La Presse Anarchiste

Le déclin d’un culte

    À Rome, le peuple ne put se satis­faire indé­fi­ni­ment du culte offi­ciel, trop for­ma­liste et trop sec, il se tour­na vers les dieux de l’O­rient qui appor­taient l’es­pé­rance aux coeurs ulcé­rés par les misères d’i­ci-bas. Le culte de Cybèle fut intro­duit pen­dant la seconde guerre punique ; ceux d’l­sis, d’O­si­ris, de Mithra, d’At­tis, de Saba­zios recru­te­ront plus tard de nom­breux fidèles. Contre les reli­gions étran­gères le Sénat se dres­se­ra inuti­le­ment, et c’est en vain qu’il fera mettre à mort des mil­liers d’hommes et de femmes accu­sés d’a­voir par­ti­ci­pé aux bac­cha­nales. Dans leur lutte contre les rites égyp­tiens ou l’as­tro­lo­gie chal­déenne, Auguste, Tibère et d’autres empe­reurs ne seront pas plus heu­reux. Les dieux d’O­rient s’ins­tal­le­ront à Rome en vain­queurs. Cali­gu­la auto­ri­se­ra les mys­tères d’l­sis ; Ves­pa­sien sera favo­rable aux nou­veaux cultes ; Com­mode célé­bre­ra les fêles de Mithra ; Hélio­ga­bale sera grand prêtre d’un dieu asia­tique ; Alexandre Sévère accor­de­ra, une place aux prin­ci­pales divi­ni­tés étran­gères dans son pan­théon. Et le chris­tia­nisme lui-même trou­ve­ra dans ces reli­gions de salut, qui par­laient au coeur et à l’âme, des rivales dan­ge­reuses dont il ne triom­phe­ra qu’a­près plu­sieurs siècles de lutte et grâce à la pro­tec­tion des empe­reurs deve­nus les sou­tiens de l’Église. 

    Car le paga­nisme ne dis­pa­rut pas aus­si vite qu’on le sup­pose par­fois ; même lorsque la popu­la­tion labo­rieuse des villes fut deve­nue chré­tienne dans son immense majo­ri­té, il conser­va des fidèles par­mi les let­trés, dans l’a­ris­to­cra­tie, par­mi les habi­tants des cam­pagnes. L’é­cole néo­pla­to­ni­cienne d’A­lexan­drie avait cher­ché à récon­ci­lier le poly­théisme avec la rai­son char­gé de sub­ti­li­tés grecques, son ensei­gne­ment ne se déta­chait de la mytho­lo­gie que pour y reve­nir par une voie détour­née. Or, son influence fut grande dans les milieux intel­lec­tuels, aux IIIe, IVe et Ve siècles. Plo­tin, son plus illustre repré­sen­tant, pas­sa vingt-six ans à Rome ; son lan­gage obs­cur mais élo­quent, son visage ins­pi­ré, ses allures de mes­sa­ger des dieux lui confé­raient un pres­tige extra­or­di­naire ; magis­trats, séna­teurs, nobles matrones se pres­saient pour l’en­tendre. De nom­breux dis­ciples pro­pa­gèrent sa doc­trine dans toutes les classes de la socié­té ; l’un d’eux, Por­phyre, obtint un grand renom. Jam­blique au IVe siècle et Pro­clus au Ve seront encore d’illustres repré­sen­tants du néo­pla­to­nisme alexan­drin. Les poètes conti­nue­ront, eux aus­si, de chan­ter les dieux d’Ho­mère et de Vir­gile ; sous des empe­reurs entiè­re­ment gagnés à la cause chré­tienne, un Clau­dien com­po­se­ra des vers d’une ins­pi­ra­tion essen­tiel­le­ment païenne ; et dans les écoles, en plein Ve siècle, les récits mytho­lo­giques tien­dront encore le pre­mier rang. 

    L’a­ris­to­cra­tie se fit la pro­tec­trice des écri­vains qui célé­braient le vieux culte, car dans son immense majo­ri­té elle res­ta fidèle aux croyances des Romains de l’é­poque clas­sique. Cinq familles séna­to­riales seule­ment étaient chré­tiennes ; quand Sym­maque deman­da à l’empereur de réta­blir l’au­tel de la Vic­toire, enle­vé du Sénat par son ordre. C’est avec un dédain non dis­si­mu­lé que la noblesse regar­dait les foules se pré­ci­pi­ter vers. le bap­tême ; et elle accu­sait les princes chré­tiens d’être les auteurs des maux dont souf­frait l’E­tat. Or ses immenses domaines, ses légion d’es­claves et de clients, la richesse de ses palais, les hautes digni­tés dont ses membres étaient fré­quem­ment revê­tus lui assu­raient un pres­tige consi­dé­rable. Et, si elle agis­sait de la sorte, c’est qu’elle jugeait la cause de Rome indis­so­lu­ble­ment liée à celle de la reli­gion ances­trale ; en conser­vant les rites et les tra­di­tions d’au­tre­fois, elle se lais­sait gui­der par son patrio­tisme. Sym­maque, l’un de ses repré­sen­tants les plus illustres, est res­té dans l’his­toire comme le défen­seur type du poly­théisme expi­rant. Sa remar­quable élo­quence, ses rares qua­li­tés d’é­cri­vain, son inté­gri­té, les hautes fonc­tions qu’il avait rem­plies lui valaient la confiance de tous les patri­ciens. Dans le domaine reli­gieux, il se mon­trait d’une ardeur infa­ti­gable, rani­mant le zèle des séna­teurs plus tièdes et mul­ti­pliant les sacri­fices pour apai­ser la colère des dieux. 

