par le comte ALBERT DE MUN. ― Prix : 4 fr. Édit. Lethielleux.
À
Paris, pendant l’été de 1871, quelques semaines après
l’écrasement de la Commune. Sombres jours qu’on ne peut à
évoquer sans frémir. La guerre civile avait fait place
à l’état de siège ; la main des généraux
de M. Thiers tenait la grande ville à la gorge.
Alors il y avait au
Louvre, dans l’entourage du général de Ladmirault,
lequel, comme gouverneur de Paris, concentrait en ses mains tous les
services publics, un jeune officier de dragons, fervent légitimiste
et chrétien plus fervent encore, qui assistait le cœur serré,
l’esprit en tumulte, au terrible spectacle des répressions
versaillaises. C’était le comte Albert de Mun. Il avait pris
part aux assassinats de la semaine sanglante, et maintenant, devant
l’abîme ouvert entre l’ordre social et les révoltés,
il restait épouvanté et confondu.
Certes, il était
convaincu de la légitimité de châtiments
exemplaires pour des gens qui, jusque dans leur manière de
mourir, mettaient « une sorte d’insolence qui, ne pouvant
pas être attribuée à un sentiment moral, ne
[pouvait] être attribuée qu’à la résolution
d’en finir avec la vie plutôt que de vivre en travaillant » [[Cette phrase, qu’on a tant de
fois reprochée à M. de Mun et qu’il déclare
aujourd’hui être inadmissible, a été prononcée
par lui en 1871 devant la commission d’enquête chargée
de rechercher les causes de l’insurrection (pp. 34 – 35).]].
Mais il ne croyait pas que, pour l’extirpation du mal, les exécutions
militaires dussent avoir le dernier mot. La responsabilité des
classes dirigeantes dans le grand crime de la Commune, tout
particulièrement la responsabilité de cette bourgeoisie
incroyante qu’incarnait si exactement M. Thiers, le jeune aristocrate
catholique la jugeait écrasante : « Qu’avait
fait cette société légale, depuis tant
d’années qu’elle incarnait l’ordre public, pour donner au
peuple une règle morale, pour éveiller et former sa
conscience, pour apaiser par un effort, de justice la plainte de sa
souffrance ? Quelle action chrétienne les classes en
possession du pouvoir avaient-elles, par leurs exemples, par
leurs institutions, exercées sur les classes laborieuses ? »
Notons-le pour n’y pas
revenir : dans ses accusations passionnées contre la
bourgeoisie maîtresse du pouvoir, M. de Mun mettait, dès
cette époque, toutes les rancunes de sa propre classe
supplantée et déchue. C’est la bourgeoisie qui, par le
bouleversement de l’ordre social traditionnel et de la hiérarchie
consacrée, accompli à partir de 1789, a ouvert le cycle
des révolutions subversives, des journées de juin et
des semaines sanglantes. Et elle est impuissante contre les
révolutions, parce qu’elle n’a à lui opposer que la
force matérielle de ses mitrailleuses. L’Église, au
contraire, gardienne de toute vérité, l’Église,
qui n’a point pactisé avec l’erreur révolutionnaire
dont elle reste la vivante antithèse, peut conjurer le péril
sans cesse renouvelé. Elle le peut en appelant le peuple à
sa doctrine, en ouvrant ses bras et son coeur à la classe
ouvrière, au nom de Jésus-ouvrier ». Arbitre
entre les classes que la Révolution dresse l’une contre
l’autre, c’est elle qui régénérera la France en
y restaurant la tradition catholique et du même coup la paix
sociale.
On ne comprendra bien
l’Œuvre des Cercles catholiques d’ouvriers, dont le comte de Mun
nous raconte aujourd’hui la genèse et les « années
d’apprentissage » que si l’on y voit un effort de revanche
de l’aristocratie nobiliaire, appuyée sur l’Église et
parlant en son nom, contre l’usurpation sociale de la classe
industrielle et mercantile, de la bourgeoisie. Et l’on fera bien de
relire, en manière de préface à ces intéressants
souvenirs, les paragraphes souverainement ironiques consacrés,
dès 1847, par le Manifeste communiste au socialisme féodal
et au socialisme clérical. [[Pp. 55 – 58 de la trad. Andler : « Pour éveiller
des sympathies, l’aristocratie dut faire semblant de perdre de vue
ses propres intérêts. C’est, en apparence, pour servir
les intérêts de la classe ouvrière exploitée,
qu’elle rédigea son réquisitoire contre la
bourgeoisie… Ce dont ils accusent la bourgeoisie, c’est moins
encore d’enfanter un prolétariat que d’enfanter un prolétariat
révolutionnaire… Les prêtres sont toujours allés
de pair avec les féodaux. Ainsi le socialisme clérical
va de pair avec le Socialisme féodal…, etc.]]
