La Presse Anarchiste

L’effet des persécutions

    Pen­dant quinze mois on a tout mis en mou­ve­ment pour étouf­fer l’a­nar­chie. On a réduit la presse au silence, sup­pri­mé les hommes, fusillé à bout por­tant en Guyane, trans­por­té dans les îles en Espagne, incar­cé­ré par mil­liers en Ita­lie, sans même se don­ner le luxe de lois dra­co­niennes ou de comé­dies judi­ciaires. On a cher­ché par­tout jus­qu’à affa­mer la femme et l’en­fant en envoyant la police faire pres­sion sur les patrons qui osaient encore don­ner du tra­vail à des anarchistes. 

    On ne s’est arrê­té devant aucun moyen afin d’é­cra­ser les hommes et étouf­fer l’idée. 

    Et, mal­gré tout, jamais l’i­dée n’a fait autant de pro­grès qu’elle en a fait pen­dant ces quinze mois. 

    Jamais elle n’a gagné si rapi­de­ment des adhérents. 

    Jamais elle n’a si bien péné­tré dans des milieux, autre­fois réfrac­taires à tout socialisme. 

    Et jamais on n’a si bien démon­tré que cette concep­tion de la socié­té sans exploi­ta­tion, ni auto­ri­té, était un résul­tat néces­saire de tout le mon­ceau d’i­dées qui s’o­père depuis le siècle pas­sé ; qu’elle à ses racines pro­fondes dans tout ce qui a été dit depuis trente ans dans le domaine de la jeune science du déve­lop­pe­ment des socié­tés, dans la science des sen­ti­ments moraux, dans la phi­lo­so­phie de l’his­toire et dans la phi­lo­so­phie en général. 

    Et l’on entend dire déjà : ― « L’a­nar­chie ? Mais, c’est le résu­mé de la pen­sée du siècle à venir ! Méfiez-vous-en, si vous cher­chez à retour­ner vers le pas­sé. Saluez-la si vous vou­lez un ave­nir de pro­grès et de liberté ! » 

— O — 

    Alors que l’é­ti­quette seule d’a­nar­chiste valait, de par la loi, la relé­ga­tion en Guyane et la mort lente sous les fièvres palu­déennes et la cra­pau­dine des gardes-chiourme, ― qu’est-ce qui occu­pait sur­tout la presse ? 

    On se sou­vient de l’en­quête sur l’a­nar­chie faite par un grand jour­nal de Paris, ― « Pour por­ter le front haut et serein, comme ils le portent, ils doivent être ins­pi­rés d’un grand idéal » ― disait-on. « Il faut le connaître ! » Et on a lu les cen­taines d’ar­ticles de la presse quto­dienne et men­suelle, com­men­cés peut-être avec le désir d’é­cra­ser « l’hydre aux cent têtes », mais ter­mi­nés sou­vent par la jus­ti­fi­ca­tion des idées et des hommes. 

    La jeu­nesse des écoles si lon­gue­ment réfrac­taire à un socia­lisme qui, com­men­cé glo­rieu­se­ment, finis­sait par une loi de huit heures ou une expro­pria­tion des che­mins de fer par l’É­tat, ― a salué la nou­velle venue. Les jeunes y ont aper­çu une concep­tion large, puis­sante de la vie des socié­tés, embras­sant tous les rap­ports humains et por­tant dans tous ces rap­ports la fier­té, la force, l’i­ni­tia­tive de l’homme libre ― essence même de tout pro­grès. Et, dans leurs meilleurs repré­sen­tants, les jeunes se sont pas­sion­nés pour une concep­tion qui leur fait com­prendre com­ment l’af­fran­chis­se­ment du tra­vailleur devient l’af­fran­chis­se­ment de l’homme ; com­ment com­mu­nisme et anar­chie brisent toutes les entraves dans les­quelles une socié­té chré­tienne, droit-romain et jaco­bine étouf­fait la liber­té de l’être humain. 

— O — 

    La presse anglaise, ― sur­tout le jour­nal heb­do­ma­daire qui parle aux pay­sans et aux tra­vailleurs ― a pris sa part dans la dis­cus­sion des prin­cipes, de l’i­déal, des voies et des moyens anar­chistes. Pen­dant des mois et des mois, cinq ou six des jour­naux les plus lus par les masses dans les pro­vinces don­naient une ou deux colonnes de cor­res­pon­dance sur l’a­nar­chie. ― « Assez, s’é­criaient les édi­teurs ; désor­mais nous ces­sons cette cor­res­pon­dance ! » Mais dès le numé­ro sui­vant, elle était rou­verte à nou­veau sur une nou­velle issue quel­conque : indi­vi­dua­lisme et com­mu­nisme, l’É­tat et l’in­di­vi­du… On en ferait déjà des volumes, et elle dure encore ! 

