La Presse Anarchiste

Coopération et socialisme en Angleterre

Enquête par E. BARRAULT et M. ALFASSA. ― Un volume in-16, à 2 fr. Lib. Mar­cel Rivière.

On connaît la
situa­tion poli­tique du pro­lé­ta­riat en Angle­terre. Après
avoir long­temps appar­te­nu indif­fé­rem­ment à l’un des
deux grands par­tis poli­tiques anglais, le Par­ti libé­ral et le
Par­ti conser­va­teur, les ouvriers syn­di­qués des trade-unions
déci­dèrent, en 1899, de for­mer, d’ac­cord avec les
orga­ni­sa­tions socia­listes déjà exis­tantes, un nouveau
par­ti poli­tique indé­pen­dant des par­tis bour­geois. Ce nouveau
par­ti s’ap­pelle le Par­ti du Tra­vail. Il compte actuel­le­ment trente
repré­sen­tants à la Chambre des Communes.

À
ce Par­ti du Tra­vail, qui n’a grou­pé jus­qu’à présent
que des trade-unions et des orga­ni­sa­tions socia­listes, les
coopé­ra­tives devaient-elles adhé­rer ? Telle est la
ques­tion qui fut sou­le­vée au Congrès coopératif
de New­port en 1908, sous le cou­vert d’une motion qui, parlait
seule­ment d’or­ga­ni­ser la repré­sen­ta­tion des coopératives
au Par­le­ment, mais qui, en fait, visait à l’adhé­sion au
Par­ti du Tra­vail, seul moyen effi­cace de faire entrer les
coopé­ra­teurs dans l’a­rène politique.

Cette motion fut
repous­sée, mais la mino­ri­té qu’elle grou­pa parut
suf­fi­sam­ment impor­tante à MM. Bar­rault et Alfas­sa pour
jus­ti­fier une enquête auprès des coopé­ra­teurs les
plus en vue sur la ques­tion des rap­ports entre les coopératives
et le Par­ti du Tra­vail, car c’est bien plu­tôt cette question
qui fit l’ob­jet des réponses que celle infi­ni­ment plus
com­plexe des rap­ports entre la coopé­ra­tion et le socialisme.

Les per­son­nages auxquels
se sont adres­sés les enquê­teurs appar­tiennent à
trois caté­go­ries : les uns ont leur activité
essen­tiel­le­ment tour­née vers la poli­tique, c’est le cas de
Keir Har­die, par exemple ; les autres sont des administrateurs
de coopé­ra­tives, quo­ti­dien­ne­ment aux prises avec le réalisme
et les dif­fi­cul­tés du com­merce ; entre les deux, ceux qui
s’oc­cupent sur­tout de la par­tie pour ain­si dire morale des
coopé­ra­tives et qui, par suite, occupent des postes dans les
fédé­ra­tions et unions où l’on s’oc­cupe davantage
de la phi­lo­so­phie de la coopé­ra­tion que de la partie
commerciale.

Comme il fal­lait s’y
attendre, tan­dis que, appuyés par les troi­sièmes, les
pre­miers se pro­noncent pour l’ac­tion poli­tique des coopératives,
les seconds en sont les adver­saires réso­lus. Mais il faut
avouer que les argu­ments appor­tés de part et d’autre manquent
un peu de nouveauté.

Les par­ti­sans de
l’af­fi­lia­tion au Par­ti du Tra­vail se contentent de res­sas­ser le vieux
cli­ché des par­tis socia­listes conti­nen­taux sur les trois
jambes (!) du socia­lisme : la jambe poli­tique, la jambe
syn­di­cale et la jambe coopé­ra­tive. C’est ain­si que, pour miss
Lel­wel­lyn-Davies, « la soli­da­ri­té splen­dide des
forces Ouvrières en Bel­gique est un modèle à
suivre par les autres pays. Là, le socia­lisme a four­ni le
cer­veau qui dirige, la coopé­ra­tion les res­sources de. la
guerre, le syn­di­ca­lisme les armes de com­bat, et les sociétés
de secours mutuels secourent les bles­sés ». C’est
mise en théo­rie la dic­ta­ture des intel­lec­tuels politiciens,
les ouvriers res­tant bons seule­ment à cas­quer et à se
battre sous « la direc­tion » des premiers.

Du côté des
adver­saires de l’ac­tion poli­tique, on trouve les arguments
mer­can­tiles et terre-à-terre qui sont si fré­quents chez
les Anglais : l’ac­tion poli­tique amè­ne­ra des divisions
par­mi les membres des coopé­ra­tives, — l’adhé­sion des
coopé­ra­tives au Par­ti du Tra­vail sera considérée
comme illé­gale par les tri­bu­naux ; c’est dans un esprit
de « rapine » que le Par­ti du Tra­vail désire
l’adhé­sion des coopé­ra­tives, c’est pour pui­ser dans
leurs caisses, etc.

Néan­moins, toutes
les réponses, aus­si bien des adver­saires que des par­ti­sans de
l’ac­tion poli­tique ont un carac­tère com­mun qui est la
mécon­nais­sance abso­lue du socia­lisme et de la lutte de classe.
Pour tous, le socia­lisme n’est que le socia­lisme d’État.
Pour ou contre l’in­ter­ven­tion de l’État
dans les ser­vices publics et dans les contrats de tra­vail, tel est
l’es­sen­tiel de ce qui dis­tingue les socia­listes du Par­ti du Travail
des non socialistes.

Les conclu­sions qui se
dégagent de cette enquête sont donc au nombre de deux :
la pre­mière, c’est que l’af­fi­lia­tion des coopératives
au Par­ti du Tra­vail ne signi­fie­rait nul­le­ment l’adhé­sion au
socia­lisme, tel que nous le com­pre­nons en France ; la seconde,
c’est que cette affi­lia­tion, chaque fois qu’elle sera proposée,
ren­con­tre­ra une oppo­si­tion achar­née de la part de ceux des
coopé­ra­teurs qui ont charge de la par­tie com­mer­ciale et
admi­nis­tra­tive. Cette oppo­si­tion ne pour­rait désar­mer que le
jour où des mesures légis­la­tives ou autres seraient
prises par l’É­tat contre les coopératives.

Il ne faut pas oublier,
en effet, que c’est à la suite de déci­sions judiciaires
mena­çant leurs caisses que les trade-unions décidèrent
de prendre part à l’ac­tion poli­tique. Il est pro­bable que les
coopé­ra­tives agi­raient de même dans des circonstances
ana­logues, mais ces cir­cons­tances ne se pré­sen­te­ront sans
doute pas d’i­ci long­temps, car, ain­si que le remarque M. Williams, le
vice-pré­sident de l’Al­liance coopérative
inter­na­tio­nale, le mou­ve­ment coopé­ra­tif est très bien
vu au Par­le­ment anglais, et « peut comp­ter de nombreux
amis dans tous les par­tis de la Chambre ».

Il faut donc que le
Par­ti du Tra­vail fasse son deuil de l’adhé­sion des
coopé­ra­tives, et sur­tout de la pos­si­bi­li­té de pui­ser à
leurs caisses.

R. Lou­zon.

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