Notre premier article sur L’accaparement de la houille blanche |Vie Ouvrière n°1 du 5/10/1909 a eu le don de jeter
l’émoi dans le camp des défenseurs des privilèges
capitalistes et, tout particulièrement, dans les milieux
métallurgistes.
Leurs récriminations
montrent que la Vie Ouvrière a touché juste.
Aucun, et pour cause, n’ose mettre en doute nos documents, que nous
compléterons d’ailleurs avant longtemps afin de montrer les
vrais auteurs de cet accaparement.
L’Écho des
Mines et de la Métallurgie et Le Four électrique
rendent un son identique. Ils signalent l’article, passent sous
silence la partie documentaire et, pour éclairer (?) leurs
lecteurs, écrivent simplement : « Le ton de
cet article, on le devine. On en jugera mieux cependant par la
conclusion. » Alors ils reproduisent nos quatorze
dernières lignes et ajoutent :
« Et la Vie
Ouvrière a la prétention d’instruire le peuple !
Si elle était impartiale, elle devrait maintenant publier un
article sur l’amélioration apportée dans la vie sociale
et économique des populations montagnardes par les industriels
qui ont risqué d’énormes capitaux dans cette
utilisation de la houille blanche. »
Nous allons essayer de
donner un aperçu succinct de cette prétendue
amélioration.
Auparavant, je donnerai
la parole à un de nos lecteurs qui nous écrit :
« Vous
dénoncez l’accaparement des chutes. Ce n’est pas assez dire.
Cette richesse nationale est gaspillée par une mauvaise
organisation, ou plus exactement par l’absence d’organisation.
Absence voulue. Le gaspillage est absolu. Il est favorisé
par une idée dominante dans les bureaux du ministère
des travaux publics et spécialement dans le conseil général
des ponts et chaussées. Cette idée est celle-ci,
proclamée par une commission spéciale :
« Il faut
laisser l’aménagement des chutes d’eau à l’initiative
privée ».
Ami lecteur, vous avez
mille fois raison. Au conseil général des ponts et
chaussées du ministère des travaux publics, il existe
une certaine deuxième section qui a notamment pour objet les
« questions d’utilisation des forces motrices
naturelles ». Quant à la commission spéciale,
qui a été nommée en vertu de l’art. 20 de la loi
du 15 juin 1906, j’en ferai connaître sous peu la composition
et l’on verra alors que ce sont bien les accapareurs eux-mêmes
qui « dictent les lois » aux Parlements. De son
côté, notre lecteur comprendra toute l’ironie de l’idée,
venue de cette commission, vraiment spéciale, qu’il faut
laisser l’aménagement des chutes d’eau à l’initiative
privée.
L’Echo des Mines et
de la Métallurgie et sa « filiale »
Le Four électrique, affirment que les industriels
risquent d’énormes capitaux dans l’utilisation de la
houille blanche.
Exemple :
Il y a une quarantaine
d’années, l’État
aménagea le canal dit « du Baumont »
pour servir à l’irrigation des communes de Valjouffrey,
Entraigues, Saint-Laurent-en Baumont, etc. (Isère), dont il
concéda ensuite l’exploitation et l’entretien à un
syndicat de propriétaires. Ce dernier, le 22 mars 1906,
faisait approuver par le préfet de l’Isère, un bail,
signé en novembre 1905, pour lequel il cède pendant 75
ans les eaux du canal à la « Société
d’Études et d’Exploitation des Forces motrices dans les
Alpes », pour les utiliser comme force motrice.
Cette dernière
société a été constituée en
octobre 1906, au capital de 300.000 francs. Les industriels qui en
font partie viennent de lancer une émission d’obligations qui
mettra à leur disposition 900.000 francs, avec lesquels ils
aménageront sur le canal du Baumont une chute qui leur donnera
2.700 chevaux-vapeur de 24 heures pendant 7 mois et 1.350 pendant 5
mois.