— O — 

    En même temps, en Alle­magne et en Rus­sie, des tra­vaux éla­bo­rés paraissent dans les revues sur les rap­ports entre la socié­té et l’in­di­vi­du, les droits de l’É­tat, le fait de l’in­di­vi­du se pla­çant en dehors de la morale cou­rante et l’in­fluence de ce fait, les pro­grès de la morale publique, et ain­si de suite. On déter­rait God­win et Max Stir­ner ; on étu­diait et com­men­tait Nietsche et on mon­trait com­ment l’a­nar­chiste qui meurt sur l’é­cha­faud se rat­tache au cou­rant phi­lo­so­phique qui s’est tra­duit dans l’oeuvre du phi­lo­sophe allemand. 

    Et enfin Tol­stoï, par­lant à tout le monde civi­li­sé, mon­trait dans ses réponses aux cri­tiques sus­ci­tées par son der­nier livre, comme quoi, non seule­ment le chré­tien, mais tout homme intel­li­gent, quelle que soit sa phi­lo­so­phie, for­cé­ment doit rompre entiè­re­ment avec l’É­tat qui orga­nise l’ex­ploi­ta­tion du tra­vailleur, ― doit refu­ser de prendre la moindre part dans les crimes, l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique et les atro­ci­tés mili­taires com­mis par chaque État, quelle que soit son étiquette. 

    Pour résu­mer en quelques mots ― dans tous les domaines mul­tiples de la pen­sée il s’est pro­duit une pous­sée vers l’a­nar­chie ; un pro­fond tra­vail d’i­dées s’ac­com­plit, qui mène à l’a­nar­chie et donne une force nou­velle au communisme. 

— O — 

    Nous enre­gis­trons ce tra­vail avec bon­heur. Mais nos idées se portent sur­tout ailleurs. 

    Nous cher­chons les indices qui nous montrent que le même tra­vail s’o­père dans les classes qui peinent pour tout pro­duire, sans jouir d’au­cune des mer­veilles d’art, de science et de luxe qu’elle entasse sur la terre. 

    Nous trou­vons par­tout de ces indices : dans les mee­tings, les congrès ouvriers, dans le lan­gage même de ces réunions. Mais nous ne ces­sons de nous deman­der : « L’é­cho de ces dis­cus­sions pénètre-t-il dans la demeure, le tau­dis du tra­vailleur, la chau­mière du pay­san ? Le pay­san et le tra­vailleur entre­voient-ils la route qui les mène­ra à leur double affran­chis­se­ment du Capi­tal et de l’É­tat ? Ou bien , leur­rés par les savants, les prêtres, les jour­na­listes, les admi­ra­teurs du pou­voir et toute la mar­maille entre­te­nue par l’É­tat, ― main­tiennent-ils encore la foi inébran­lable dans les bien­faits du jaco­bi­nisme gouvernemental ? » 

    Leur cri­tique de ce qui les fait souf­frir, dépasse-t-elle la cri­tique des indi­vi­dus ? S’é­lève-t-elle à la cri­tique des prin­cipes sur les­quels le Capi­tal, le sala­riat et leur créa­ture ― l’É­tat ― résident ? 

    L’i­dée d’u­nion inter­na­tio­nale de tous les oppri­més s’im­plante-t-elle par­mi eux, et leurs cœurs saignent-t-ils éga­le­ment à la nou­velle de mas­sacres com­mis à Four­mies ou à Ber­lin, à Chi­ca­go ou à Vienne. Englobent-t-ils dans une même haine la bande inter­na­tio­nale des exploi­teurs, qu’ils s’ap­pellent patriotes japo­nais ou fran­çais, alle­mands ou anglais ? 

    Née au sein du peuple, sous l’ins­pi­ra­tion du peuple dans l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs et forte main­te­nant de tout l’ap­pui qu’elle trouve dans l’é­tude, l’i­dée doit retour­ner au peuple, gran­dir dans son sein, l’ins­pi­rer de son souffle irrésistible. 

    Là seule­ment elle attein­dra tout son déve­lop­pe­ment. Là seule­ment, elle pren­dra corps et trou­ve­ra ses formes pour se sub­sti­tuer au monde ancien qui s’en va et recons­truire la socié­té sur des bases d’é­ga­li­té, de liber­té entière de l’in­di­vi­du, de fra­ter­ni­té entre tous les hommes. 

Pierre Kro­pot­kine.

La Presse Anarchiste