Ainsi
que nous l’apprennent les notices littéraires de son œuvre,
le premier des poètes hongrois vivants a cinquante quatre
ans. Il est l’auteur de plus de quarante volumes de vers, de
théâtre poétique, de romans, d’études,
de critique, de mémoires, et le rédacteur d’un
Manifeste paysan : « Bottes sur la table ».
Sa production depuis dix ans s’est épanouie en éventail.
Illyès
a comparé, dans un de ses récents poèmes, la vie
de l’homme à la chute d’un aérolithe traversant
« la fournaise du vide ». L’essentiel est,
pour chacun, et le temps de tomber des hauteurs à la boue des
cimetières, d’avoir été « l’étoile
qui flambe » – d’avoir jeté sa propre lueur et
suscité quelques vœux sur la terre.
Au
cours de sa trajectoire commencée en 1902, l’étoile
Illyès a brillé, comme météore
lyrique, à travers quatre constellations : celle de
l’humanisme spontané, paysan et païen, suscité
par l’exemple d’Attila Jozsef ; celle de l’autocratique
personnelle et de la polémique sociale engagée (que
prolongeront plus tard certains écrits de propagande) ;
celle du « peuple retrouvé » et des
tentatives pour lui parler le langage des grandes espérances ;
celle enfin du retrait vers une sagesse intérieure,
jusqu’aux événements qui viennent de réveiller
la Hongrie et le monde.
Né
dans une famille de pauvres journaliers agricoles qui se saignèrent
pour pouvoir lui procurer l’instruction qu’il méritait,
Jules Illyès n’a jamais séparé sa cause de
celle des travailleurs du sol.
En
1919, jeune soldat de la République des Conseils, il marche
contre les interventionnistes alliés ; mais c’est en
France qu’il ira finalement se réfugier (après
un court séjour à Vienne) pour y respirer un air moins
lourd que celui de la dictature horthyste. À Paris, en marge de son
travail d’ouvrier et artisan, il réussit à se donner
une vaste culture littéraire ; celle qui, plus tard, lui
permettra de poursuivre, de front avec son œuvre originale, les
traductions d’un choix de poètes français de tous les
siècles – de Maurice Scève à Guillaume
Apollinaire. Vers 1938, il retourne dans son pays et y publie ses
premiers poèmes hongrois ainsi qu’une magistrale biographie
d’Alexandre Petöfi. Plus tard, les nazis l’inscrivent sur
leur liste noire, pour un Trésor (nettement
antimilitariste) de la littérature française (1942).
Anarchosyndicaliste
à Paris, Illyès s’est fait, en Hongrie « libérée »
le compagnon de route (assez réticent, d’ailleurs) des
communistes marxistes groupés autour d’lmre Nagy, Georges
Lucasz, etc. ; il est l’un des fondateurs du Parti
national paysan. Opposé d’abord par eux à celui
des Paysans petits propriétaires, ce parti
d’intellectuels populistes ne tarde pas à être réduit
en complète vassalité par les manipulateurs staliniens,
et Illyès, écœuré, s’évade pour un
temps de la politique militante. Le bruit de son arrestation court,
puis est démenti. Privilégié du régime
comme le sont à des degrés divers tous les écrivains
et artistes qui concourent au moins apparemment à son éclat,
Illyès n’en restait pas moins de cœur avec le peuple. Nous
le retrouvons, en 1956, membre du Cercle Petöfi, d’où
part l’insurrection de Budapest.
Les
trois sonnets dont on lira ci après les traductions
appartiennent à la veine classique, méditative et
intime du poète se repliant sur une vérité
secrète, qu’il ne lui est plus possible d’énoncer
publiquement.
Il
n’appartient pas aux écrivains de nos pays de donner des
leçons d’indépendance à ceux qui, par delà
le rideau de fer, menèrent cette lutte difficile qui
s’appelait, là bas, la fuite devant l’engagement, la
diversion, le sabotage des censures. Que feraient nos professeurs de
morale si le hasard les avait enfermés avec leurs familles
dans un pays où la littérature est un service public ?
