Car le paganisme ne disparut pas aussi vite qu’on le suppose parfois ; même lorsque la population laborieuse des villes fut devenue chrétienne dans son immense majorité, il conserva des fidèles parmi les lettrés, dans l’aristocratie, parmi les habitants des campagnes. L’école néoplatonicienne d’Alexandrie avait cherché à réconcilier le polythéisme avec la raison chargé de subtilités grecques, son enseignement ne se détachait de la mythologie que pour y revenir par une voie détournée. Or, son influence fut grande dans les milieux intellectuels, aux IIIe, IVe et Ve siècles. Plotin, son plus illustre représentant, passa vingt-six ans à Rome ; son langage obscur mais éloquent, son visage inspiré, ses allures de messager des dieux lui conféraient un prestige extraordinaire ; magistrats, sénateurs, nobles matrones se pressaient pour l’entendre. De nombreux disciples propagèrent sa doctrine dans toutes les classes de la société ; l’un d’eux, Porphyre, obtint un grand renom. Jamblique au IVe siècle et Proclus au Ve seront encore d’illustres représentants du néoplatonisme alexandrin. Les poètes continueront, eux aussi, de chanter les dieux d’Homère et de Virgile ; sous des empereurs entièrement gagnés à la cause chrétienne, un Claudien composera des vers d’une inspiration essentiellement païenne ; et dans les écoles, en plein Ve siècle, les récits mythologiques tiendront encore le premier rang.
L’aristocratie se fit la protectrice des écrivains qui célébraient le vieux culte, car dans son immense majorité elle resta fidèle aux croyances des Romains de l’époque classique. Cinq familles sénatoriales seulement étaient chrétiennes ; quand Symmaque demanda à l’empereur de rétablir l’autel de la Victoire, enlevé du Sénat par son ordre. C’est avec un dédain non dissimulé que la noblesse regardait les foules se précipiter vers. le baptême ; et elle accusait les princes chrétiens d’être les auteurs des maux dont souffrait l’Etat. Or ses immenses domaines, ses légion d’esclaves et de clients, la richesse de ses palais, les hautes dignités dont ses membres étaient fréquemment revêtus lui assuraient un prestige considérable. Et, si elle agissait de la sorte, c’est qu’elle jugeait la cause de Rome indissolublement liée à celle de la religion ancestrale ; en conservant les rites et les traditions d’autrefois, elle se laissait guider par son patriotisme. Symmaque, l’un de ses représentants les plus illustres, est resté dans l’histoire comme le défenseur type du polythéisme expirant. Sa remarquable éloquence, ses rares qualités d’écrivain, son intégrité, les hautes fonctions qu’il avait remplies lui valaient la confiance de tous les patriciens. Dans le domaine religieux, il se montrait d’une ardeur infatigable, ranimant le zèle des sénateurs plus tièdes et multipliant les sacrifices pour apaiser la colère des dieux.
L’influence de l’aristocratie fut encore assez grande, sous Théodose, pour empêcher l’application en Occident des mesures édictées par ce prince au sujet de la fermeture des temples. Ce ne furent point des motifs d’ordre politique qui décidèrent les paysans à rester fidèles au polythéisme. Dans l’esprit de ces hommes ignorants et crédules, la foi aux dieux traditionnels et la crainte des maléfices demeuraient très vives. Pour eux, ni Pan ni Bacchus n’étaient morts, tués par les railleries des chrétiens ; des dryades et des satyres continuaient d’habiter les bois ; des nymphes se baignaient toujours dans les eaux cristallines des fontaines et des rivières. Comme aux époques précédentes, on trouvait çà et là des effigies sacrées à la campagne et dans des temples agrestes, les charbons du sacrifice continuaient de fumer en l’honneur des divinités champêtres. Les imaginations ne parvenaient point à se détacher des fantômes qui les avaient émues durant des siècles ; c’est avec beaucoup de lenteur que les anciens mythes cédaient la place à des mythes plus jeunes.
Afin de tuer la vieille religion qui pouvait vivre encore longtemps, même dans certaines villes, les empereurs chrétiens prirent contre elle des mesures draconiennes. Dès 341, un édit prohiba les sacrifices et cette défense fut renouvelée, avec peine de mort, en 353 et 356 ; la même peine fut portée en 385 contre les aruspices, et en 392 contre ceux qui pénétraient dans un temple. Un édit de 408, complété par plusieurs autres d’Honorius, marqua la fin du culte national du point de vue officiel. Mais, en fait, il subsista malgré toutes les interdictions, dans des contrées où les habitants le défendirent pied à pied ; à Rome même, ses partisans étaient assez nombreux, au milieu du VIe siècle, pour vouloir restaurer le Palladium et rouvrir le temple de Janus. C’est en accueillant maintes pratiques de ses adversaires et en préconisant des croyances voisines de celles qu’il combattait, que le christianisme assura son triomphe définitif.
Aux divinités bienfaisantes il substitua ses nombreux saints ; les anciens dieux, transformés en démons, continuèrent d’être cités dans les formules imprécatoires ; le culte de Marie fit oublier celui des déesses ; et, dans la hiérarchie céleste, le Christ prit naturellement la place qui revenait autrefois à Jupiter. Le clergé adopta les fêtes particulièrement chères au peuple ; la procession de la Chandeleur succéda aux Lupercales, les Rogations furent substituées aux Ambarvales, Noël fut célébré le jour de la naissance du dieu Mithra ; des agapes fraternelles rappelèrent les anciens repas sacrés. On éleva des chapelles ou des monastères dans les lieux de pèlerinages fréquentés par les païens ; beaucoup de temples furent transformés en églises ; parfois même des effigies de dieux devinrent des statues de saints, telle serait en particulier l’origine de la fameuse statue de saint Pierre que les fidèles vénèrent dans l’immense basilique vaticane. Objets liturgiques, ornements sacerdotaux, usage des cierges et de l’encens sont aussi des legs de l’ancien polythéisme. Loin de disparaître totalement, ce dernier a continué de vivre, modifié et rajeuni, dans le culte et les légendes qui s’imposèrent pour de longs siècles en Occident.
L. Barbedette.