La Presse Anarchiste

Notes détachées

[(
On l’a pu lire dans notre pré­cé­dent numé­ro, la nou­velle de la mort de Clau­del nous est par­ve­nue au moment où nous met­tions sous presse, et j’eus tout juste le temps d’annoncer mon inten­tion d’essayer, dans le cahier sui­vant, de situer ce « cas d’importance ». Écrire un article en forme ? Il y en a déjà eu tel­le­ment que l’on peut se deman­der si, d’en ajou­ter un de plus, aurait un sens. Mais peut-être les quelques notes sui­vantes grif­fon­nées dans mon car­net, d’où je les détache, feront-elles mieux sen­tir qu’un texte plus cohé­rent, for­cé­ment moins direct et moins pris sur le vif, tout ce qu’en dépit de tant d’hommages offi­ciels la « ques­tion Clau­del » garde d’au moins problématique.])

Same­di 30 avril.

Fich­tre­ment embar­ras­sé pour écrire les quelques pages que je vou­drais consa­crer, pour essayer de faire le point après sa mort, à Clau­del. Presque tous les amis de « Témoins » sont contre, mais moi, qui fus long­temps sen­sible à cette énorme pré­sence, je vou­drais contri­buer à sau­ver de l’œuvre ce que les insuf­fi­sances, criantes de l’homme n’ont pu, mal­gré lui, entamer.

Comme c’était facile, il y a quelque vingt ans, lorsque chez Wul­lens, je pou­vais me croire en droit de pro­po­ser une inter­pré­ta­tion mar­xi­sante du « Sou­lier », ne met­tant alors en ques­tion ni les caté­go­ries du maté­ria­lisme ni – Clau­del. La démo­né­ti­sa­tion (rela­tive) des pre­mières ne ferait pas grand-chose. Mais le second ? Déci­dé­ment peu engoué de la pièce maî­tresse de l’œuvre : son théâtre (« l’Annonce », décou­verte – je ne l’avais jamais lue – en ce prin­temps 1955, m’a fait lit­té­ra­le­ment hor­reur : ce n’est pas la sublime cathé­drale qu’on y a vue, c’est… Four­vière [[Je sup­plie les clau­dé­liens (ou clau­dé­lâtres) de ne pas voir ici une bou­tade. Dans « Feuilles de saints » (où il y a de si admi­rables textes), le poème inti­tu­lé « L’Architecte » ne laisse pas trans­pa­raître la moindre réserve de l’auteur à l’égard de celui qu’il célèbre. Or, l’architecte en ques­tion n’est autre que le beau-père de Clau­del, bâtis­seur (hélas !) de la cala­mi­teuse basi­lique lyon­naise. En voyant, chez un artiste, l’esprit de famille pous­sé à ce point-là, on a bien du mal à ne pas avoir peur pour son art.]]) ; oui, déci­dé­ment peu acces­sible à la pré­ten­tion poé­tique de ces lourdes machines, j’ai pen­sé retrou­ver l’authenticité des dons qu’il lais­sa, comme j’en suis de plus en plus per­sua­dé et comme Mau­riac lui-même l’a don­né à entendre, trop sou­vent s’embourber par la suite, en reli­sant, encore trans­fi­gu­rés par le loin­tain reflet de mes enthou­siasmes d’antan, les grands textes du lyrique. Et voi­ci que je passe à pré­sent tour à tour d’une admi­ra­tion res­sus­ci­tée à l’ennui et à la colère. Selon les jours, selon l’heure, je crois m’enthousiasmer, ou l’envie me sai­sit d’envoyer les livres au feu. De quel dés­équi­libre dans l’œuvre (ou qui sait, peut-être aus­si en moi ?) cela est-il le signe ? Et si ce que l’on a pris pour la pro­gres­sive pré­do­mi­nance d’un art réso­lu­ment baroque ne consti­tuait, chez Clau­del, que l’aveu du porte-à-faux où il vécut, entre Pin­dare et la car­rière, l’appel confus des formes modernes et l’archaïsme d’un cre­do plus papiste que le pape ?

Pré­sence énorme, notais-je, et que les thu­ri­fé­raires ont com­pa­rée à celle de Hugo. Mais si ce n’était – bien plus gra­ve­ment encore que dans les par­ties caduques de Hugo – que la pré­sence d’un vide sonore ?

Ce n’est pas pos­sible. Du moins pas cela seulement.

Il n’est pas pos­sible qu’il n’y ait eu que du vent chez l’homme qui, par exemple, dans « Sous le rem­part d’Athènes », que je viens de lire (lequel, tout simple à‑propos qu’il soit m’a bien l’air d’une haute et libre réus­site [[Mises à part, comme tou­jours, les taches de pro­cé­dés bien super­fé­ta­toires.]]) a écrit ces lignes incom­pa­rables : « Où serait la puis­sance et la pous­sée sans elle [[La femme d’Hermas-Berthelot.]] de ce vaste esprit qui comme la mer à la marée de minuit monte boire à tous les fleuves que la terre lui verse ? »

Je l’enregistrerai comme je l’éprouve : quel poète total et de la totale plé­ni­tude ! n’ai-je pu man­quer, lisant ce pas­sage, de m’écrier en moi-même.

