modeste : Un non pour com­men­cer, et la déci­sion de s’y tenir autant qu’on le pour­ra. Certes, je sais notre fai­blesse com­mune. Vous avez obser­vé vous-même que je n’ignorais pas qu’aucun de nous ne peut répondre de ce qu’il fera. Faut-il donc pour autant renon­cer à toute pro­messe, donc à toute action ? Quand nos intel­lec­tuels pro­gres­sistes visitent offi­ciel­le­ment la Pologne ou la Rus­sie, peuvent-ils répondre de ce qu’ils feraient le jour où la police sovié­tique vien­drait frap­per leurs amis ? Quand « Esprit » publie ce qu’il a publié, et dont nous nous sou­ve­nons encore, sur les révoltes ouvrières d’Allemagne et de Tché­co­slo­va­quie, en juin 1953, ses rédac­teurs peuvent-ils répondre de main­te­nir une si confor­table posi­tion quand ce serait le tour des ouvriers fran­çais d’opposer leurs poi­trines aux tanks du pro­grès ? Ils ne le peuvent pas, per­sonne ne le peut, et pour­tant ils voyagent et écrivent, ils s’engagent autre­ment dit, même s’ils refusent les consé­quences de leurs actes. Mais cet enga­ge­ment souf­fre­teux nage dans la mau­vaise foi à par­tir du moment où, sans ces­ser de ser­vir une cause, nos pro­gres­sistes pré­tendent nous enle­ver le droit d’évaluer les consé­quences de leur atti­tude, ou de prendre nos propres enga­ge­ments. S’ils ont choi­si, qu’ils le disent ; s’ils n’ont pas choi­si, qu’ils n’agissent pas comme s’ils l’avaient fait, et sur­tout qu’ils ne jugent pas de trop haut ceux qui, non sans peine, essaient de don­ner un conte­nu à leur fidé­li­té. Sans ces peines et ces fidé­li­tés, l’histoire, leur fameuse his­toire, qu’ils défi­nissent modes­te­ment le lieu où ils se trouvent, ne serait après tout qu’une aven­ture de chiens couchants.

5° J’ai eu aus­si le tort de par­ler pour d’autres, paraît-il. Hélas, ce sont les mêmes qui, hier, me repro­chaient ma soli­tude et qui aujourd’hui ne veulent pas que j’écrive « nous ». Je conti­nue­rai pour­tant de dire « nous » et vous savez bien pour­quoi, mon cher Sam­son. C’est qu’il est aujourd’hui en Europe une com­mu­nau­té d’hommes qui, sans rien concé­der à l’idéologie bour­geoise, veulent conser­ver à l’avenir un sens qui ne soit pas dégra­dé. Entre les deux pen­sées pro­vin­ciales, étri­quées et bou­deuses, qui s’affrontent aujourd’hui, et opposent avec une obs­ti­na­tion cha­grine leur liber­té sans conte­nu et leur jus­tice sans véri­té, cette com­mu­nau­té cherche à for­mu­ler, et y réus­sit de plus en plus, un espoir qui soit digne de l’Europe. Cet espoir est jus­ti­fié, selon moi, et nous com­men­çons de sor­tir de la sclé­rose où la double déca­dence de la socié­té bour­geoise et de la socié­té révo­lu­tion­naire nous avait jetés. Pour­tant, ce n’est même pas de cette com­mu­nau­té, quoique pen­sant à elle, que j’ai par­lé ; mais seule­ment pour ceux de mes amis les plus proches dont je connais la déter­mi­na­tion, et qui croient qu’il n’est pas néces­saire de géné­ra­li­ser la ser­vi­tude pour arri­ver à la jus­tice. Ils le croient, le disent, et tâche­ront d’être fidèles à cette foi que je par­tage avec eux. Si nous ne sommes pas fidèles, nous tâche­rons au moins de nous par­don­ner à nous-mêmes. Mais nous ne pour­rions pas nous par­don­ner de céder aujourd’hui, en pré­vi­sion de fai­blesses pos­sibles, à 1’unique fai­blesse impos­sible à des intel­lec­tuels res­pon­sables : ne pas lut­ter, sans res­tric­tions, contre l’abus des mots et du pouvoir.

Voi­là en tout cas la réponse que vous me deman­dez, mon cher Sam­son. J’ai long­temps hési­té à la faire, fati­gué d’avoir tou­jours à redres­ser les mêmes affir­ma­tions abu­sives, les mêmes attaques per­son­nelles, et le même sophisme inter­mi­nable, comme si nos pro­gres­sistes, à eux tous, ne dis­po­saient jamais que du même sabre ébré­ché qu’ils se repassent dans des batailles sans dan­ger. Et puis j’ai relu la lettre de Dome­nach. Et, déci­dé­ment, tant de confu­sion, et si agres­sive, un usage si constant de la res­tric­tion men­tale, méritent qu’on réponde et qu’on essaie au moins de dis­si­per quelques-uns des nuages dont s’entoure aujourd’hui la pen­sée qui se croit tou­jours de gauche.

À vous, fraternellement,

[/​Albert Camus/​]

La Presse Anarchiste