Certes, les obligataires
toucheront 5 % ; mais les actionnaires, en
l’occurrence les industriels, récolteront de beaux dividendes.
Ainsi agira toujours cette société… avec l’argent des
autres, tout en s’assurant la totalité de la propriété
des chutes.
Sans doute, voilà
de la « bonne arithmétique »
capitaliste. Seulement que fait-on pour les travailleurs ?
Les chutes s’aménagent.
L’industrie se développe. Théoriquement, une
amélioration est « apportée dans la vie
sociale et économique des populations
montagnardes ».
Pratiquement, c’est
l’accaparement qui se poursuit. Le montagnard, arraché à
son champ, est « capté » au service de
l’usine. À Ugines,
les montagnards m’ont démontré que la « Société
d’électrométallurgie » les « expropriait »
petit à petit en achetant leurs terres, leurs maisons.
Le commerçant
voit, avec dépit, « l’économat-coopératif »
— ô magie des mots et des lois ! — qui bientôt
s’ouvrira. On l’imposera aux quelques milliers d’ouvriers qui seront
occupés dans les immenses usines. Le commerçant
végétera, le travailleur souffrira, si nous ne
réagissons. Seule la société qui, grâce
aux eaux de l’Arly. et du Bonnant, a une puissance productrice de
40.000 chevaux-vapeur, au minimum, encaissera d’immenses bénéfices.
Ceux-ci étaient de 12 % en 1904 ; de 18 % en
1905 ; de 24 % en 1906 ; et, en 1907, de 39 % du
capital-action versé.
Voilà
l’amélioration qu’on apporte « dans la vie sociale
et économique des populations montagnardes ».
Mais, ne manquera-t-on
pas de m’objecter, les ouvriers peuvent s’organiser.
Ah ! le bon billet.
Voici une lettre d’un militant. Elle date du 2 septembre. 1909.
Victime dans le Nord, la Meurthe-et-Moselle et le Centre de son
obstination à grouper ses camarades, il s’est réfugié
en Savoie où, sous un nom d’emprunt, il a trouvé du
travail.
« Constituer
un syndicat ici ?… je n’ose y songer, m’écrit-il. Il y
a trois usines : une occupant 103 ouvriers, dont 77 italiens ;
la seconde 27 et la troisième 10. Ceux des deux dernières
sont, pour la plupart, de petits propriétaires acceptant de
travailler 12, 14, quelquefois 16 heures par jour. On les paie le
moins possible. La direction les menace perpétuellement de
les remplacer par des Italiens, et, par ce moyen, les plie à
tous ses caprices.
« J’ai essayé
de leur parler syndicat. Tous m’ont répondu : « Ne
parle pas de cela… Si on t’entendait… il faut vivre. »
« Dans la
première, les Italiens sont malmenés et, plus mal payés
encore. Chaque année, à l’approche de l’hiver, on les
renvoie. Ils retournent chez eux, reviennent au printemps et
travaillent à n’importe quel prix. Il ne faut pas songer à
les organiser, car, à la moindre réclamation, on les
menace d’expulsion et ils se taisent ».
Ce camarade n’exagère
rien. À Cheddes
(Haute-Savoie), nous avions réussi à constituer un
syndicat. Le travail étant abondant, la direction n’osa s’y
opposer. Mais, à la mauvaise saison, elle renvoya l’un des
principaux syndiqués. Ce fut la grève. Elle ne fut pas
longue. On expulsa les Italiens les plus actifs, les autres se
terrèrent. Quant aux quelques Français grévistes,
la direction ne reprit que ceux dont elle obtint la promesse
d’abandonner le syndicat. Les autres, les « meneurs »,
durent quitter le pays.
Voilà comment les
accapareurs de la houille blanche apportent de « l’amélioration
dans la vie sociale et économique des populations
montagnardes »
La Vie Ouvrière
entend dénoncer, bien haut de pareils faits qui prouvent la
néfaste puissance des magnats de la métallurgie, et,
n’en déplaise à leurs défenseurs, nous
continuerons.