L’Œuvre des Cercles a
donné l’impulsion la plus vigoureuse au mouvement social
catholique qui a fleuri en France dans les quarante dernières
années. Elle a été l’âme agissante de ce
mouvement, et son influence s’est fait sentie jusque dans la fameuse
encyclique Rerum novarum [[Pour la rédaction de laquelle le pape
demanda au comte de Mun de lui fournir un mémoire spécial
(p. 189).]]
sur la condition des ouvriers (1891). Avant elle, l’action sociale du
catholicisme, avec les Frères des Écoles chrétiennes
et surtout avec les célèbres Conférences de
Saint-Vincent-de-Paul (fondées en 1833 par Ozanam), avait
revêtu à peu près exclusivement la forme étroite
du patronage, s’adressant ainsi avant tout à la
jeunesse des deux sexes. Le cercle catholique, lui, appela les
adultes aussi bien que les jeunes gens. Il fut, ou du moins voulut
être le centre où les ouvriers trouveraient : « a)
un abri pour conserver leur foi, leurs mœurs et leur
patriotisme… ; b) l’exercice organisé de la pratique
religieuse et de la charité chrétienne ; c) des
institutions économiques ; d) des moyens d’instruction ;
e) des délassements honnêtes. [[Bases et plan général de
l’Oeuvre, cités pp. 291 – 294.]] »
Nous ne suivrons pas
l’illustre orateur catholique dans le détail de son
intéressant récit. Il nous suffira de dire que
l’Œuvre, qui avait eu pour berceau un cercle de jeunes ouvriers
existant boulevard Montparnasse, fut fondée le 23 décembre
1871 et que le premier de ses cercles fut celui de Belleville,
inauguré le 7 avril 1872. L’Œuvre se donnait pour but
essentiel le dévouement de la classe dirigeante à la
classe ouvrière. L’organisation en était curieuse :
au sommet, un comité général qui se recrutait
lui-même ; puis, des Comités locaux, recrutés
eux aussi dans la classe dirigeante ; à la base enfin,
les cercles ouvriers au gouvernement intérieur desquels les
membres participaient « sous le contrôle d’un
directeur nommé par le comité » ; les
ouvriers catholiques jouissaient, en effet, du droit (ils n’en
avaient pas d’autres) d’élire le conseil de leur cercle « sur
une liste présentée par le directeur et, approuvée
par le comité ». Cette organisation, on le voit,
assurait très exactement au sein de l’Œuvre,
l’assujettissement des ouvriers aux volontés de la « classe
dirigeante ».
Mais quel est l’intérêt,
et quelle est la valeur d’un mouvement ainsi conçu ?
J’avais ouvert le livre de M. de Mun dans l’espoir de m’y renseigner
sur le mouvement ouvrier catholique. Or, ou je me trompe fort,
ce mouvement n’a jamais existé. Il y a eu, dès l’hiver
de 1871 – 1872, un élan de « descente vers le
peuple » de la part de quelques individualités
catholiques (les frères Albert et Robert de Mun, le Marquis
René de la Tour du Pin-la Charce, etc.) appartenant toutes à
l’antique aristocratie nobiliaire. Le livre de M. de Mun nous expose
leurs aspirations chrétiennes et sociales, leurs démarches,
leurs résultats acquis. Mais de ce livre, les ouvriers sont
absents. Faut-il conclure qu’ils l’étaient également
des cercles eux-mêmes ? Non, certes : il y eut, il y
a peut-être encore des ouvriers, dans les cercles catholiques
d’ouvriers. Mais le rôle qu’ils y ont joué fut celui
d’une figuration passive autant que muette. La doctrine de la
contre-révolution, la conception de
l’organisation corporative, ce n’est pas eux qui les
élaborèrent, mais ceux qui s’étaient donné
mandat de penser et de parler en leur place : eux, n’y ont été
pour rien. Les ont-ils seulement connues ? On peut se le
demander.
L’Œuvre des Cercles a
été l’expression pratique d’un certain courant
idéologique [[J’écris ce mot non sans hésitation :
« un certain état d’âme », voila
qui serait plus juste, peut-être.]]
au sein de l’aristocratie contre-révolutionnaire française
après 1870 : courant assez menu d’ailleurs et qui éveilla
longtemps, dans le parti conservateur et les milieux catholiques
eux-mêmes, de remarquables résistances. M. de Mun nous
dit bien que ces résistances se sont peu à peu
évanouies et que la conception corporative a
pris dans le monde industriel possession des esprits. C’est chose
possible. Mais nous nions, en revanche, qu’elle ait rallié en
aucune façon la classe ouvrière pensante. Nous ne
voyons en elle qu’une enfantine chimère et, dans l’esprit de
ses mystiques promoteurs, qu’une « impuissance totale à
comprendre la marche de l’histoire moderne ».
Cette impuissance, elle
éclate à chaque page du livre de M. de Mun, dont il
faut louer cependant, à défaut de la compréhension
sociale, la langue admirablement ferme, pure et classique, ainsi que
la noblesse de caractère.
Amédée
Dunois.