En
ces jours de soudaine alarme et d’avilissante impuissance se
multiplient autour de nous les propositions, les jugements et les
commentaires inspirés beaucoup plus par l’indignation
que par le bon sens. Rappelons nous dès lors la sérénité
du conseil de Spinoza : ne pleure pas, ne ris pas, cherche à
comprendre.
Il
y a dans l’insurrection hongroise une signification qui nous
concerne particulièrement, nous autres intellectuels, et dont
la valeur ne pâlit point du fait du désastre subi, y
trouvant même l’antique et tragique confirmation du sang. Et
cette signification consiste en ceci : le rôle
d’avant garde assumé par les écrivains dans la
préparation comme dans le développement de la lutte
magyare, leur présence aussi au premier rang dans toutes les
agitations politiques des pays de l’Europe orientale, constituent
une éclatante réhabilitation de la dignité et de
la responsabilité de l’intelligence, réhabilitation
que nul, après tant d’abandons au scepticisme et au
conformisme, ne croyait plus pouvoir attendre.
L’intelligence
a précisément été civiquement requalifiée
sur le pavé de Budapest, dans cela même qu’elle a de
plus noble et de plus positif : son pouvoir de toujours
vérifier à neuf la réelle condition de l’homme
et de légitimer la révolte. Cette redécouverte
exaltante de la fonction de l’intelligence est désormais un
bien précieux à nous tous confié, et dont on ne
peut dire que l’Occident n’en ait pas besoin, lui aussi.
J’ai
lu avec un soulagement particulier l’interview de Sartre, de même
que les nouvelles annonçant les diverses manifestations de
dégoût pour avoir été si longtemps trompés
et le réveil du sens de leurs responsabilités chez
nombre d’autres illustres « compagnons de route »
et « partisans de la paix », tant à
l’étranger qu’en Italie. Prenons en acte. À quoi
servirait, à présent, de récriminer ?
L’avenir doit nous intéresser plus que le passé.
Toutefois, je ne voudrais pas que ces miennes dispositions d’esprit
fussent interprétées dans une acception facilement
politicienne, d’autant que je ne vois, ni en France ni en Italie,
quel parti aurait la conscience assez bien en place et assez peu en
retard sur la réalité pour ne pas se sentir troublé
à la seule pensée d’assumer les responsabilités
de l’heure.
Mais
à quoi bon en parler ? d’autant plus que personne n’y
songe et que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Oui, il est
probable qu’il y aura, spécialement en Italie, de notables
modifications dans les rapports entre forces politiques ; mais
la vraie portée de l’action révolutionnaire des
intellectuels d’Europe orientale est autrement importante :
elle est même, j’ose le dire, nettement antipoliticienne,
impliquant, chez ces intellectuels, une directe prise de conscience
du mensonge dominant et un contact sans intermédiaires avec
les ouvriers et les paysans.
Ce
dernier point nous permettra peut être de reprendre à
pied d’œuvre, dans cette situation nouvelle, la vieille
controverse sur l’engagement, pour en éclairer les aspects
les plus ambigus, faute de quoi certains disposeraient encore d’un
commun alibi pour passer d’un conformisme à l’autre, et
d’une servitude à l’autre, au nom du Progrès.
La
plus grande dignité de l’intelligence est fondée sur
cette expérience : à toute époque et sous
quelque régime que ce soit, un renouvellement a toujours été
le résultat de l’union d’une idée neuve et vraie
avec la partie la plus souffrante de la société. En
termes religieux, c’est ce qu’on appelle une Incarnation. Seul
l’esprit fait chair accomplit des miracles. Une idée qui, en
revanche, reste dans un cénacle, a le misérable destin
du sel qui reste dans la salière et qui, comme dit la Bible et
le confirment les ménagères, devient insipide. Mais
attention. Il n’est pas de plus fatale erreur pour un artiste que
d’identifier les humiliés et offensés avec un parti
quelconque (même si, sur le plan des relations politiques,
seule l’action du parti peut assurer l’efficacité à
la volonté des citoyens).
Telle
aura justement été la pénible erreur dont Sartre
fut victime, après la désillusion que lui avait laissée
le RDR. Il crut alors (sa bonne foi n’est pas en cause) découvrir
l’identité de la classe ouvrière et du parti
communiste. Erreur énorme, idéologique encore plus que
politique. Pour éviter toute équivoque, je tiens à
ajouter que je ne discute pas ici de la force effective du communisme
français, ni de la composition sociale de sa clientèle
non plus que de ses liens avec les ouvriers des grandes fabriques,
estimant en effet que tomberait dans la même confusion mentale
quiconque voudrait, en vertu du même procédé
logique, identifier la classe ouvrière anglaise avec le Labour
Party, Tito avec la Yougoslavie et l’Inde avec Nehru.
Je
ne suis pas peu surpris que l’objection ne se soit pas présentée
à l’esprit du philosophe existentialiste. Comment, en effet,
identifier deux réalités qui, pour liées
qu’elles soient entre elles, n’en ont pas moins des modes
d’existence différents, et dont les relations sont à
la fois vivantes et multiformes ? Abstraction faite de la
désastreuse impropriété de langage qu’elle
implique, l’identification sartrienne était erronée
dès son principe, qui n’est autre qu’un préjugé,
une mystification ouvriériste. Comme écrivain et comme
socialiste, je ne puis me dispenser d’ajouter ici que, même
de la classe ouvrière, nous n’avons pas le droit de nous
faire un fétiche. C’est même là le plus grand
service que nous autres intellectuels puissions rendre aux ouvriers,
pour être en mesure de les critiquer quand ils passent en
majorité à l’hitlérisme ou au péronisme
ou à quelque autre aberration totalitaire.
Ignazio
Silone