    L’in­fluence de l’a­ris­to­cra­tie fut encore assez grande, sous Théo­dose, pour empê­cher l’ap­pli­ca­tion en Occi­dent des mesures édic­tées par ce prince au sujet de la fer­me­ture des temples. Ce ne furent point des motifs d’ordre poli­tique qui déci­dèrent les pay­sans à res­ter fidèles au poly­théisme. Dans l’es­prit de ces hommes igno­rants et cré­dules, la foi aux dieux tra­di­tion­nels et la crainte des malé­fices demeu­raient très vives. Pour eux, ni Pan ni Bac­chus n’é­taient morts, tués par les raille­ries des chré­tiens ; des dryades et des satyres conti­nuaient d’ha­bi­ter les bois ; des nymphes se bai­gnaient tou­jours dans les eaux cris­tal­lines des fon­taines et des rivières. Comme aux époques pré­cé­dentes, on trou­vait çà et là des effi­gies sacrées à la cam­pagne et dans des temples agrestes, les char­bons du sacri­fice conti­nuaient de fumer en l’hon­neur des divi­ni­tés cham­pêtres. Les ima­gi­na­tions ne par­ve­naient point à se déta­cher des fan­tômes qui les avaient émues durant des siècles ; c’est avec beau­coup de len­teur que les anciens mythes cédaient la place à des mythes plus jeunes. 

    Afin de tuer la vieille reli­gion qui pou­vait vivre encore long­temps, même dans cer­taines villes, les empe­reurs chré­tiens prirent contre elle des mesures dra­co­niennes. Dès 341, un édit pro­hi­ba les sacri­fices et cette défense fut renou­ve­lée, avec peine de mort, en 353 et 356 ; la même peine fut por­tée en 385 contre les arus­pices, et en 392 contre ceux qui péné­traient dans un temple. Un édit de 408, com­plé­té par plu­sieurs autres d’Ho­no­rius, mar­qua la fin du culte natio­nal du point de vue offi­ciel. Mais, en fait, il sub­sis­ta mal­gré toutes les inter­dic­tions, dans des contrées où les habi­tants le défen­dirent pied à pied ; à Rome même, ses par­ti­sans étaient assez nom­breux, au milieu du VIe siècle, pour vou­loir res­tau­rer le Pal­la­dium et rou­vrir le temple de Janus. C’est en accueillant maintes pra­tiques de ses adver­saires et en pré­co­ni­sant des croyances voi­sines de celles qu’il com­bat­tait, que le chris­tia­nisme assu­ra son triomphe définitif. 

    Aux divi­ni­tés bien­fai­santes il sub­sti­tua ses nom­breux saints ; les anciens dieux, trans­for­més en démons, conti­nuèrent d’être cités dans les for­mules impré­ca­toires ; le culte de Marie fit oublier celui des déesses ; et, dans la hié­rar­chie céleste, le Christ prit natu­rel­le­ment la place qui reve­nait autre­fois à Jupi­ter. Le cler­gé adop­ta les fêtes par­ti­cu­liè­re­ment chères au peuple ; la pro­ces­sion de la Chan­de­leur suc­cé­da aux Luper­cales, les Roga­tions furent sub­sti­tuées aux Ambar­vales, Noël fut célé­bré le jour de la nais­sance du dieu Mithra ; des agapes fra­ter­nelles rap­pe­lèrent les anciens repas sacrés. On éle­va des cha­pelles ou des monas­tères dans les lieux de pèle­ri­nages fré­quen­tés par les païens ; beau­coup de temples furent trans­for­més en églises ; par­fois même des effi­gies de dieux devinrent des sta­tues de saints, telle serait en par­ti­cu­lier l’o­ri­gine de la fameuse sta­tue de saint Pierre que les fidèles vénèrent dans l’im­mense basi­lique vati­cane. Objets litur­giques, orne­ments sacer­do­taux, usage des cierges et de l’en­cens sont aus­si des legs de l’an­cien poly­théisme. Loin de dis­pa­raître tota­le­ment, ce der­nier a conti­nué de vivre, modi­fié et rajeu­ni, dans le culte et les légendes qui s’im­po­sèrent pour de longs siècles en Occident. 

L. Bar­be­dette.

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