(Et qu’importe que le Grec qui parle ici évoque la « marée » incon­nue des Médi­ter­ra­néens, mais fami­lière à Clau­del ? Ain­si des cos­tumes médié­vaux dont le Quat­tro­cen­to vêtit les per­son­nages de la Bible.)

* * * *



Lun­di 2 mai.

Après deux jours para­doxa­le­ment dignes des plus radieuses splen­deurs de l’été, ciel de plomb, cha­leur lourde, étouf­fante. Cela et, en même temps lire Clau­del, déci­dé­ment ça fait deux lourdeurs.

C’est l’« Échange » que j’ai relu aujourd’hui. Relu n’est pas le mot exact. Je ne connais­sais la pièce que pour l’avoir vu jouer – eh oui, cela ne fait pas loin d’un demi-siècle – au Vieux-Colom­bier de Copeau. Pen­dant l’hiver 13 – 14, donc, si je ne fais erreur. Eh bien, Musil a beau avoir rai­son dans la majeure par­tie des cas sans doute, lorsqu’il oppose la sot­tise spé­ci­fique de la jeu­nesse et son sno­bisme chro­nique à la réflexion (mal­heu­reu­se­ment le plus sou­vent sté­rile) de l’âge mûr, oui Musil a beau sans doute avoir rai­son, je ne dirai que d’autant plus : coup de cha­peau ! – coup de cha­peau au petit jeune homme, aux petits jeunes gens que nous étions alors – car R. m’accompagnait ce soir-là, et je vois encore les regards furi­bonds à notre adresse des admi­ra­teurs, bétail de cénacle, scan­da­li­sés par nos éclats de rire. Dieu sait cepen­dant si nous l’aimions, le Vieux-Colom­bier de Copeau. Mais le comique invo­lon­taire de ce dia­logue (jamais oublié la femme saoule, espèce d’anticipation, je m’en suis ren­du compte plus tard, des pires gra­tui­tés de l’expressionnisme dra­ma­tur­gique de l’Allemagne d’après la pre­mière débâcle). Coup de cha­peau, encore une fois. Sur­tout si je songe que nous cher­chions alors – bien sûr, à cet âge – l’art « moderne » à tout prix ; mais encore eût-il fal­lu que ce fût de l’art.

Or, et je l’écris aujourd’hui sous le coup de ma lec­ture de la chose, on ima­gi­ne­rait dif­fi­ci­le­ment plus pesante, pénible, pré­ten­tieuse élu­cu­bra­tion que la soi-disant haute poé­sie des deux der­niers actes.

Car enfin de quoi s’agit-il ?

Clau­del est assu­ré­ment han­té ici par le même pro­blème que dans « le Par­tage ». « Le Par­tage de Midi », je l’avoue, il ne m’a jamais été don­né de le lire, et il se peut que ce soit très beau. Mais l’« Échange », je viens de m’y replon­ger et, si je demande : de quoi est-ce qu’il s’agit ? en toute hon­nê­te­té il faut le dire : pas d’autre chose que de ce dont les pièces du bou­le­vard de l’époque fai­saient, si le mot garde une signi­fi­ca­tion dans ce genre de théâtre, leur sub­stance. Le tri­angle, quoi, le fameux, l’éternel. Et ce n’est pas parce que ces deux actes sont écrits en dépit du bon sens qu’il fau­drait nous les faire pas­ser pour de la poé­sie. Et encore, qu’importerait l’écriture ? Mais tout cela : le dia­logue du mari infi­dèle et de sa pauv’ femme ; la gon­zesse qui déclame à grand ren­fort de whis­ky ; la mai­son du richard à laquelle on a fichu le feu et l’infidèle mari rame­né sur scène, mort et fice­lé sur un che­val, au fond c’est à n’y pas croire, – à ne pas croire sur­tout qu’à Paris, en ce moment, ça se rejoue et qu’on en parle sérieu­se­ment. Ou bien n’y a‑t-il donc plus per­sonne pour refu­ser de confondre, quitte à cho­quer les bien­séances d’un len­de­main d’enterrement, l’excessif avec le tra­gique et la gran­deur avec une orgie de mau­vais goût ? Je com­mence à com­prendre pour­quoi les meilleurs esprits étran­gers, par exemple en pays de langue alle­mande ou en Ita­lie – voir Hof­manns­thal, voir Mon­tale – s’étonnaient ou s’étonnent de l’engouement fran­çais pour le « phé­no­mène » (et tant pis, ma foi, si le mot fait double sens) Clau­del.

Seule­ment, il y a le pre­mier acte.