Gagner l’étranger à la faveur d’une mission
culturelle quelconque, et y mener la vie précaire d’émigré
politique ? Peu de poètes et de romanciers s’y
résolvent, surtout lorsque leur langue, comme c’est le cas
du hongrois, n’est parlée nulle part ailleurs qu’au pays
même, qu’elle n’est apparentée à nulle autre,
qu’elle est littéralement incomprise du monde entier. Autant
se taire que de parler dans le désert, ou pour une poignée
de déracinés ! Aussi est ce surtout pour
conquérir le droit de se taire que d’aucuns choisissent
l’exil, car le régime ne permet pas les reproches, même
silencieux. Quant à parler, systématiquement, d’autre
chose, ou quant à fronder les puissants à mots
couverts, leur soupçon est vite en éveil, et les
confrères sont souvent de faux frères – prompts
à exploiter les ruptures de consignes, positives ou négatives,
contre celui qui subtilement les viole. Et puis, qu’est ce
qu’échanger des propos, ou même insinuer, à
mi voix, quand c’est de hurler sa rage et sa douleur que l’on
a besoin ?
Le
drame de l’écrivain est le même sous tous les régimes
de censure et d’adhésion forcée, et Jules Illyès
peut servir ici de témoin contre tous. Il est un de ceux qui
l’ont vécu d’abord sous la houlette de l’amiral Horthy,
puis sous la schlague hitlérophile des Croix fléchées,
enfin sous le knout stalinien des Geroe et des Rakosi. Quelle est la
situation du poète dans ces régimes de mensonge
organisé ? Elle est dépeinte en trois sonnets qui
figurent aux pages 39, 60 et 69 des Poèmes d’Illyès,
traduits par L. Gara pour les éditions Seghers, et elle se
résume ainsi :
C’est
la situation d’Hamlet faisant le fou pour masquer solidement sa
conspiration. Heureux, nous dit Illyès, le poète qui
peut arriver à tuer en lui le crieur public de la vérité,
pour n’être plus qu’une oreille qui recueille et un cœur
qui juge, secrètement fidèle à l’idéal
d’autrefois ! Heureux celui qui peut associer à ce
secret, comme un prolongement de son cœur, connu pour ce qu’il
est, sous la honte et le mensonge, le cœur d’une femme. Le lien
prendra la forme de la passion, puis celle plus sacrée
encore d’une marche en commun vers la vieillesse libératrice
et vers la vérité du tombeau. Et cependant quelle
épitaphe menteuse encore osera dire que le poète aura
vécu, alors qu’il ne faisait plus que conserver
passivement, pendant de longues années de radotage
fantomatique de son sosie, le critère idéal de sa
jeunesse ?
I
Le bâton, et qui va serrant, quand les coups pleuvent,
Ses dents – silencieux, muet, rentrant sa plainte ;
Tel un chien qui vient tendre au maître ce qu’il trouve ?
Le peut‑il, celui qui (pareil en son épreuve
Au Romain qui brûla sa main droite) – par feinte
Ne jetant pas un cri de fureur ou de crainte,
Fait mentir son destin, sa cause et toute preuve ?
Poète ? – C’est fini : je ne suis plus qu’oreille.
Mais avec moi, sois mon silence, mon mensonge
Et dans toute ma vie, avec et contre lui,
Deviens mon propre cœur et veille, comme il veille !
Ainsi, chaude et fidèle en ma poitrine, plonge
Cette bête aux confins de ma profonde nuit.
II
Faisant notre destin, d’un coup, pareil aux Fables,
Tout autour de nos corps, notre étreinte a forgé
Comme bandeaux d’acier nos muscles périssables.
La passion mourra. Les heures ineffables
Et le plaisir des nuits s’en iront. Couple âgé
Nous nous reposerons, comme dort, dans les sables,
Le fût d’une colonne en tronçons partagé.
Mais viendront de nouvelles attaches, des chaînes
Plus fortes que plaisirs, que secrets et que peines.
Car la mort gravera sur nos fronts sa puissance.
Et nos cheveux qui vont ensemble s’enneiger
Alors exprimeront la commune naissance
Que les Dieux impuissants ne peuvent partager.
III
Sous terre j’ai caché le meilleur de mes ans ;
Mes ans, depuis des ans, sont au tombeau gisants
Cependant qu’un fantôme, en ma guise, crécelle.
L’âme de l’œuvre à ses débuts, où donc est‑elle ?
Où est ce compagnon des jeunes paysans ?
Je crois le voir jeter des regards méprisants
Sur l’âme que de longs abandons ont fait telle…
Il fut hardi, ardent. Je suis « sage », « assagi ».
Plus d’un qu’on écoutait en sa tombe vagit,
Et cette demi‑mort est ma contemporaine ;
Cependant, mon passé, l’enfant pur, est encor
Mon conseil ; car c’est lui qui décida d’abord
Quelle sorte, pour nous, de vie en vaut la peine.