Qu’on me permette de commencer
par un fait personnel. Je reçus l’ouvrage de Robert Mallet
avec cette dédicace : « À Renée Lang, en
espérant qu’elle discernera à travers “Une mort
ambiguë” le désir – pour l’auteur – d’atteindre
à une vie qui trouve son unité. » C’est clair.
Robert Mallet ne pouvait se contenter d’être le présentateur
de correspondances – fussent-elles celles de Gide, de Claudel, de
Jammes, de Suarès, de Valéry – ou l’agent
provocateur de Léautaud à la radio. Du reste, les
lecteurs de ses poèmes le savaient depuis longtemps. (Nommons
au moins, en passant, son petit recueil « Amour, mot de passe
», publié par Pierre Seghers.) Il est vrai que ses
grands aînés ont trouvé en lui un témoin
et un historiographe remarquable – sensible et adroit à
l’extrême, aussi scrupuleux que compréhensif, aussi
stimulateur que respectueux ; mais leur expérience, leur
exemple, leurs enseignements ont suscité en lui un
prolongement qui n’est que la réponse à sa propre
conscience. Profondément responsable en tant qu’homme envers
l’humanité, « obstiné à vouloir donner à
(sa) vie un sens qui ne fût pas que celui de son cheminement
charnel ». Robert Mallet, dans son nouvel ouvrage, élabore
à travers les opinions, les agissements, les morts des grands
écrivains qu’il a connus une mise au point de sa pensée
devant les problèmes spirituels et temporels de notre époque.
Le titre du livre se rapporte,
bien entendu, à André Gide. Mort ambiguë, vie
ambiguë, héritage ambigu… Les dernières paroles
de ce protée – « C’est toujours la lutte entre ce
qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas » – ajoutent à
notre perplexité, permettant à chacun, croyant ou
agnostique, de les interpréter, non toutefois sans un léger
embarras, selon sa pente. L’absence de toute disposition pour ses
funérailles laissa à ses héritiers le soin
délicat de décider de ses dernières volontés,
ce qui entraîna une double et contradictoire cérémonie
: mort païenne à Paris, obsèques religieuses à
Cuverville. Mais Robert Mallet, qui a vécu de longues heures
dans l’intimité du vieil écrivain, se refuse à
donner un sens négatif à cette ambiguïté.
Face à la certitude opaque et obstinée de Claudel, face
au ricanement négateur de Léautaud, c’est vers le
doute perméable et mobile de Gide, générateur de
liberté, qu’il penche. L’ouvrage contient des portraits
admirables de ces trois hommes, des instantanés et des
dialogues qui, mieux que des peintures méticuleuses, éclairent
et pénètrent l’essentiel de leurs caractères
et de leurs messages. Il comprend certaines descriptions, comme
celles des funérailles normandes de Gide ou, plus loin, la
visite de Léautaud, en compagnie de Mallet, au cimetière
de Cuverville, qui sont d’une précision documentaire, d’une
force d’évocation et d’une netteté d’écriture
inoubliables. Il offre des aperçus hardis, serrés de
Valéry, Mauriac, voire de Jouhandeau et d’autres.
Cependant, bien que cette longue
part de témoignage constitue désormais un document
quasi indispensable à notre connaissance des plus ou moins
grands « chefs de file », l’essai de Robert Mallet est
en premier et dernier lieu l’ouvrage d’un moraliste. Désirant
transmuer le « peut-être » de Gide en un «
peut être » et proposant « l’idéal de
progrès poussé à son point de perfection dans le
secret de l’individu, non pas comme un pis-aller mais comme le seul
moyen de satisfaire la soif d’absolu de l’homme au cours de son
existence », l’auteur espère en une cité future
où le « oui » de Claudel, le « non »
de Léautaud et le « peut-être » de Gide
puissent cohabiter : « La dictature est un monologue. Le
dialogue y conduit. Seule la trilogie préserve partiellement
la liberté d’expression. »
Renée Lang
Post-scriptum sur le même
ouvrage
Il ne fait aucun doute que Robert
Mallet s’est honnêtement efforcé de nous donner dans
son livre le graphique le plus exact possible de ses observations sur
la personne de Gide et des réflexions qu’elle lui a
inspirées, et c’est pourquoi je ne puis être que
doublement reconnaissant à notre amie Mme Renée Lang,
éminente spécialiste des études gidiennes,
d’avoir rédigé pour nous l’analyse que l’on vient
de lire. Qu’elle m’excuse si, toutefois, j’ose m’inscrire en
faux contre l’« embarras » où Gide nous aurait
laissés quant à sa pensée dernière. Même
en admettant que les derniers mots qu’il a prononcés
justifient les commentaires où se sont jetés les
croyants, et qu’il se soit vraiment agi d’une mort ambiguë,
qu’est-ce que cela prouve ? (Au reste, les croyants se sont ici
trop complaisamment laissés aller à interpréter
dans leur sens des paroles que la pensée adulte de Gide
commanderait au contraire de ne considérer que comme une
observation psychologique d’un esprit conscient jusqu’au bout –
ou plus gidiennement encore, comme une observation physiologique sur
l’opposition entre le vouloir-encore-vivre (le non raisonnable) de
la machine, et le raisonnable d’en finir…) C’est par une
survivance des mœurs « chrétiennes » que
certains, fussent-ils incroyants – dans le cas de Mallet, c’est
moins simple : il doute de son doute – attachent tant d’importance
aux jours ultimes d’une vie. Le Gide tranquillement détaché
de la foi tel que l’ont défini tant de pages sans ambiguïté
est autrement générateur de liberté que les
hésitations – à mon avis imaginaires – que l’on a
voulu prêter à ses derniers instants. Au risque de
paraître, par fidélité plus profonde à son
constant effort de libération, peu « gidiennement »
nuancé, je n’hésiterai pas à écrire –
car la question dépasse Gide tout comme il avait su se
dépasser lui-même – que la vérité de
l’exemple gidien réside dans le vrai Gide, celui qui, si
douloureusement écartelé qu’il ait pu être en
tant de domaines, osa toujours se choisir.
J. P. S.