Nous continuerons
aujourd’hui même, car les accapareurs ont déjà
arraché — « extorqué » serait
plus exact — à la Chambre une loi leur assurant, si le
Sénat consent à la ratifier, la propriété
totale de la houille blanche.
S’adressant aux petits
possédants « qui ont peur du socialisme »,
le citoyen Vincent Carlier, député, écrivait
dans le Socialisme du 7 août 1909 :
Si
vous ne nous aidez point dans cette oeuvre socialiste — la
nationalisation des chutes d’eau — le capitalisme les accaparera,
un petit nombre d’individus se sera approprié la richesse qui
diminuera la vôtre ou l’expropriera sans indemnité ni
compensation.
Il y a quelque ironie à
trouver cette phrase sous la plume d’un parlementaire, juste une
quinzaine après que le Parlement, dont il est membre, a
consacré l’accaparement légal des chutes, rivières
et cours d’eau.
En effet, cette loi en
question fut votée par la Chambre dans la deuxième
quinzaine de juillet et il ne reste plus maintenant qu’à
obtenir le vote du Sénat.
Mais laissons sur ce
point la parole à M. Camille Pélissier, sénateur
des Basses-Alpes, qui vient d’être interviewé par
L’Information sur les discussions qui se poursuivent au sein
de la commission spéciale du Sénat :
Je
n’ai pas besoin de vous refaire l’historique des projets
gouvernementaux et des initiatives parlementaires en vue d’une
réglementation des forces hydrauliques naturelles, puisque
nous avons maintenant affaire à un texte volé par la
Chambre, mais que le Sénat peut modifier.
Or,
ce texte, si nous le votions tel quel, aurait tout simplement pour
effet, sous couleur d’utilité publique, de mettre les
canaux et rivières a la discrétion des seules sociétés
qui auraient les capitaux suffisants pour pouvoir faire des
dérivations d’une certaine importance.
Mais
ce n’est pas tout ; le projet de M. Baudin déroge,
d’une manière à laquelle on ne se serait pas attendu,
aux règles générales et à la législation
de l’expropriation pour cause d’utilité publique. En effet,
des industriels, des Compagnies agissant dans un but manifestement
d’intérêt privé, pourront être considérés
par LE DÉCRET DE CONCESSION comme entreprises de travaux
publics, et pourront à leur gré exproprier et même,
dans certains cas, RECOURIR À
UN SEUL EXPERT pour les indemnités qu’elles pourraient être
appelées à donner aux propriétaires dépossédés.
Tel est le sens des articles 6, 7 et 8 du projet, lorsqu’on en
rapproche les diverses dispositions.
Si enveloppée de
réticences que soit cette déclaration, elle renferme
une affirmation très nette : Le projet voté en
juillet dernier par la Chambre met à la merci des puissantes
sociétés, dont nous avons révélé
l’action, les propriétaires des chutes d’eau, les
propriétaires dont les terrains seront nécessaires aux
sociétés d’électricité. Tant pis pour les
villages et les villes qui voudront utiliser leurs chutes d’eau et
faire profiter leurs régions de ces richesses naturelles !
Le trust les devancera ;
il les a déjà devancés dans la plupart des
régions ; et, par un simple décret, il fera
consacrer d’utilité publique l’usine qu’il installera, chute
par laquelle il accaparera la vente de l’électricité
dans toute une région.
C’est le prolongement,
c’est la réalisation définitive de l’accaparement. Que
le Sénat vote le projet et le patronat de la métallurgie
se trouve le maître absolu en France de toute la houille
blanche.
Une fois de plus, on va
crier à l’impossibilité, à l’invraisemblance.