Et là les per­son­nages sont plan­tés avec une telle force qu’on n’a même pas le temps de se deman­der s’ils sont vrai­sem­blables, et le pro­blème est posé avec une vigueur telle, une telle bru­ta­li­té, même, qu’on s’en moque bien que ce soit seule­ment le pro­blème de l’éternel tri­angle – qui d’ailleurs a son impor­tance, cha­cun le sait, qui essaye de se débrouiller dans cette bougre de vie. Oui, dans ce sata­né pre­mier acte, une rage de pos­sé­der le réel se mani­feste si spon­ta­né­ment que l’on ne peut pas faire autre­ment que d’être dans le coup, et qu’on accepte de prendre à tra­vers la figure cette espèce de contre-rhé­to­rique mal­adroite, domi­na­trice, et fina­le­ment poésie.

D’où vient la cassure ?

Je peux me trom­per, mais je crois bien que c’est ceci :

Dans ce pre­mier acte – tou­jours lui – où la nature est toute pré­sente, et l’amour, qu’il s’agisse du pur amour de la femme légi­time ou bien des sau­vages ins­tincts de son sau­vage de mari ou du type plein aux as qui vou­dra faire l’échange, la vio­lence (je dis bien vio­lence, et non point cette fré­né­sie fabri­quée qui se déchaîne dans le reste) est telle, à tel point authen­tique qu’on se dit : chouette, il va y avoir du sport ; et que de tout son cœur on approuve le poète de se don­ner tant de peine pour trou­ver – et tant pis si ça grince – une forme, un verbe pas comme les autres. – Et puis, après la « faute », pata­tras. Mal­gré la femme pom­pette, mal­gré le mac­cha­bée fice­lé sur son dada, mal­gré le pseu­do-wes­tern, nous n’avons plus qu’un… mys­tère sur le sacre­ment du mariage. On com­prend très bien que ça ait pu aider Clau­del per­son­nel­le­ment. Mais son art ? C’est à coup d’amulettes (qu’il pre­nait pour de la foi) qu’il l’a étouf­fé, anéanti.

Il n’y a pas de grand poète sans intré­pi­di­té de l’esprit, de l’âme et du cœur.

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas non plus de grand poète qui – cela n’a rien à voir avec l’intrépidité (mais au fait, si !) – ne « mouille » (comme eût dit Péguy) au contraire même de son essence, à la lie du monde. Et il ne fait pas de doute que Clau­del a par­fois « mouillé » dans ce sens-là, le bon, l’indispensable (celui qui fait entre autres les grands poètes comiques – ah ! que ne fût-ce plus sou­vent son cas !). Ain­si, lorsqu’il inven­ta – tou­jours en ce pre­mier acte de l’« Échange » – le rôle du mil­lion­naire puri­tain qui « a trou­vé son salut tout fait en nais­sant ». Ceci, par exemple (et qu’on dise si ce n’est pas du Dau­mier – presque du Brecht) :

« Tho­mas Pol­lok Nageoire. – J’ai été comme cela moi-même, mais j’ai eu bien­tôt com­pris qu’avant tout
« Il est bon d’avoir de l’argent à la banque. Glo­ri­fié soit le Sei­gneur qui a don­né le dol­lar à l’homme,
« Afin que cha­cun puisse vendre ce qu’il a et se pro­cu­rer ce qu’il désire,
« Et que cha­cun vive d’une manière décente et confor­table, amen ! »

Comme de bien enten­du, je ne veux pas me faire dire ici qu’il n’y a pas eu aus­si d’autres « mouillures » chez Clau­del ; que l’on songe à l’inquisiteur du « Sou­lier », à tels ver­sets des « Cinq Grandes Odes » ou encore aux « Feuilles de Saints » (l’incomparable Ver­laine, par exemple). De grands pans de cos­mos et d’âme sont là res­ti­tués, selon cette sourde musique écla­tante qu’il inven­ta (en par­tie) et qu’il lègue – peut-être – à ceux qui vien­dront. Mais l’ensemble fait-il une œuvre ? Loin d’écrire : on peut en dou­ter, je dirai : cer­tai­ne­ment pas. La céré­mo­nie de ses obsèques natio­nales bouche, recouvre le vide d’un inter­règne, ou bien vou­lut faire illu­sion sur l’abolition de ce divorce de l’art et de la foule, qu’il a si long­temps cru sym­bo­li­ser, mais qu’il n’a sur­mon­té à la fin que parce qu’il y avait mal­donne. (Typique, l’embarras d’un Thier­ry Maul­nier se deman­dant : com­ment situer Claudel ?)

Quand il ne mouillait pas, ce grand bour­geois bien-pen­sant cher­chait l’alibi de son œuvre dans des œuvres qui n’en sont guère. Il y a (que l’intègre hugue­not me par­donne : je ne parle pas de la pen­sée, mais de la poé­tique) d’un du Bar­tas dans son cas.

Il y a aus­si plus grave : quand il ne mouillait pas, il écri­vait « l’Ode au maré­chal », et puis l’autre. – Au lieu de mouiller, il se mouillait.

[/​Jean Paul Sam­son/​]

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