Ici, elles prenaient le caractère d’une grande fête ouvrière, pleine de gaieté ; là, d’une protestation révolutionnaire ; ailleurs, d’un devoir que le travailleur s’impose et qu’il accomplit, sombre, avec l’arrière-pensée que ce qui se fait n’est pas ce qui devrait se faire… « Marchons toujours ! »
C’était le cas à Londres — et, poussés par ce sentiment, des groupes nombreux d’ouvriers des faubourgs et des petites villes des environs se mettaient en marche à la pointe du jour, faisant cinq lieues avant d’arriver au point de départ des colonnes qui marchaient vers le Hyde Park.
Quarante kilomètres à parcourir pour faire acte de présence à la manifestation ! Ah ! messieurs les bourgeois, si dans votre béatitude, vous pouviez seulement comprendre les sacrifices que représentent ces millions d’ouvriers accourus aux manifestations — le frisson vous viendrait au dos à l’idée qu’un jour ils pourront vous demander compte de ces sacrifices. Tout de même la sombre attitude des travailleurs anglais a frappé les jouisseurs.
À Vienne, par contre tout était à la joie. C’est que les Viennois, — les travailleurs qui ressemblent le plus aux travailleurs parisiens — font leurs insurrections en chantant. Et ces 150.000 hommes qui étaient venus s’amuser et acclamer le renouveau qu’ils sentent venir, chantaient la mort de la bourgeoisie, l’avènement d’une ère nouvelle de travail pour tous, d’égalité et de bien-être pour tous. Et dans ce défilé joyeux le riche voyait avec inquiétude un petit groupe de trois cents étudiants qui, eux aussi, étaient venus se ranger dans le cortège ouvrier et affirmer cette union du peuple avec la jeunesse des écoles, par laquelle s’annonçaient les insurrections à Paris avant 1848.
Les résolutions acclamées dans ces meetings ne disent pas grand’chose. Loi des huit heures, suffrage universel, pression sur les municipalités afin d’obtenir du travail pour ceux qui n’en ont pas ; et, de loin en loin, la nationalisation de la terre et la grève générale. Mais ces résolutions sont faites pour ne rien dire, et ce n’est certes pas pour les voter que les travailleurs se sont dérangés.
Les discours ? Tout ce qui peut être dit par un homme dans ces occasions est si mesquin en comparaison de ce qui est dit par la présence même des foules et l’ensemble international de la manifestation ! Quel orateur peut exprimer la voix qui s’élève des millions de femmes et d’hommes réunis par un même sentiment.
Mais, quand il parle à ces foules, par quelles allusions l’orateur cherche-t-il à provoquer l’enthousiasme à soulever la clameur de milliers de voix ? — Il leur parle de grève générale internationale ; il réveille en eux la pensée d’un soulèvement général des peuples contre la foule des satisfaits ; il salue le nouveau quarante-huit qui s’annonce sous le drapeau — non pas des nationalités, non pas des républiques, non pas des constitutions, mais de la révolution sociale, de la reprise de fait de tout l’héritage humain par ceux que les accapareurs réduisent au désespoir. La Mort à l’Ordre Bourgeois ! voilà ce qui faisait vibrer les cœurs de ces masses et résumait leurs pensées intimes.
Peu nombreux ont été les orateurs qui, en ce jour de fête, ont eu le courage de critiquer : de dire au peuple qu’il n’y avait encore rien de fait, que tous ces élans superbes, tout ce dévouement dont le peuple travailleur avait fait preuve pour donner une majesté imposante à ses manifestations, ont été gâchés, mis au service de politiciens ambitieux ; que l’idée du 1er mai a été avilie, par les meneurs populaires, pour plaire aux bourgeois, et les demandes du peuple rapetissées, de peur de s’aliéner — qui ? toujours le bourgeois, l’exploiteur, contre lequel cependant les manifestations sont dirigées.
Et c’est à peine si çà et là des anarchistes ont osé dire au peuple que ce grand mouvement, dévié dans des couloirs étroits, à issues mesquines, peut devenir l’image de la Révolution prochaine qui, elle aussi, sera escamotée par les habiles politiciens bourgeois, si, dans le peuple même, l’idée ne surgit de procéder à sa guise, selon les inspirations vagues mais justes du travailleur pour balayer la tourbe qui dans chaque coin du globe s’approprie tout — richesse, savoir, jouissance — en se moquant de l’infinie naïveté des masses qui croient encore à des sauveurs.
Mais cela a été dit, ne fût-ce que par quelques voies isolées. Et cela a été écouté. Au 1er mai, au Hyde Park, — les journaux bourgeois le reconnaissaient — la plateforme anarchiste attirait vers soi le plus grand nombre et, sous la pluie, la foule écoutait ces voix qui ne flattaient pas le peuple pour l’endormir, mais soufflaient l’esprit de révolte dans les jeunes coeurs qui savent encore se révolter.
Vindex.