Pourtant, les faits sont là, sous notre nez. L’accaparement
est à moitié consommé. Ou le trust absorbera les
sociétés qui pourront encore se créer en les
louant à bail, payant à leurs actionnaires un intérêt
de 4 à 5 % ; ou bien, pour celles qui refuseront de
se laisser absorber, il ira les concurrencer en vendant l’énergie
électrique à bas prix jusqu’au jour où il les
aura forcées à l’entente et où le bail
interviendra. Telle sera, on peut en être certain, l’action du
trust dans l’avenir.
Quelques journaux, dont
l’Action nationale, ont qualifié de « rude »
la conclusion de mon premier article parce que je disais qu’il
n’était « pas possible de faire lâcher prise
aux fauves du patronat métallurgiste ».
Rude, c’est possible.
Injuste, je le conteste. Voici pourquoi.
Le président de
la commission « chargée d’examiner le projet de loi
relatif aux usines hydrauliques sur les cours d’eau non navigables ni
flottables », c’est — devinez qui ?… M. Florent
Guillain, député de Dunkerque et… président du
Comité des Forges de France et de l’Union des Industries
métallurgiques et minières et des Industries qui s’y
rattachent.
Mais que les naïfs
soient rassurés, le secrétariat compte un socialiste
indépendant… Devèze, dont on sait le rôle dans
l’affaire de l’Ouenza. La commission en possède un autre,
Ledin, le copain de Briand. Oh ! les rôles de la
comédie… sont bien tenus.
Et le rapporteur !
C’est M. Albert Lebrun, député de Briey, l’ardent
défenseur du patronat métallurgiste de la
Meurthe-et-Moselle.
C’est singulier ;
la manière de faire du Comité des Forges, se retrouve
jusque dans les détails, notamment dans le moyen qu’il emploie
couramment pour faire ratifier ses volontés par le Parlement.
L’Ouenza, les Messageries maritimes, les crédits
supplémentaires pour les canons, les cuirassés, etc.,
toutes ces opérations ont eu un faible pour les séances
du matin. De même le projet de loi sur les forces hydrauliques.
Et le coup, cette fois encore — Vincent Carlier dormant ―
a réussi.
Écoutez encore le
sénateur Camille Pélissier :
Il
(le projet de loi) fut rapporté à la Chambre par mon
collègue M. Pierre Baudin — diable, que craignait donc M.
Albert Lebrun, pour passer la main à l’ancien président
de la Banque franco-américaine ? — et voté à
la fin de la dernière session ordinaire, sans débat, au
milieu de l’agitation qui marqua la deuxième quinzaine du mois
de juillet dernier, et alors. que plusieurs représentants des
régions intéressées se trouvaient en
Scandinavie.
Cela n’est-il pas
clair ? Cela ne montre-t-il pas les Guillain, les Lebrun, les
Baudin, embusqués au Parlement, comme le bandit au coin d’un
bois, attendant le moment propice pour faire leur coup.
La tribune pourra
retentir des sonorités verbales, on pourra enfiler les uns à
la queue des autres les grands discours théoriques ;
pendant ce temps, on travaille dans les coulisses ; on étrangle
un peu plus le prolétariat. Chaque fois que les gens du Comité
des Forges ont été mis en échec — nous avons
bien le droit de le dire, à la fin ! — jamais cela n’a
été l’œuvre des socialistes parlementaires. Toujours
ça été dû à notre action.
Pourquoi ? Est-ce
uniquement parce que la lutte syndicale nous les a faits, suivre sur
leur terrain ; parce que les luttes économiques nous ont
mis en présence des réalités que cachent à
d’autres les préoccupations théoriques ou
parlementaires ? Quoi qu’il en soit, militants des syndicats
répandez la Vie Ouvrière. Faites la lire.
Avec elle, avec d’autres journaux aussi, espérons-le, nous
continuerons bonne besogne.
Les fauves de la
métallurgie sont démasqués, il faut aujourd’hui,
leur enlever leur dernière proie, en attendant. de pouvoir un
jour les abattre. Il y va de la liberté de milliers de
travailleurs de la métallurgie.
A. Merrheim.